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- L’invention de la conscience

EXPÉRIENCES OFFERTES PAR LA NATURE

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On ne saurait toutefois s’en tenir à cette énumération des circonstances qui pouvaient bien arrêter la naissance de toute conscience réfléchie, mais qui, sans être toutes supprimées, n’ont cependant pas empêché son apparition dès que l’acte révélateur a pu être suscité du dedans. Privation des sens les plus utiles à l’éducation, isolement de la vie sociale, incompréhension réciproque des témoins les plus pleins de sollicitude et de l’infirme qui ne s’entend pas plus avec lui-même qu’avec les autres, tout cela ne fait encore que masquer la cause plus profonde de la déchéance intellectuelle qui pouvait sembler définitive et congénitale, alors qu’elle n’était que provisoire et accidentelle.

Puisqu’enfin « l’âme en prison » peut être délivrée sans qu’on lui rende les sens qui lui manquent, c’est donc que la carence dont elle souffrait dépendait moins de fatalités physiques que d’un insuffisant usage des

ressources qui lui demeuraient en sa misère. Il nous reste donc à élucider deux points : comment cette carence est-elle, en fait, incapable de se porter remède à elle-même spontanément ? Comment est-elle cependant curable, non sans doute par une cause étrangère, mais grâce à une initiative intérieure, sous une stimulation qui n’est pas la cause productrice et ne fait que permettre à la pensée de se saisir enfin elle-même ? C’est une telle initiative absolument originale, quoique déclenchée par un secours accessoire, qu’il nous faut maintenant mettre en pleine lumière.

Tâche essentielle que celle qui consiste à déceler le premier trait de la réflexion ébauchée. Si nous insistons sur le cas paradoxal qu’offre l’expérience plus claire et simple d’un infirme qui s’éveille d’un long sommeil, c’est que [90] cette genèse significative se reproduit, sous des formes plus dissimulées et plus complexes, pour toute raison humaine en ses premiers balbutiements.

En approfondissant les raisons du retardement indéfini de la lucidité intellectuelle chez les sourds-muets-aveugles, nous avons été amenés à reconnaître que c’est moins la privation de plusieurs de leurs sens majeurs qu’on doit incriminer que l’usage insuffisant de leurs perceptions tactiles et kinesthésiques : car ils ne savent point spontanément en tirer des signes expressifs pour eux-mêmes et pour leurs proches. Il semblerait cependant que les données du toucher et de la motricité, très fondamentales, se prêtent à un tel emploi. Pourquoi cette utilisation ne se développe-t-elle pas naturellement ? C’est parce que le toucher actif, en l’absence du témoignage des sens défaillants, ne devient pas aisément spectateur de sa propre opération et initiateur de signes volontairement expressifs. Les impressions efférentes et afférentes que provoquent les mouvements spontanés ou réfléchis comportent difficilement d’être, les unes pour les autres, représentées comme une relation de signe à chose signifiée ; et, comme nous l’avons déjà remarqué, les données gustatives et olfactives ne se prêtent pas à des associations significatives avec le sens du toucher.

D’où, pour les grands infirmes que nous scrutons, l’extrême difficulté de concevoir et d’instituer un signe véritable ; car, afin qu’ils y parviennent, il faut d’abord leur faire produire presque de rien, et comme une création soudaine,

l’idée même de signe, avant que cette idée puisse s’incarner pour eux dans un acte particulier. Chez les normaux, il y a, au début, des signes spontanés et naturels. Ici, c’est par un signe artificiel qu’il faut débuter en quelque façon.

Mais ce que nous allons avoir à comprendre, c’est que, même chez ceux qui sont pourvus de tous leurs sens, l’institution volontaire du signe conventionnel [91] est, en toute rigueur, la condition universelle, nécessaire et suffisante de la conscience distincte.

Rappelons-nous comment, en fait, Sœur Marguerite a procédé pour toutes ses élèves et quelle méthode est désormais classique. A travers les détails variables et contingents, l’essentiel reste identique.

Rien à obtenir tant que la pensée enfermée dans un silence et une nuit de mort n’a pu être fixée sur un point précis et remarquée en même temps que désignée par l’infirme. Il fallait, non seulement trouver, mais lui faire trouver à elle-même et signifier le point salutairement vulnérable. — On sait que, dans sa malheureuse inaction, Marie aimait à tenir un objet d’ivoire dont le doux contact avait pour elle sans doute le charme d’une caresse. Et comment utiliser cette manie sinon en contrariant son plaisir, en provoquant une réaction définie ? Il fallait surtout susciter l’idée d’un geste, d’un signe destiné à traduire le désir où se concentrait toute l’impétuosité d’une sensibilité et d’une volonté sevrées. Il fallait en même temps faire préciser ainsi la notion de l’objet capable de satisfaire cette avidité de jouissance peut-être voluptueuse.

Dès l’instant où l’invention du signe expressif a illuminé les ténèbres de l’intelligence endormie, le miracle psychologique était produit : grâce à ce petit détail qui paraît si infime, toute la féconde initiative de la pensée pouvait faire irruption, discerner au sein du chaos la possibilité de figurer distinctement un objet, puis un autre, un désir, puis un autre. Bref, il était trouvé, le moyen d’analyse et de communication faute duquel tout restait confondu, mais grâce auquel rien ne demeurait inaccessible à cette intelligence qui, de fait, s’est développée avec une rapidité surprenante, à partir des données de la sensibilité physique jusqu’aux plus hautes formes de la pensée métaphysique et

religieuse. Car, c’est un trait bon à [92] noter : contrairement à la thèse empiriste d’après laquelle un être appauvri dans ses sens ne pourrait être que diminué dans sa vie intellectuelle, la pensée de Marie Heurtin, quoique dépourvue de la plus grande partie du mobilier de la connaissance humaine, n’a été privée d’aucune des vérités essentielles, d’aucun des aspects de l’ordre moral et social, d’aucune même des joies esthétiques.

III. C

AUSE PROCHAINE DE L

ÉVEIL MENTAL ET PREMIER APERÇU DES IMPLICATIONS COHÉRENTES