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Sur l’erreur de méthodologie alléguée

536.Rappelant les termes de la pratique décisionnelle de la Commission, de la jurisprudence de la Cour de justice, notamment, son arrêt du 11 septembre 2014, CB/Commission (C-67/13 P, dit « arrêt Groupement des Cartes bancaires »), ainsi que les conclusions de l’avocat général dans cette affaire et dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt de cette Cour du 6 septembre 2017, Intel/Commission (C-413/14 P), les sociétés DHL, DHL Holding (France) et Deutsche Post contestent la qualification de restriction de concurrence par objet des pratiques sanctionnées.

537.Elles reprochent à l’Autorité d’avoir procédé à une application erronée de ce concept juridique aux éléments factuels relevés au titre des deux griefs.

538.Elles font valoir que l’Autorité a fondé la caractérisation de la nocivité des pratiques non sur la teneur des pratiques, les objectifs des entreprises et le contexte économique et juridique dans lequel elles se sont inscrites, mais sur des références jurisprudentielles, de surcroît inopérantes, et, lorsque les références étaient pertinentes, de ne pas avoir suivi la démarche préconisée dans les affaires citées, puisqu’elle a caractérisé la nature « par objet » de l’infraction en se référant au simple type d’infraction (une prétendue entente horizontale sur les prix).

539.Elles rappellent que, par principe, le droit de la concurrence ne sanctionne pas la forme des pratiques, mais leurs effets anticoncurrentiels, ce qui implique que, pour qu’une autorité de poursuite puisse conclure qu’une pratique sous examen est nocive par nature, cette autorité doit démontrer, avec une probabilité supérieure à une simple potentialité, qu’un comportement donné puisse restreindre la concurrence.

540.Ainsi, selon elles, la question qui se pose face à une pratique est de savoir si, dans le contexte juridique et économique donné de cette pratique, celle-ci possède un degré de nocivité manifeste, car elle est à même de restreindre la possibilité de choix de l’acheteur et/ou de barrer l’accès au marché aux concurrents. Elles déduisent de cette affirmation que l’Autorité ne pouvait, sans inverser la logique de l’analyse à tenir, débuter celle-ci en présumant qu’elle était nocive, avant même d’analyser l’ensemble du contexte juridique et économique, analyse qui pouvait seule lui permettre d’aboutir à cette conclusion.

541.Dès lors, l’Autorité en s’appuyant sur sa conclusion a priori, énoncée au paragraphe 668 de la décision attaquée, selon laquelle les pratiques ont un objet anticoncurrentiel « dès lors qu’elles visent à fausser l’évolution normale des prix sur le marché », aurait commis une erreur de droit qui se traduirait notamment au paragraphe 700 de la décision attaquée, dans lequel l’Autorité réserve l’analyse du contexte à la définition de la sanction et non à l’analyse du caractère manifeste ou non de la nocivité des pratiques visées.

542.La société Geodis critique elle aussi la méthode adoptée par l’Autorité et soutient que celle-ci a, de façon erronée, qualifié les pratiques en cause de restriction de concurrence

« par objet » en se fondant sur la simple constatation que les informations échangées auraient porté sur des éléments de prix.

543.Afin d’éclairer le jugement de la cour, les sociétés DHL, DHL Holding (France) et Deutsche Post l’invitent à poser à la Cour de justice les quatre questions préjudicielles suivantes portant sur l’interprétation de l’arrêt Groupement des Cartes bancaires, précité :

« Premièrement, l’arrêt Carte Bancaire (…) doit-il être interprété comme exigeant que dans tous les cas où l’on s’interroge sur la violation éventuelle de l’article 101§1 TFUE (...), une interprétation restrictive de la notion de restriction par objet soit faite en menant une

analyse de (i) l’objectif, et (ii) du contexte économique et juridique desdites mesures, sans qu’il soit suffisant pour faire application de l’article 101§1 TFUE de faire une simple référence sans aucune analyse telle que susvisées à des jurisprudences qualifiées de

« comparables » ? ;

Deuxièmement, (…) une telle analyse ne devrait-elle pas être obligatoire lorsqu’il résulte des faits de l’espèce que le contexte économique et juridique des mesures examinées est (…) par exemple, l’autorité nationale de concurrence doit se départir de ses propres règles de fixation des amendes du fait d’une intervention des pouvoirs publics ayant provoqué et encadré très précisément la mesure qualifiée d’anticoncurrentielle et créé au minimum (…) une « confusion » dans l’esprit des particuliers, ou encore qu’un même élément de coût s’est retrouvé répercuté en totalité dans les prix de chacun des concurrents essentiellement du fait que les taux de marges réduites ou négatives de l’industrie considérée ne permettaient pas (…) qu’ils soient absorbés de manière spécifique par chaque opérateur, ou encore que le contre-pouvoir des acheteurs reconnu par les autorités publiques, forçait les opérateurs à répercuter simultanément de telles hausses ? ;

Troisièmement, peut-il être considéré qu’une pratique d’échange d’informations portant directement ou indirectement sur des éléments de prix caractérise, « de façon automatique », une restriction de concurrence par objet ? ;

Quatrièmement, dans l’hypothèse d’une réponse positive, « la Cour de justice pourrait-elle donner des éléments d’information sur la façon de caractériser une situation comparable ? Notamment quel serait le rôle du contexte économique et juridique des deux situations comparées ».

