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— E N QUOI CONSISTE CE PSYCHISME ET QUEL EN EST LE RÔLE EXACT ?

- La pensée psychique

I. — E N QUOI CONSISTE CE PSYCHISME ET QUEL EN EST LE RÔLE EXACT ?

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Tandis que chez certains vivants, isolés ou réunis en sociétés, les mouvements les plus complexes sont comme mécaniquement disposés, sans organes centralisateurs et sans plasticité d’invention, chez d’autres, au contraire, apparaissent des fonctions qu’on a pu appeler des centralisations redoublées. Autant les premiers peuvent donner l’impression d’une intelligence aussi ordonnée que rigide, autant les seconds suggèrent l’idée d’une souplesse capable de faire face à des dangers imprévus et d’étendre leur champ de perception et d’adaptation.

Pour que ces explications ne semblent pas de simples vues de l’esprit et puisque nous voulons dégager les solutions qui sont fournies par la nature vivante en harmonie avec les besoins d’une pensée en voie de se réaliser, c’est dans les organismes vivants que nous devons trouver inscrites les vérités que nous venons de décrire comme une de ces possibilités désirables. Et, de fait, la richesse des tentatives qu’offre l’histoire de la vie est tellement abondante qu’aucune des inventions, même les plus paradoxales, ne paraît être omise dans la série des formes et des fonctions morphologiques et physiologiques.

Sans songer ici à décrire les tâtonnements de la tendance organisatrice, ni les étranges concerts des sociétés animales, ni les curieuses symbioses nécessaires à la perpétuation de certaines espèces (car toutes ces réussites prestigieuses nous laisseraient assujettis à des solutions sans assouplissement possible), analysons les caractères [47] distinctifs des animaux dits supérieurs.

Cette supériorité est liée en effet à la fois à la complexité fragile d’un organisme très évolué et à l’existence chez eux de centres nerveux qui

permettent de recevoir, d’élaborer et d’employer plus d’impressions lointaines ou diverses, plus de moyens de défense ou de préservation, plus de réactions adaptées à la variété ou à la nouveauté des excitations extérieures.

Ce qui caractérise ce qu’on a appelé abusivement la conscience sans pensée de la vie animale, c’est le fait suivant qu’il s’agit de constater sans y mêler aucune explication prématurée, aucune théorie tendancieuse. Le physiologiste Dastre 1, très attentif à dénoncer les emprunts frauduleux que la science biologique faisait indûment à nos expériences et à nos expressions subjectives, disait que chez les animaux supérieurs le fait nouveau qui correspond à ce que nous appelons improprement la conscience animale consiste en ce que les impressions recueillies par les sens sous forme d’excitations ne provoquent pas une réaction automatique sans passer par un centre nerveux qui organise, modifie, élabore les données extérieures en vue de ripostes où s’expriment l’unité et la spécificité de [48] l’être vivant. Les hémisphères cérébraux, à la différence de la moëlle ou d’autres organes inférieurs qui suffisent à l’automatisme des actes purement réflexes, sont des appareils à la fois terminaux et initiaux : il y a donc, grâce à ce dispositif, une initiative de l’être vivant qui imprime en son milieu sa marque originale. Ses actes procèdent donc de son unité même, de ce qu’il y a de spécial en lui, de ce

1 Successeur de Claude Bernard et de Paul Bert à la chaire de physiologie générale au Collège de France, Dastre, sur la demande de Georges Perrot, directeur de l’Ecole Normale, avait accepté d’y donner aux candidats à l’agrégation de philosophie une série de conférences sur les caractères et les méthodes de la biologie et sur les enseignements réciproques de cette science et de la philosophie. Il y marquait fortement à la fois les connexions utiles et la nécessité d’une distinction précise des points de vue et des résultats de ces deux sciences. Il excellait à purifier la terminologie de l’une et de l’autre en partant de cette remarque que « les 9/10 des expressions usitées par les biologistes sont empruntées, sans qu’on s’en défie assez, à l’expérience subjective » ; et il voulait qu’on traduisît ces analogies indûment mentales en données positivement physiologiques, sans méconnaître pour cela la solidarité des faits incarnés et des aspects mentaux.

