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Partie A : Contextes et paramètres

2.7. Problématique des phénomènes ex nihilo

2.7.1.2. Contestation de la négation du libre arbitre

La négation du libre arbitre est très loin, on le sait, de faire l’unanimité. Le premier problème qui surgit à l’esprit est que cette négation met en question la responsabilité individuelle : de fait, si tout est déterminé, si l’individu n’est plus à même de décider, il n’est du coup plus personnellement responsable de ses actes. A ce problème, H. Atlan (défenseur, comme nous l’avons vu plus haut du principe de non existence du libre arbitre) répond : « Nous pouvons être responsables, au sens d’être en charge et d’avoir à répondre, même de ce que n’avons pas choisi (…) En somme tout est prévu, mais nous avons la possibilité d’agir comme si ce n’était pas le cas… »152.

En revanche, le spécialiste des neurosciences M. S. Gazzanica, dans son livre « Le libre arbitre et la science du cerveau », s’efforce de nous prouver, arguments scientifiques à l’appui, que le libre arbitre existe, en se fondant sur une remise en question du déterminisme. En fait, il table sa réflexion, principalement, sur une définition préconçue du déterminisme - et malheureusement très couramment répandue - selon laquelle celui-ci impliquerait une parfaite prédictibilité de tous les effets de n’importe quelle cause : « Nombre de physiciens ne sont plus sûrs que le monde physique soit déterminé de façon prédictible parce que les mathématiques non linéaires des systèmes complexes ne permettent pas de faire des prédictions exactes des états futurs »153. Or, comme nous l’avons vu, les théories de la complexité et du chaos ont clairement mis en évidence la difficulté, s’agissant des phénomènes non linéaires, de définir avec précision les effets des causes (en vérité, cette difficulté tient dans l’ « incapacité » intellectuelle à atteindre cette précision). Mais celle-ci, comme l’ont souligné I. Prigogine et I. Ekeland (cf. citations au para.2.3), n’implique

150 FERRARESE, E. Op.cit., p.215

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SPINOZA, B. - L’éthique (partie III, proposition 2, scolie). - Paris : GF Flammarion, 1993

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ATLAN, H. - Au hasard de la liberté. - Paris : Le Nouvel Observateur, Hors série n°3 : Les grands penseurs d’aujourd’hui, Décembre 2013-janvier 2014

119 nullement l’absence d’un lien entre les causes et les effets. La seule différence d’approche se situe dans la substitution du terme « probabilité » à celui de « prédictibilité ». De notre point de vue, il y a là une nuance que les défenseurs de l’existence du libre arbitre nient ordinairement avec un aveuglement qui confine peut-être à de la mauvaise foi.

Le même M.S. Gazzanica s’appuie également sur l’argument selon lequel le phénomène d’émergence prouverait également le non fondement du déterminisme, arguant qu’ « en physique, le réductionnisme a été remis en question par le principe d’émergence. Le système entier acquiert de nouvelles propriétés qualitatives qu’on ne peut prédire par la simple addition de ses éléments pris individuellement. On pourrait utiliser l’aphorisme selon lequel le nouveau système est plus grand que la somme de ses parties »154. Ici encore, l’auteur se réfère au principe de la prédictibilité. Mais une fois de plus, le principe d’émergence ne supprime nullement l’implication de la causalité ! Il y a donc bien déterminisme, mais, à nouveau, sur un plan de probabilité et non de prédictibilité absolue. En conclusion, ni l’imprédictibilité ni l’émergence ne permettent de remettre en cause la présence et l’incidence dans tous les phénomènes, quels qu’ils soient, du déterminisme. En ce inclus les phénomènes dits de décision, de volonté et de liberté.

Enfin, le philosophe Rudolph Carnap (Les fondements philosophiques de la physique, l’un des principaux représentants du positivisme logique, se réfère à l’exemple suivant pour étayer sa position pro-libre arbitre : « J’apprends qu’un ensemble de musiciens de qualité donnent une audition privée de Bach chez un ami (…). L’on m’invite et on me fait savoir que je peux venir accompagné. J’appelle un autre ami, amateur de Bach, en étant quasiment certain d’avance qu’il voudra venir. (…) Supposez maintenant qu’il m’accompagne comme prévu. A-t-il été contraint de venir ? Non ; il est venu de lui-même. Il n’est jamais plus libre, en fait, que devant un choix de ce genre »155. A l’analyse, ce raisonnement s’avère très aisément contestable. Car les motifs qui suscitent l’intérêt de l’ami pour les œuvres de Bach relèvent d’un ensemble de circonstances diversifiées liées à son milieu, à son éducation, aux penchants qui ont été suscité chez lui par son environnement, etc. Les conditions qui l’autorisent à se rendre à cette audition tiennent à une imbrication complexe d’événements successifs qui ont abouti à lui accorder ce moment de disponibilité. Les motifs de l’amitié qui lient l’invité à l’invitant relèvent également d’un imbrication d’événements successifs

154 GAZZANICA, M.S., Ibid., p.143

120 produits dans le milieu commun aux deux hommes, etc. Il est facile de montrer, si l’on se fonde sur notre approche, que tous les éléments réunis pour l’événement considéré relèvent de facteurs acquis (l’amour de la musique de Bach et l’amitié entre les deux protagonistes, notamment) et de conditions particulières propres à l’environnement (la mise sur pied d’une audition musicale et la disponibilité des deux amis à un même moment). La conjonction de ces facteurs déterminants n’implique nullement l’implication d’un choix quelconque : le fait que l’invité se rende à l’audition relève tout simplement des imbrications d’une succession de causes à effets qui conduisent inéluctablement, à un moment donné, à l’émergence d’un tel événement. C’est cette émergence (cf. ch.1.para.1.2.3) que l’on tend à appeler un choix (ou une décision) : en fait, il ne s’agit que d’un constat après coup, le résultat d’une rationalisation purement anthropocentrique d’un fait issu de la conjonction d’une infinité de facteurs produits par notre environnement et qui ont, au fil du temps, abouti à l’émergence d’un comportement déterminé (comme c’est du reste le cas pour tout comportement).

