• Aucun résultat trouvé

Chapitre Deux

II.2 De EADC à EADS La grande vision : EADC

L’engagement politique en faveur de la restructuration industrielle s’est manifesté surtout dans la déclaration trilatérale du 9 décembre 1997, par laquelle, les gouvernements allemand, français et britannique appelaient leur industrie aéronautique et de défense à présenter avant le 31 mars 1998 un projet commun avec des échéances précises pour un regroupement européen.

Les quatre partenaires d’Airbus (Aerospatiale, BAe, Casa et Dasa) avaient déjà mené depuis début 1997 des négociations sur la transformation du GIE.

L’annonce de la fusion Boeing - McDonnell Douglas les a définitivement convaincus de la nécessité d’inclure les activités militaires dans un regroupement. Le 27 mars 1998, ils répondirent à la déclaration trilatérale sous la forme d’un rapport sur les principes d’une European Aerospace and Defence Company (EADC). Ce rapport fut communiqué aux gouvernements concernés ainsi qu’à Saab et Finmeccanica ; par la suite, des consultations intergouvernementales eurent lieu, auxquelles participèrent l’Italie et la Suède. Le 9 juillet 1998, les ministres de l’Industrie des six pays demandèrent aux entreprises de résoudre le plus vite possible les questions en suspens et de présenter un deuxième rapport avant la fin octobre 1998. A partir de septembre, Matra (représenté par Aerospatiale), Saab et

Finmeccanica participèrent à l’élaboration de ce document ; Dassault Aviation fut associé. Le deuxième rapport fut finalement présenté mi-novembre 1998.

Il est vrai que les pourparlers n’ont jamais abouti à de réelles négociations.

Il s’agissait avant tout d’un échange d’idées, d’une discussion générale pour explorer d’éventuelles pistes à suivre. Un bref aperçu des résultats démontre cependant la complexité du regroupement industriel en Europe.

Dans leurs rapports, les six sociétés se sont en effet entendues sur les points suivants :

l’objectif final du regroupement serait la création d’une seule entreprise intégrée, EADC ;

le périmètre d’EADC devrait inclure comme activité de base : avions de transport civils et militaires, avions de combat et de mission, hélicoptères, lanceurs spatiaux et infrastructures spatiales, satellites, missiles guidés et systèmes de défense ;

les objectifs d’EADC seraient déterminés par des critères de performance économique et financière ; la création de valeur pour les actionnaires serait l’objectif majeur et chaque secteur d’activité devrait être rentable ;

EADC serait gérée comme une entité unique, détenant et contrôlant toutes ses ressources et capacités. La gestion comporterait trois volets : un service central, responsable des finances, de la coordination et de la stratégie de l’ensemble ; des divisions regroupant les activités par métier ; et des entités nationales responsables des relations avec les gouvernements ;

les droits des actionnaires seraient gouvernés par trois principes : pas de prise de contrôle par un seul actionnaire, protection contre une OPA (offre publique d’achat), pas de discrimination entre les actionnaires dispersés et les actionnaires de bloc.

Ces points ont été élaborés par les membres d’Airbus et approuvés ensuite par Finmeccanica et Saab. Pour d’autres questions, par contre, même le deuxième rapport n’a pas fourni de réponse :

en ce qui concerne le périmètre du groupe, les six ont divergé sur la question de savoir si les missiles balistiques (fabriqués exclusivement par Aerospatiale) et les avions régionaux (activité que Dasa et Saab

viennent d’abandonner) devaient être considérés comme des métiers de base. L’autre question en suspens était l’intégration de Dassault Aviation, préalable au rassemblement des activités avions de combat au sein d’EADC ;

la mise en œuvre d’EADC posait également problème. Plusieurs modèles ont été examinés :

- selon le schéma « Airbus plus », la future société Airbus deviendrait le holding principal, intégrant successivement ou parallèlement les autres activités sous forme de filiales ;