On trouvera des vues semblables et complémentaires dans le livre original et suggestif de George Binney Dibblee : Instinct and Intuition (Faber and Faber Ld, London, 1929).

qui peut être conçu par analogie avec une idée, avec une image motrice, et, selon le mot de Cuvier et de Ravaisson, comme un somnambulisme inné ou une pensée immergée dans la promiscuité des phénomènes. Par là se prépare la victoire d’une spontanéité pénétrée d’activité intériorisée et spécifiquement unifiée qui, sans ressembler encore à l’action raisonnable et libre, assouplit déjà ses instruments futurs. Sans cette élaboration médiatrice, la pensée pensante ne saurait émerger ni devenir efficace ; ce qui n’est nullement à dire qu’elle ne soit qu’un prolongement ou qu’une évolution de l’activité animale.

Pour achever cette description des caractères topiques de la prétendue conscience sans pensée, remarquons encore que l’adaptation et l’initiative de l’animal supérieur, quoique procédant de sa nature en quelque sorte productrice de nouveauté, puisqu’elle affirme qu’il y a en lui une singularité irréductible au simple automatisme, reste cependant purement immanente.

C’est-à-dire que, si perfectionné, si original, si créateur qu’il soit à sa manière, l’animal ne dépasse pas l’ordre empirique ; il est enclos dans l’horizon de l’univers ; et quoique ce monde comporte toujours peut-être des enrichissements, toutefois ces innovations, ces accrues sont, si l’on peut dire, dans un même plan, selon l’ordre d’un devenir temporel et spatial. Assurément c’est déjà une grande et belle chose que cet élan vital dont on nous a décrit la fécondité créatrice ; mais ce genre de création ne nous fait pas sortir de ce qu’on appelle justement la pure immanence [49] (13). Et on a beau parler de cet effort qui se dépasse sans cesse lui-même comme s’il s’agissait d’un véritable transcendant : c’est là vraiment un exemple typique de ce que nous avons dénoncé comme une extrapolation, comme un abus de mots ; car nous n’aurions l’idée ni de l’immanent, ni du transcendant, pas plus que ne la possède l’animal, si nous étions nous-mêmes plongés dans le courant qui emporte tout l’univers visible vers des rives inconnues. Ce que nous venons de constater, c’est qu’on ne peut avoir conscience des choses, si on n’a pas conscience de soi, et on ne peut avoir conscience de soi si on n’a pas conscience d’un transcendant.

Ainsi donc l’expression métaphorique de conscience animale désigne tout autre chose qu’une conscience en possession d’elle-même, capable de se dégager des phénomènes transitoires et de se regarder passer. Elle vise non pas

une ébauche de pensée pensante, mais une condition préalable de la réflexion, une forme de réalité noétique, une intégration des éléments intelligibles et de la pensée présente dans le monde de la vie. Il est donc bon de recueillir cette parcelle précieuse de pensée qui s’incarne dans une vie, encore inférieure, mais déjà préparatoire et même proche d’un premier éveil de la vraie connaissance.

Rien de plus important que de sauvegarder à la fois la distinction et la solidarité de ces éléments sans lesquels l’esprit tel que nous l’étudierons en nous ne saurait vivre. Et il n’est pas moins essentiel de récupérer au profit de la pensée ces formes inférieures qu’on a eu trop souvent le tort de laisser accaparer par les doctrines qui méconnaissent ou nient l’esprit (14). La pensée, avons-nous dit, est une réalité positive, elle a une efficience : il est donc nécessaire de retrouver cette réalité originale et multiforme partout où elle subsiste et sous tous les aspects définis sous lesquels elle entre comme un ingrédient dans la composition du monde même matériel. [50]

Sans anticiper davantage, bornons-nous à recueillir ici une vérité qu’il ne faut laisser ni retomber dans ce qui précède, ni confondre avec ce qui suit : dans les étapes de la vie et les ascensions de la pensée il y a des relais successifs. L’œuvre d’unification se poursuit par des réussites partiellement heureuses et salutaires, si déficientes et si requérantes qu’elles doivent apparaître ensuite. Ce qui est à noter, en ce palier de notre itinéraire, c’est ce fait incontestable et dédaigné : il se forme des unités composites, des impressions qui paraissent simples et sur la simplicité desquelles s’appuient les progrès ultérieurs ; progrès qui procèdent non pas seulement des antécédents complexes, mais du lien effectif qui en fait une réalité neuve et une donnée primitive, quelles que soient d’ailleurs les conditions préalables et les composantes sous-jacentes. Ainsi, l’art n’est possible qu’en partant d’impressions directes qui sont hétérogènes par rapport aux trillions de vibrations qui contribuent au sens esthétique de la couleur. La vie et la pensée s’érigent de la sorte sur des synthèses et des organisations prises pour « des simples », comme disait Leibniz et comme l’impliquait sa profonde doctrine du vinculum (15).

