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Partie A : Contextes et paramètres

4. Autres paramètres contextuels

4.3. En marge : Causalité, émergence et contexte épistémique

Le concept d’émergence, dont nous avons traité notamment au ch.1, para.1.2.3, pose un problème d’ordre épistémologique dans le contexte de notre thèse, dans la mesure où il exprime le surgissement « tout fait », de pied en cap, de facteurs d’organisation. Comme le dit D. Lambert, « l’utilisation du terme d’émergence en sciences pourrait faire croire que l’on a affaire à une apparition d’un état tout à fait déconnecté du substrat sur lequel il se manifeste (…) ; une rupture radicale des niveaux de description signifierait au fond que l’on sort du contexte épistémique » (…) il s’agirait alors d’un terme (émergence) qui ne renvoie qu’à un état passager de la démarche scientifique : état où les données et les théories sont encore incomplètes »213. La même « rupture des niveaux de description » s’applique à la causalité, telle que considérée par D. Hume, lorsqu’il affirme que « nous ne trouvons jamais, dans l’antécédent, la raison du conséquent ». En fait, émergence et causalité se vérifient par l’expérience, c’est-à-dire par des constats récurrents ; mais alors, on pourrait, ici également, objecter que l’expérience pose à nouveau la question soulevée par cette citation de D. Hume… En définitive et en tout état de cause, ces questions épistémiques soulignent une fois encore que la science a plus de motifs de se consacrer au comment (énoncé des constats) plutôt qu’au pourquoi (explication de la causalité des phénomènes observés).

4.4. « Homo mecanicus »

Nous revenons ici sur un ensemble de considérations liées à l’approche « mécaniste », dérivée du déterminisme, déjà partiellement évoquées au ch. 2, para. 2.4. Ce petit retour en arrière s’impose dans la mesure où il va être question, dans les propos qui suivent, de considérer - dans le contexte spécifique du caractère scientifique de notre démarche - l’homme tel un « objet » assimilable dans son essence matérielle à tout autre objet étudié par de la science physique. Cette option constitue un paramètre important dans notre approche.

144 La psychologie, la sociologie, l’anthropologie ont depuis toujours étudié le comportement humain suivant un large éventail d’approches diversifiées. La philosophie a également fait de ce comportement un sujet de prédilection, tant implicitement qu’explicitement. La biologie est régulièrement convoquée en la matière, dans la mesure où le fonctionnement de notre corps influe sur nos aptitudes à nous mouvoir ainsi, notamment, que sur notre état d’esprit. Il est rare toutefois que la science physique, pourtant science sœur de la biologie (on parle fréquemment de science biophysique) soit prise en compte dans les recherches liées au comportement humain. Et pour cause : fondamentalement, la science physique étudie le fonctionnement « mécanique » des choses, approche qui semble, en principe, ne pas prendre en considération ce qu’il est convenu d’appeler la « spécificité humaine ».

Les penseurs des sciences humaines et de la philosophie ont régulièrement situé la spécificité humaine au centre de leurs préoccupations, le terme « spécificité » s’entendant ordinairement en tant qu’il accorde à l’homme un statut très particulier d’entité largement détachée des contingences causales propres à la nature. Ainsi l’homme serait-il, notamment, maître de son destin, contrairement aux autres organismes animés ; en quelque sorte, il se situerait en-dehors de la nature et de ses règles de fonctionnement incontournables.

En revanche, l’application des principes de la science physique à l’étude du comportement humain revient à inscrire l’individu à l’intérieur de la nature, à en faire, en quelque sorte, un objet « dépersonnalisé » parmi d’autres, entièrement régi par des lois et principes impérieux, rigides, incontournables. Nous l’avons vu au paragraphe 2.8.1, les principes de la causalité propres à l’approche déterminisme peuvent aboutir, selon notre point de vue, à déposséder l’homme de son libre arbitre. Le voilà donc dépourvu de volonté, de capacités d’autodétermination et de décision et, plus perturbant encore, de responsabilité individuelle…

Le plus souvent, la pensée traditionnelle n’en veut rien savoir et continue à récuser toute velléité tendant à donner du comportement humain une image « mécaniste ». L’influence des religions sur la pensée a la vie dure : l’homo mecanicus ne peut se concevoir dès lors qu’il n’est plus responsable de ses actes devant Dieu. Fini l’enfer, fini le paradis…Sur le plan laïc, il demeure tout aussi difficile d’accepter la négation de la responsabilité individuelle. Mais cette négation ne signifie pas pour autant que la société ne puisse pas se donner le droit de mettre à l’écart les individus dont elle estime le comportement nuisible à

145 son organisation sociale ; voir également, au ch.2, para. 2.8.1.2, la position de H. Atlan à ce sujet.

L’utilité, voire la vocation même d’une thèse n’est-elle pas, en partie du moins, de bousculer un tant soit peu la pensée traditionnelle (pour autant, bien entendu, qu’elle s’efforce de fonder ses affirmations sur des bases rigoureuses) ? Cela étant, ce n’est pas parce que la pensée traditionnelle est conservatrice sur le plan des valeurs qu’elle doit systématiquement être récusée. Car il est un fait que l’approche résolument déterministe, lorsqu’elle s’en prend à l’homme et à son comportement - dont le comportement moral : la question de la responsabilité soulevée par le déni du libre arbitre est une question d’éthique - suscite une mise en question de valeurs fortement établies. Tout ici est question d’entendement et l’on sait combien l’entendement est fait d’approches régulièrement antagonistes bien que fondées, en dépit de leur diversité, sur des argumentations solides. Comme le souligne R. Boudon, « une idée reçue veut qu’il n’existe pas de théories ou de propositions qui puissent être considérées comme objectives ou indiscutables », puis il ajoute (très pertinemment) : « quel que soit le sujet sur lequel porte une discussion, le simple fait qu’elle ait lieu signifie qu’on n’a pas encore trouvé d’arguments décisifs devant lesquels tous devraient s’incliner »214. Le relativisme propre à une posture postmoderniste a sans doute ceci de bon qu’il tempère les prétentions à l’universalité d’affirmations de toutes sortes.

Nous sommes donc conscients que l’approche déterministe (que l’on peut, sous certains de ses aspects, qualifier de « mécaniste ») appliquée au comportement humain - approche spécifique de notre thèse - constitue une vision parmi d’autres, mais nous nous autorisons à penser qu’elle devrait avoir pleinement droit de cité eu égard à son caractère potentiellement innovant et aux formes d’entendement qu’elle se propose de mettre en avant sur des bases aussi solides que possible.

Nous nous emploierons, dans les parties suivantes de cette thèse, à montrer, exemples à l’appui, que l’information joue un rôle déterminant dans un large éventail de matières engageant des processus de causalité, tout particulièrement dans celles qui, d’une manière ou d’une autre, se concrétisent dans des effets comportementaux. Et, de fait, ainsi que nous le

214 BOUDON, R. - Le juste et le vrai, études sur l’objectivité des valeurs et de la connaissance. - Paris : Fayard (Hachette littératures), 1995, p.467

146 soulignerons d’une manière très détaillée, l’information est bien le moteur essentiel du comportement humain.