- la deuxième option était de créer EADC dans un premier temps comme une coquille vide, détenue par les champions nationaux. Ces derniers établiraient ensuite successivement ou parallèlement des joint ventures dans chaque métier puis les intégreraient dans EADC (step-by-step approach) ;

- la troisième option, surtout défendue par BAe, était de fusionner simultanément toutes les activités de base de la future compagnie (les autres métiers obtenant un statut spécifique transitoire). La plupart des partenaires ont finalement considéré ce « come as you are » merger comme la solution préférable pour sa rapidité et sa clarté. Ils ont cependant reconnu qu’une telle approche serait trop complexe pour impliquer toutes les entreprises à la fois. BAe, Dasa et Saab ont donc proposé de commencer par une fusion à deux ou trois. Après la fusion avec Matra, Aerospatiale a également accepté l’idée de fusions successives, mais insisté pour que la première se fasse au moins à trois, à savoir BAe, Dasa et lui-même. CASA et Finmeccanica ont refusé les deux options.

Il s’agissait, enfin, de savoir comment protéger les droits des actionnaires actuels et comment structurer l’actionnariat d’EADC. Sur ces points, il a été impossible de trouver un compromis, la situation actuelle étant fort complexe et instable. Les privatisations d’Aerospatiale, CASA et Finmeccanica étaient soit annoncées soit engagées, mais pas encore terminées. Les groupes privés avaient, quant à eux, des structures d’actionnariat fort différentes (dispersée pour BAe, actionnariat de bloc pour Dasa, situation intermédiaire pour Saab).

Enfin, les actionnaires avaient des idées fort différentes sur l’avenir.

DaimlerChrysler, le gouvernement français et Lagardère, nouvel actionnaire de référence d’Aerospatiale, étaient prêts à transférer à EADC les actions détenues respectivement dans Dasa et Aerospatiale à condition d’en garder le contrôle (sans dilution des droits attachés à ses

actions) et l’influence correspondante sur la stratégie industrielle. Cette hypothèse fut refusée par BAe et Saab qui craignaient la domination d’EADC par des actionnaires de référence au détriment des intérêts de leurs propres actionnariats dispersés.

Les deux derniers points témoignent de la complexité de l’opération et de la trop grande diversité des partenaires excluant ainsi une solution multilatérale. La plupart des entreprises avaient une nette préférence pour la fusion simultanée de toutes les activités. Cette approche supposait pourtant de régler à la fois la valorisation des apports, la répartition de l’actionnariat et du pouvoir, ainsi que les relations avec les Etats. Ces questions, déjà extrêmement difficiles à traiter entre entreprises de deux pays différents, devenaient impossibles à résoudre à trois et, à fortiori, à six, d’autant plus que deux des acteurs principaux, BAe et Dasa, avaient leur propre agenda (voir plus loin). Un big bang européen étant exclu, il n’est pas surprenant que les discussions à six soient tombées dans l’oubli. La vraie question était de savoir qui se marierait le premier avec qui. L’enjeu était capital : pour les

« Petits », il s’agissait de ne pas se retrouver marginalisés par une fusion des

« Grands ». Pour chacun des trois Grands, il était essentiel de ne pas se laisser isoler par une fusion de deux d’entre eux.

L’étape intermédiaire : priorité au national

France : la première concernée par le risque d’isolement était l’industrie française, très en retard dans sa restructuration. Alors qu’en Europe, les discussions portaient déjà sur la création d’EADC, le paysage industriel de défense en France était toujours éclaté, et le principe même de la privatisation fortement débattu. Début 1996, Jacques Chirac avait présenté l’idée de fédérer les entreprises du secteur autour de deux pôles, électronique et aéronautique, et de lier ce regroupement à la privatisation de Thomson-CSF et Aerospatiale. Les tentatives du gouvernement Juppé de réaliser ce projet se sont pourtant soldées par un échec.