544.L’Autorité estime que ces moyens ne sont pas fondés.

545.Elle expose que, contrairement à ce que soutiennent les requérantes, elle a fait une exacte application de la notion de pratiques concertées anticoncurrentielles par objet au sens de l’article 101, paragraphe 1, du TFUE et de l’article L. 420-1 du code de commerce, telle qu’interprétée par la jurisprudence de l’Union.

546.À ce titre, elle rappelle qu’il résulte d’une jurisprudence constante que les pratiques concertées, prenant la forme d’échanges d’informations sur les éléments de détermination du prix payé par le client, constituent des restrictions de concurrence par objet, même en l’absence de lien direct avec les prix à la consommation. Elle souligne également que la Cour de justice a jugé que « l’échange d’informations entre concurrents poursuit un objet anticoncurrentiel lorsqu’il est susceptible d’éliminer les incertitudes quant au comportement envisagé par les entreprises concernées » (CJUE, arrêts T-Mobile Netherlands e.a., précité, points 36 à 43 et 63, et du 19 mars 2015, Dole Food et Dole Fresh Fruit Europe/Commission, C-286/13 P, points 123 à 125).

547.Elle fait valoir qu’elle ne s’est pas arrêtée à une approche purement formelle des échanges en cause pour démontrer la nature anticoncurrentielle de leur objet, mais qu’au contraire, elle a examiné en détail la teneur et la finalité des pratiques, avant d’apprécier leur nocivité, le contexte économique lié aux hausses du prix du carburant, ainsi que le contexte juridique relatif à la réaction des pouvoirs publics à cette hausse de prix.

548.L’Autorité soutient encore qu’il n’y a pas lieu de poser les questions préjudicielles proposées par les sociétés DHL, DHL Holding (France) et Deutsche Post. Elle fait valoir que celles-ci seraient dépourvues de pertinence, puisqu’elle n’a nullement, dans la décision attaquée, qualifié les pratiques concertées des griefs n°1 et 2 de pratiques anticoncurrentielles par objet sans analyser leurs objectifs et le contexte économique et juridique dans lequel elles s’insèrent.

549.Le Ministre chargé de l’Économie conclut au rejet des moyens des sociétés DHL, DHL Holding (France) et Deutsche Post. Il estime qu’au regard de la jurisprudence et des caractéristiques des pratiques, la démarche de l’Autorité doit être validée et qu’elle a pu valablement considérer que les pratiques en cause présentaient intrinsèquement un degré suffisant de nocivité sur le jeu de la concurrence. Il estime que les questions préjudicielles proposées sont dénuées de pertinence et qu’il n’y a donc pas lieu de les poser.

550.Le Ministère public partage cette analyse.

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551.La Cour de justice a rappelé, aux points 49 à 51 de son arrêt Groupement des Cartes bancaires, précité, les principes commandant l’existence d’une restriction par objet en ces termes :

« 49. [...] il ressort de la jurisprudence de la Cour que certains types de coordination entre entreprises révèlent un degré suffisant de nocivité à l’égard de la concurrence pour qu’il puisse être considéré que l’examen de leurs effets n’est pas nécessaire (voir en ce sens, notamment, arrêts [du 30 juin 1966], LTM, 56/65, […] points 359 et 360 ; [du 20 novembre 2008, Beef Industry Development et Barry Brothers, C-209/07], point 15 ; ainsi que [du 14 mars 2013,] Allianz Hungária Biztosító e.a., C-32/11,[…] point 34 et jurisprudence citée).

50. Cette jurisprudence tient à la circonstance que certaines formes de coordination entre entreprises peuvent être considérées, par leur nature même, comme nuisibles au bon fonctionnement du jeu normal de la concurrence (voir en ce sens, notamment, arrêt Allianz Hungária Biztosító e.a. […] point 35 ainsi que jurisprudence citée).

51. Ainsi, il est acquis que certains comportements collusoires, tels que ceux conduisant à la fixation horizontale des prix par des cartels, peuvent être considérés comme étant tellement susceptibles d’avoir des effets négatifs sur, en particulier, le prix, la quantité ou la qualité des produits et des services qu’il peut être considéré inutile, aux fins de l’application de l’article 81, paragraphe 1, CE, de démontrer qu’ils ont des effets concrets sur le marché (voir en ce sens, notamment, arrêt [du 30 janvier 1985,] Clair, 123/83, […] point 22). En effet, l’expérience montre que de tels comportements entraînent des réductions de la production et des hausses de prix, aboutissant à une mauvaise répartition des ressources au détriment, en particulier, des consommateurs. »

552.Aux points 57 et 58 du même arrêt, la Cour de justice a rappelé que « la notion de restriction de concurrence ‘par objet’ ne peut être appliquée qu’à certains types de coordination entre entreprises révélant un degré suffisant de nocivité à l’égard de la concurrence pour qu’il puisse être considéré que l’examen de leurs effets n’est pas nécessaire » et elle a précisé que le caractère de nocivité en soi à l’égard de la concurrence de la coordination en cause était le « critère juridique essentiel » pour déterminer que l’examen des effets n’était pas nécessaire.

