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Introduction de la première partie.

L’observation qui avait inspiré ce travail et qui est désormais au cœur de notre propos était l’impression d’une médiatisation croissante de la cause des femmes. Aussi, il est inévitable de commencer cette thèse par l’examen de cette prénotion. Il s’agira ici de tester le premier critère constitutif de l’existence d’une Quatrième vague féministe, à savoir le constat d’une hausse de l’intérêt pour la cause des femmes dans l’espace public, associé à un traitement favorable des mobilisations pour cette cause. L’expression « cause des femmes » est empruntée au concept « espace de la cause des femmes » forgé par Laure Bereni167. Elle désignera ici les faits et problèmes sociaux qui concernent spécifiquement les femmes en tant que catégorie, ou ce que les acteurs considèrent comme tel dans leurs discours.

Nous avons choisi d’étudier l’intérêt pour la cause des femmes dans l’espace public à travers, essentiellement, trois variables : les institutions politiques – autant les discussions qui y ont lieu que les politiques publiques –, les médias et leur traitement – ou absence de traitement – de la cause des femmes, ainsi que les attitudes de la population à l’égard des rapports et rôles de genre. En effet, nous considérons, autant pour des motifs purement pragmatiques et méthodologiques que pour des raisons plus théoriques, qu’observer la saillance d’une problématique dans l’espace public doit passer par ces éléments.

Concernant les motifs méthodologiques, ils sont simples : il existe des méthodes d’analyse quantitative de contenus et de textes permettant de tester des hypothèses sur des corpus textuels de manière fiable. En effet, les méthodes quantitatives de fouille de texte ouvrent au chercheur la possibilité d’explorer des corpus d’une taille considérable – qui n’auraient absolument pas pu être étudiés sinon par des équipes entières de lecteurs avec ce que cela implique comme coûts mais aussi comme risques d’incohérences – et de systématiser les questions posées sur des critères précis et reproductibles, contribuant selon nous à augmenter la scientificité des sciences sociales. Pour ce qui est des attitudes des populations relatives aux rapports et rôles de genre, des études et des mesures sont également disponibles – plus ou moins fiables certes mais nous y reviendrons. Enfin, les débats ayant lieu dans les institutions notamment parlementaires, ainsi que les lois qui en découlent, sont des éléments publics et accessibles. En outre, si les méthodes quantitatives possèdent certains avantages et inconvénients, elles sont surtout parfaitement adaptées à la question que nous posons, qui

167 BERENI Laure, « Penser la transversalité des mobilisations féministes : l’espace de la cause des femmes », in

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suggère essentiellement une évaluation de quantités : observe-t-on un traitement médiatique et politique de la cause des femmes plus important à partir d’une date donnée ? D’autres interrogations – relatives au « traitement favorable » de la cause des femmes – suppose un traitement plus « qualitatif », mais restent malgré tout traduisibles dans un langage quantitatif qui permettra d’encadrer le travail qualitatif : observe-t-on une augmentation des énoncés reprenant des argumentaires féministes ou en ligne avec des objectifs féministes au sujet de la cause des femmes ? Le travail qualitatif consistera justement à analyser la teneur de ces dits énoncés. Les motifs méthodologiques sont donc relativement simples, mais ne se résument pas à la disponibilité ni à la faisabilité ; ils obéissent à des impératifs de pertinence, de précision, de magnitude et de reproductibilité. Ces considérations méthodologiques sont également dépendantes de choix théoriques.

Sur ce point, ce qui pourrait soulever des questions est le choix, pour étudier l’espace public, de se cantonner aux institutions politiques, aux médias et aux attitudes de la population. Il découle en fait logiquement de la définition de l’espace public telle que nous l’utilisons ici dans son versant analytique et sans nécessairement y accoler les objectifs normatifs qu’il sous-tend : le terme désigne un espace abstrait caractérisé par la publicité des idées qui y sont échangées. Les espaces publics décisionnaires comme le Parlement, ainsi que la sphère médiatique – mais aussi les plateformes de réseaux sociaux – peuvent donc d’office être inclus dans cet espace. Nous n’ignorons pas les critiques de Nancy Fraser à l’égard du concept, toutefois, en dépit de la validité au moins partielle que l’on peut reconnaître à ces critiques, elles n’empêchent pas de conceptualiser, pour des raisons pratiques, un espace abstrait où s’échangent visiblement et publiquement des idées – l’existence de contre-publics à l’audience plus limitée n’annule pas l’existence d’un espace public plus « général ». En revanche, nous considérons qu’effectivement, analyser cet espace abstrait en le résumant à la sphère médiatique et à l’espace public décisionnaire qu’est le parlement isole la description du phénomène étudié de certaines de ses conditions de possibilité. Le concept de structure des opportunités discursives révèle ici une de ses fonctions, en nous incitant à analyser, certes, le contenu des politiques publiques relatives à la cause des femmes, ainsi que celui des débats parlementaires et des discours médiatiques, mais également les attitudes des populations susceptibles de porter le supposé regain du féminisme. En effet, la structure des opportunités discursives désigne les « ideas in the broader political culture believed to be “sensible,” “realistic,” and “legitimate” and whose presence would thus facilitate reception of specific forms of collective action framing – forms, that is, that would align well with these pre-existing

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ideational elements »168 ; l’objectif étant de « explain why some collective action frames are more successful than others »169.

Il s’agira donc d’explorer l’hypothèse du regain d’intérêt pour la cause des femmes dans l’espace public en analysant, dans un premier temps, l’évolution quantitative des débats parlementaires ainsi que des publications de presse mentionnant la cause des femmes. Il nous faudra ensuite analyser leur contenu, pour comprendre quelles conceptions se sont imposées, puis comparer ces conceptions – visibles à travers discussions et lois, mais aussi les articles de presse et leurs prises de position – à celles des différents mouvements ou courants de pensée féministes : ces étapes permettront de déterminer si le traitement accru de la cause des femmes traduit effectivement un espace public favorable à ces idées. L’étude des attitudes des populations nous permettra de tester l’hypothèse selon laquelle ce traitement favorable, et la forme spécifique qu’il prend – au fond les idées acceptables dans l’espace médiatique et politique concernant la cause des femmes – sont corrélées dans un sens ou l’autre à une évolution sous-jacente des attitudes des populations sur ces questions. En fin de compte, l’étude du premier critère constitutif d’une vague féministe s’articulera autour de deux éléments principaux : le constat d’un regain d’intérêt marqué pour la cause des femmes dans l’espace public, et la mise au jour d’une structure des opportunités discursives favorable à un traitement féministe de la cause des femmes.

168 MCCAMMON Holly, « Discursive Opportunity Structure », in The Wiley-Blackwell Encyclopedia of Social

and Political Movements, Blackwell Publishing Ltd, 2013, p. 1, [consulté le 18 juillet 2018].

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