Au printemps 1997, frustré par la lenteur des Français sur ces dossiers et méfiant vis-à-vis de leur revendication d’un leadership industriel en Europe, Dasa était amené à renverser son alliance traditionnelle avec Aerospatiale et à se rapprocher du concurrent privé de ce dernier, Matra Hautes Technologies, branche défense du Groupe Lagardère. Au lieu de créer

comme prévu deux joint ventures avec Aerospatiale, le champion allemand choisit de fusionner ses activités satellites avec MMS (joint venture à 51/49 de Matra et Marconi) et de vendre 30% de sa division missile LFK à MBD (filiale commune de Matra et BAe). De plus, BAe et Dasa annoncèrent leur soutien à la candidature de Matra pour la privatisation de Thomson-CSF contre l’offre d’un consortium formé par Aerospatiale, Dassault et Alcatel.

Par ce renversement d’alliance, Aerospatiale, le véritable chef de file d’Airbus, Ariane et Eurocopter, était sur le point d’être isolé au sein de l’industrie aéronautique européenne44.

Les élections anticipées en France ont de nouveau retardé de quelques mois les décisions sur la restructuration, tout en ouvrant la voie à une solution définitive. Paradoxalement, c’est un gouvernement de gauche qui réussit à réaliser le projet d’un président gaulliste.

La première étape a concerné l’électronique de défense. En octobre 1997, le gouvernement annonça le regroupement autour de Thomson-CSF (dans le cadre d’un partenariat stratégique avec Alcatel) des activités d’électronique spatiale et de défense et des activités de communications militaires d’Alcatel, des activités d’électronique professionnelle et de défense de Dassault, ainsi que des activités satellite d’Aerospatiale. Ce regroupement donna naissance à deux nouvelles filiales : Alcatel Space, joint venture 50/50 de Thomson-CSF et Alcatel pour les satellites, ainsi que Detexis, détenu à 100% par Thomson-CSF, spécialisé dans les contre-mesures électroniques. En contrepartie de leur apport industriel, Alcatel, Dassault et Aerospatiale devinrent actionnaires de Thomson-CSF, détenant respectivement 16%, 6% et 4% du capital. Leur entrée fit passer la participation de l’Etat de 58% à environ 40%.

La deuxième étape commença en juillet 1998 avec la décision du gouvernement de privatiser Aerospatiale par le biais d’une fusion avec Matra Hautes Technologies. C’était le retour en force de Lagardère, le grand perdant de la privatisation de Thomson-CSF. L’opération s’avéra très complexe ; il fallait en effet non seulement définir les conditions financières de la fusion, mais aussi clarifier les relations du futur groupe Aerospatiale-Matra avec Dassault et Thomson-CSF.

44 Le Nouvel Economiste, 23 mai 1997; Defense News, 12-18 mai 1997, p. 1.

Concernant Dassault, le gouvernement ne réussit pas à intégrer le constructeur d’avions militaires (Mirage, Rafale) et de business jets (Falcon) dans le nouveau groupe. La famille Dassault restait actionnaire principal de Dassault Aviation avec 49,9% du capital et maintenait le droit d’en nommer le président. L’Etat transféra à Aerospatiale-Matra les 45,76% qu’il détenait, au capital de Dassault Aviation, mais sans ses droits de vote double. En contrepartie, le pacte d’actionnaires prévoyait que les décisions importantes seraient prises à la majorité de deux tiers par un comité directeur où Aerospatiale-Matra siège à parité. Ce dernier obtint donc un droit de veto sur les questions stratégiques de Dassault45.

Un autre problème était lié à la frontière entre Aerospatiale-Matra et Thomson-CSF. Après avoir vendu en 1997 ses activités satellite à Thomson-CSF, la fusion avec Matra ramena Aerospatiale à nouveau dans ce secteur (par les 51% que Lagardère détient de Matra Marconi Space).