Lorsque plusieurs possibilités de comportement se présentent à nous dans un contexte spécifique à un instant donné, le comportement que nous sommes conduits à emprunter est, selon nous, entièrement déterminé par nos informations acquises (cf. ch.1, para.1.2.6), lesquelles sont définies par des successions d’attracteurs apparus à diverses époques dans notre environnement, auxquels peuvent se combiner ceux de l’immédiat (informations nouvelles : cf. ibid.).; celles-ci seront elles-mêmes sélectionnées par le biais de nos informations acquises. On le voit, ce que l’on appelle le choix (ou la décision) résulte unilatéralement d’une multiplicité complexe de facteurs de causalité.

De notre point de vue, il semble évident que les sélections opérées par nos attracteurs sont fonction de leur potentiel de dissipation d’énergie (cf. ch.1, para. 1.1.7) ; ce sont donc, une fois encore, les principes de la thermodynamique qui déterminent le comportement, principes qui s’appliquent via des réseaux complexes de causalités propres à notre environnement. On ajoutera encore, pour boucler la boucle de notre réflexion-constat, que ces phénomènes de causalité constituent des informations, facteurs de production d’énergie libre et, partant, de dissipation d’énergie maximisée.

La négation du libre arbitre constitue une large remise en question des principes philosophiques les plus répandus et, en particulier, des fondements de la philosophie morale. Il n’est pas possible d’énumérer ici les noms de tous les penseurs qui, de tous temps, ont défendu le principe du libre arbitre (et de la liberté en général, qui n’a en définitive de sens

121 que si le libre arbitre existe bel et bien) ni d’énoncer les principes sur lesquels ils fondent leurs convictions. Bon nombre de leurs positions interfèrent avec celles fréquemment mises en avant dans les sciences humaines, dont la sociologie.

D. Le Breton rappelle pour sa part que l’école de sociologie de Chicago a « mis l’accentsur la créativité et la liberté de l’individu, jamais tout à fait démuni devant le monde à l’encontre de tout déterminisme »156. Partisan affirmé du libre arbitre, il réfute les principes du béhaviorisme « courant (de psychologie qui est celui) d’une machine sans conscience de soi, toute entière régie de l’extérieur par une somme de réflexes ; l’homme y apparaît comme un mécanisme passif répondant sans distance à une série de stimulations »157. Il considère que Watson, au travers du béhaviorisme dont il est le fondateur, « perd la spécificité de la condition humaine »158. Encore faudrait-il définir en quoi consiste véritablement cette spécificité, et pour quels motifs la condition humaine échapperait, à titre exceptionnel, aux lois du déterminisme. La question reste posée, mais notre propos n’est pas d’y répondre ; si nous avons évoqué la problématique du libre arbitre, c’est uniquement dans la mesure où la démarche d’ensemble de notre thèse est fondée sur la logique propre aux principes déterministes qui régissent les sciences de la nature. Il est clair que les démarches pro-libre arbitre demeurent elles-mêmes étayées sur des argumentations défendables ; simplement, elles empruntent des voies d’entendement différentes de celles - profondément déterministes, en ce incluses les nuances obligées que nous avons soulignées par ailleurs - qui s’imposent désormais dans les sciences dites dures avec de plus en plus de poids.

La question du déterminisme et celle, sous-jacente, du libre arbitre, jouent un rôle extrêmement important dans les différences d’approches respectives des sciences de la nature et des sciences humaines. D. Le Breton cite H. Blumer159 dès lors que celui-ci « récuse toute forme de méthodologie empruntée aux sciences de la nature. Les actions sociales ne sont pas le fait d’électrons ou de cellules. (…) Les individus agissent dans un monde de sens et non comme des objets saisis un dans un système de causes à effets »160. P. Le Breton note encore que le même H. Blumer « revendique la spécificité de concepts en sciences sociales qui se détachent absolument de ceux des sciences naturelles. Créateurs des significations avec

156 LE BRETON, D. Op.cit., p.15 157 LE BRETON, D., Op.cit., p.32 158 LE BRETON, D., Ibid., p.33

159 BLUMER, H. - Symbolic interactionism : Perspective and method. - Englewood Cliffs : Prentice-Hall, 1969)

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lesquelles ils vivent, les hommes ne sont pas soumis à des rapports de causalité. L’imprévisibilité n’est jamais exclue de leurs comportements »161.

Il est clair que les positions de H. Blumer, relayées par D. Le Breton (mais qui le seraient sans aucun doute également par de nombreux autres penseurs des sciences humaines) divergent de l’approche que nous défendons dans notre thèse. Bien plus, nous nous étonnons, pour notre part, que les deux formes de sciences que sont les sciences de la nature et les sciences humaines ne soient pas (pas encore ?) fondues dans une science unique. Cette fusion constitue peut-être, à terme, l’un des plus grands défis de la recherche scientifique.