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- LA PENSÉE PENSANTE - AUBE, EVEIL, LEVER DE LA LUMIERE INTERIEURE

DU PENSER

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L’aube appartient-elle à la nuit ou au jour ? Au jour, si l’on songe que c’est du soleil quoique non levé qu’elle procède ; à la nuit si l’on fait commencer le vrai jour aux premiers traits dardés par le soleil montant à l’horizon. Mais l’image ainsi employée n’est-elle pas fallacieuse, laissant supposer que la pensée en nous existe déjà avant de paraître ? De plus, en juxtaposant les métaphores de ce sous-titre complexe, aube, éveil, lever, ne passe-t-on point de l’objet éclairant au sujet tiré de son sommeil, et [64] ne joue-t-on pas sur ce terme ambigu, lever, qui semble s’appliquer aussi bien à l’astre qui surgit et nous tire du repos qu’à notre activité suscitée par l’avènement de la lumière et la reprise de la vie ? — Non. Il y a, en effet, une pensée pensable qui précède et nourrit la pensée pensante, sans la produire et sans que la raison diffuse dans la nature suffise à expliquer la concentration d’une conscience prenant possession de son acte original. Et le progrès des

conditions qui rendent possible et proche l’apparition de la lumière intérieure ne supprime pas l’indispensable initiative de l’être conscient en qui commence un ordre nouveau de la pensée se haussant peu à peu à la vie raisonnable.

Pour démêler les caractères spécifiques de ces développements concertés et qui sont « fonction l’un de l’autre » sans qu’il faille parier d’un parallélisme illusoire, nous allons décrire la manifestation, toujours plus ou moins soudaine, de l’activité pensante en tant qu’elle diffère radicalement des acquisitions empiriques dont la vie animale enrichit ses ressources et ses organes mêmes.

Quelles que soient les préparations ou les retombées inconscientes, c’est un fait qu’il y a une pensée qui s’apparaît plus ou moins clairement à elle-même. Même cette pensée semble à beaucoup la seule digne de son nom de pensée. D’où et comment surgit-elle ? Quelle en est l’origine, la nature, la fonction ? Se repose-t-elle en soi, ou tend-elle à des fins ultérieures ? Quels en sont les rapports avec ce qui la précède ou la suit ? Quels en sont les traits caractéristiques ? Autant de questions qui, souvent négligées, s’imposent à nous et dont le vague et le désordre premier réclament un examen précis et méthodique. Deux excès semblent ici à éviter. — Ou bien on est porté à ne voir dans cette pensée pensante qu’un prolongement et une complication des formes progressives de la vie organique et psychique, comme s’il n’y avait qu’à [65] subir le fait de penser sans en chercher, sans en découvrir une explication ; — ou bien on est tenté de lui créer un habitat pour ainsi dire extérieur au monde extérieur, un habitat séparé du reste, comme s’il s’agissait d’un univers distinct, d’un ensemble de représentations ou de productions idéales dont le réel peut fournir l’occasion, mais qui n’entre pas en composition avec lui. De part et d’autre, on prive la pensée soit de ses racines, soit de ses fleurs et de ses fruits. C’est ce que nous avons à démêler, en montrant à la fois l’enracinement et la transcendance véritable de la pensée : dès l’aube de son premier éveil jusqu’au midi de ses ascensions rationnelles, un « inventaire » attentif nous fera connaître les conditions de « l’invention » qui constitue la merveille du penser.

Trop rapprocher, trop éloigner ou séparer la nature et la pensée, deux erreurs qui ne se corrigent pas, mais qui, trop souvent, se sont appelées et se

sont aggravées l’une l’autre. Fuyons donc toute interprétation tendancieuse, toute théorie prématurée ; et, malgré tout ce que nous avons pu déjà scruter d’une pensée antérieure et étrangère au penser conscient, prenons comme un fait ce qui est en réalité une nouveauté apparemment absolue.