II. L’

ORIGINALITÉ ET L

EFFICIENCE DE LA RÉALITÉ PSYCHIQUE

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Ce qui ressort de cette réduplication de la vie, c’est donc la construction, à côté des données subies et à leur occasion, d’un monde intérieur d’images motrices, de suggestions, nées, non plus directement d’un choc extérieur, mais, si l’on peut dire, d’un choc en retour, traduisant les besoins d’une sensibilité et réalisant les initiatives nécessaires pour répondre à des états qu’on peut appeler déjà internes — internes en un double sens ; car ils constituent au dedans de l’être organisé lui-même une sorte de laboratoire physiologique et un appareil fonctionnel [51] doué non seulement d’une réceptivité, mais d’une initiative unifiante, spécificatrice et réagissante. Car aussi ils déterminent par cette unité productrice des actions qui ne sont plus de simples réflexes sans être non plus des connaissances ou des productions réfléchies : réalité difficile à définir, mais incontestable sous son double aspect physiologique et pneumatique.

De tels états n’ont donc plus le caractère simplement organique qui en ferait des objets d’une science quasi mécanique ; ils impliquent une réalité plus subtile, mais sans cesser pour cela d’être une force naturelle dans la mêlée même des opérations mensurables ; ils possèdent, selon une expression américaine, une « efficience positive » dans la promiscuité des phénomènes physiques et physiologiques. Ce point est capital ; car c’est par là que la conscience prendra corps, entrera dans le dynamisme général du monde sous la forme naissante d’une énergie proprement psychique, d’une représentation imaginative, d’une finalité qui devient une causalité effective et possède une influence réelle dans le complexus de ce monde où il faut bien qu’il y ait communion entre l’enchaînement, en apparence brutal, des forces aveugles et la puissance des idées-forces.

Est-ce à dire pour cela que cette production d’une vie qu’on a proposé d’appeler déjà « idéale » (et qu’il faudrait plutôt nommer, au sens étymologique du mot grec, idéelle, ou même imaginative, phantasmatique ou somnambulique) suffise à la « naissance de l’intelligence » ? Suffit-elle à servir de passage entre l’activité du comportement animal et le développement d’une conscience élémentaire se libérant peu à peu des simples réflexes pour acheminer la pensée jusqu’à l’activité réfléchie et libre ? — Nullement. Et ce débat est si décisif, si capital, qu’il est urgent de l’exposer et de fournir des conclusions nettes et justifiées. Car, tropisme, psychisme, conscience psychologique [52], réflexion intelligente, ce sont là des étages vraiment distincts et l’on accède de l’un à l’autre, en apparence de bas en haut, mais effectivement par la présence au plus bas degré d’un don initial qui se renouvelle, se complète, se parfait à chaque degré : ce n’est donc point par une impulsion simplement mécanique ni même uniquement vitale que surgit et s’explique cette ascension avec ses routes multiples, ses risques, ses chutes ou ses succès.

Ce qu’on a dit d’une vis a tergo qui, suivant au départ une voie directe, se trifurquerait ensuite sans novation radicale dans cette poussée qu’on prétend créatrice, ne répond que très imparfaitement au développement de cette pensée dont nous décrivons la genèse ; s’il y a en effet de multiples déploiements, l’unité d’origine et la différence des degrés divergents réclament, à la fois, une communauté, une hétérogénéité et une finalité beaucoup plus profondes et plus hautes qu’on ne nous le dit. Cherchons donc, sans impatience au cours de nos étapes, les secrets de cette genèse intelligible d’un monde où l’incommensurabilité même des progrès réalisés nous fera de mieux en mieux comprendre et la cause originelle et la destination finale de l’univers.

III. C

OMMENT L

ACTIVITÉ PSYCHIQUE DEVIENT