553.Enfin, elle a précisé, au point 53 dudit arrêt que, « [s]elon la jurisprudence de la Cour, il convient, afin d’apprécier si un accord entre entreprises ou une décision d’association d’entreprises présente un degré suffisant de nocivité pour être considéré comme une restriction de concurrence par ‘objet’ au sens de l’article 81, paragraphe 1,CE [devenu article 101, paragraphe 1, du TFUE] de s’attacher à la teneur de ses dispositions, aux objectifs qu’il vise à atteindre ainsi qu’au contexte économique et juridique dans lequel il s’insère. Dans le cadre de l’appréciation dudit contexte, il y a lieu également de prendre en considération la nature des biens ou des services affectés ainsi que les conditions réelles du fonctionnement et de la structure du ou des marchés en question (voir, en ce sens, arrêt Allianz Hungária Biztosító e.a., […] point 36 ainsi que jurisprudence citée) ».

554.Il ressort de l’énoncé de ces principes, d’une part, que certaines formes de coordination entre entreprises peuvent être considérées, par leur nature même, comme nuisibles au bon fonctionnement du jeu normal de la concurrence et que les comportements collusoires tels que ceux conduisant à une fixation horizontale des prix sont tellement susceptibles d’avoir des effets négatifs, en particulier sur les prix, qu’il n’est pas nécessaire d’en rechercher les effets concrets, d’autre part, qu’en tout état de cause, la nocivité d’une pratique ne peut être

établie sans un examen de la teneur de l’accord ou de la coordination en cause, des objectifs poursuivis ainsi que du contexte économique et juridique dans lequel la concertation s’est inscrite.

555.Au regard de ces précisions, le fait pour l’Autorité d’avoir rappelé un certain nombre de références jurisprudentielles dans lesquelles des pratiques de concertation, en particulier portant sur des éléments de prix, ont été considérées comme ayant un objet anticoncurrentiel (décision attaquée, § 619 à 633) ne constitue pas une erreur de méthode de sa part ni ne permet de considérer, comme le font les requérantes, qu’elle aurait statué a priori. En effet, l’Autorité ne s’est pas bornée à ce rappel de jurisprudence, puisqu’ensuite, après avoir souligné l’importance de l’examen du contexte économique et juridique des pratiques (décision attaquée, § 634 à 640), elle a examiné de manière concrète et pour chacun des griefs, le contenu des pratiques concernées (décision attaquée, § 643 à 647), leur teneur et leur finalité (décision attaquée, § 657 à 659) et enfin, la conscience des objectifs anticoncurrentiels poursuivis (décision attaquée, § 660 à 662).

556.C’est à juste titre que l’Autorité a relevé, au paragraphe 668 de la décision attaquée, qu’il résulte de la jurisprudence qu’elle a précédemment citée que les pratiques portant sur des éléments du prix ont un objet anticoncurrentiel, dès lors qu’elles visent à fausser l’évolution normale des prix sur le marché. Ce rappel des analyses de la jurisprudence antérieure ne constitue pas une analyse a priori des pratiques de l’espèce, mais une étape de l’analyse à laquelle l’Autorité devait procéder. Si elle a ajouté, au même paragraphe, que les pratiques d’échanges d’informations précises portant sur les prix futurs sont qualifiées par la jurisprudence d’ententes horizontales sur les prix et donc d’anticoncurrentielles par leur objet même, elle ne s’est toutefois pas limitée à cette affirmation et elle a bien examiné en l’espèce le contexte économique et juridique dans lequel les pratiques reprochées ont été mises en œuvre, afin de vérifier si ce contexte conduisait à la confirmation du principe précédemment énoncé. Le bien-fondé de cette analyse sera examiné par la cour dans les développements qui suivent.

557.Enfin, si, au terme de son examen des arguments des parties sur le contexte économique et juridique, l’Autorité conclut, au paragraphe 700 de la décision attaquée, qu’ « [a]insi l’objet anticoncurrentiel des pratiques reprochées ne peut qu’être constaté » et que « [l]es éléments précités du contexte seront pris en compte au stade de l’appréciation de la sanction », il ne se déduit nullement de cette formulation, contrairement à ce que soutiennent les sociétés DHL, DHL Holding (France) et Deutsche Post, que le contexte économique et juridique n’a pas été pris en compte, mais seulement que, tout en considérant que les éléments invoqués par ces sociétés n’étaient pas de nature à atténuer le constat de la nocivité des pratiques, l’Autorité a estimé qu’ils méritaient d’être examinés dans le cadre de la détermination du montant de la sanction.

558.Il s’ensuit que l’Autorité n’a pas commis d’erreur de droit dans la méthode d’analyse de l’existence d’infractions par objet.

2. Sur la caractérisation de pratiques anticoncurrentielles par objet concernant