Il arrive un moment où ce que nous pouvons connaître du dehors par l’observation des phénomènes du temps et de l’espace n’est rien au prix de ce que révèle le regard intérieur dans la lumière d’une conscience qui s’illumine par le dedans. Par ses multiples caractères ce penser paraît même s’opposer à ce qui est pensé en tant qu’objet. Acceptons comme une donnée concrète ce fait nouveau, ce retournement qui de l’ordre extérieur nous amène à une perspective toute différente. Il s’agit de décrire ce fait sans modifier cette donnée initiale par des interprétations prématurées, sans lui attribuer surtout la valeur d’une réalité définie et pour ainsi dire constituée par le mot abstrait de pensée. [66]

On a souvent comparé, sinon assimilé, les débuts de la pensée chez l’enfant ou même chez l’adulte à l’éveil matinal qui chaque jour nous fait passer de l’inconscience à la vie de l’esprit. En effet, il y a là, malgré des différences qu’il sera utile d’analyser, une analogie très réelle. De part et d’autre même mystère, même soudaineté, même passage de la nuit à la clarté, sans qu’on réussisse à saisir les termes successifs et à dissocier cet instant qui amène un si brusque changement. Ce qui pour l’éveil matinal cause la difficulté, (et elle est assez grande pour que la plupart des psychologues aient évité d’analyser ce fait banal), c’est que, toute conscience distincte paraissant liée à ce que les Anglais nomment une discrimination, on ne voit pas comment l’un des termes à discriminer de l’autre peut être inconscient tandis que le second terme entre dans la lumière. Pour l’éveil de la pensée, il y a de plus à rendre compte non pas seulement d’un retour à un état de conscience qui a été déjà précédé de lucidité, mais d’une sorte de commencement absolu et comme d’une apparition d’un monde inconnu qui jette l’enfant, l’artiste inspiré, l’inventeur heureux dans la joie de la découverte : il semble soudain qu’un nouveau soleil a brillé.

Le problème est si important et si délicat à la fois que, dès l’origine hellénique de la philosophie, il a retenu le grand esprit de Platon et lui a inspiré sa profonde doctrine de la réminiscence. S. Augustin a vu lui aussi, lui surtout, ce profond mystère de l’éveil mental et il a fourni pour le résoudre les plus précieuses suggestions : nous le retrouverons plus tard (16). Mais ce problème, depuis longtemps négligé ou transposé, demande pour être résolu une analyse dont nous avons maintenant à discerner les éléments sans quitter le terrain des faits positifs et des expériences intimes.

Nous allons graduer cette recherche en plusieurs étapes qui nous feront parcourir, grâce à des exemples [67] topiques, les phases du fait mystérieux de l’accouchement mental. D’abord nous allons voir dans des cas normaux comment la pensée proprement humaine, c’est-à-dire capable de conscience réfléchie, se dégage et se distingue radicalement de la vie organique et de l’activité animale qu’elle présuppose cependant. Nous verrons ensuite, dans des cas anormaux et exceptionnels, mais d’autant plus expressifs, comment, la vie inconsciente subsistant intégralement, la pensée peut être retardée par certaines circonstances accidentelles ; et, grâce à cette méthode d’absence, nous comprendrons déjà mieux les conditions essentielles de toute pensée naissante. Ensuite nous analyserons les moyens que requiert la conscience, même la plus rudimentaire, pour prendre possession d’elle-même et pour féconder le germe des opérations intellectuelles dont elle ne peut se passer pour son travail d’élaboration. Nous serons enfin amenés à indiquer, non plus seulement les conditions de la pensée commençante ou progressante, mais les principes qu’elle implique et qui, à vrai dire, la constituent essentiellement elle-même. Il nous restera dans la suite à examiner comment ces principes s’appliquent aux objets que nous avons à penser et dans quelle direction ces besoins impérieux de l’esprit trouvent leur satisfaction normale et légitime.

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Chapitre I

– Confrontation du comportement animal