En compensation de cette dérogation au pacte d’actionnaires de l’année précédente, Aerospatiale-Matra accepta, d’une part, de vendre à Thomson-CSF ses parts dans leur joint venture commune, Sextant-Avionique, et, de l’autre, de conserver l’équilibre au sein du GIE Eurosam46. Les 4% qu’Aerospatiale détenait dans le capital de Thomson-CSF furent repris par l’Etat.

Ces négociations n’aboutirent qu’à la fin 1998 ; les modalités financières de la fusion Aerospatiale-Matra ne furent réglées qu’en février 1999 ; le nouveau champion aéronautique et spatial fut privatisé et coté en bourse en juin. Ces progrès ont certes été considérables par rapport à la stagnation des années précédentes mais risquaient cependant d’arriver trop tard et de rester trop limités pour participer à la première étape de l’intégration européenne.

Grande-Bretagne : en fait, BAe et Dasa entamèrent des négociations visant une fusion à deux, début 1998, c’est-à-dire parallèlement aux pourparlers à six. Etant donné leurs points communs, ce rapprochement semblait naturel : BAe et Dasa participaient aux principaux programmes européens, Airbus et Eurofighter, et, plus important encore, elles avaient la même philosophie

45 Flight International, 18 novembre1998.

46 Eurosam est responsable du programme franco-italien FSAF ; Thomson-CSF, Aerospatiale et Alenia en détiennent chacun 33%. La fusion avec Matra a considérablement renforcé le poids d’Aerospatiale dans les missiles, ce qui aurait pu se traduire par une redistribution des parts au sein du GIE.

capitalistique : priorité absolue au shareholder value et refus de toute participation de l’Etat au capital de l’entreprise.

Il n’est donc pas surprenant que BAe et Dasa aient justifié l’exclusion des Français par la présence de l’Etat dans l’actionnariat d’Aerospatiale. Même la fusion avec Matra, qui allait pourtant faire baisser la participation publique dans Aerospatiale sous le seuil « magique » de 50%, ne put arrêter le rapprochement entre Britanniques et Allemands. Ces derniers opposèrent également une fin de non-recevoir aux signaux du gouvernement Jospin, qui réaffirmait discrètement mais constamment sa disponibilité de diminuer encore sa part pour aboutir à un vrai projet industriel européen. Tout semblait donc indiquer que BAe et Dasa étaient résolus à créer à deux un grand pôle entièrement privé, ne serait-ce que pour négocier ensuite en position de force avec l’industrie et l’Etat français.

Les questions pointilleuses des négociations germano-britanniques étaient liées à la différence de taille – comment trouver un partage de pouvoir équilibré entre les deux, bien que BAe soit plus grand que Dasa – et à la structure de l’actionnariat – comment éviter que DaimlerChrysler en tant que seul actionnaire de Dasa domine le nouvel ensemble face à l’actionnariat atomisé de BAe ? Malgré ces difficultés, les négociations étaient bien avancées ; fin 1998, on croyait la finalisation de l’accord imminente. Même la menace française de bloquer la transformation d’Airbus semblait ne pas pouvoir empêcher la fusion47.

Le rapprochement échoua cependant à la dernière minute quand GEC annonça la cession de sa branche électronique de défense, Marconi. La tentation pour BAe d’absorber son éternel concurrent était trop forte : le rachat de Marconi fut l’occasion pour le champion britannique de compléter son activité principale de plates-formes militaires par celle de systémier électronique (très profitable et moins cyclique que la fabrication des plates-formes), de réduire sa dépendance par rapport au contrat Al Yamamah48 avec

47 Flight International, 16 décembre 1998.

48 En 1985, la Grande-Bretagne et l’Arabie Saoudite ont conclu un contrat d’une durée de 20 ans concernant la vente d’armement contre du pétrole, assorti d’un programme de développement économique, dénommé Al Yamamah. Il s’agissait du plus gros contrat d’exportation jamais enregistré au Royaume-Uni. Dans les faits, deux accords-cadres ont été signés entre les gouvernements britannique et saoudien, portant sur la mise en place d’un système de défense intégré dont le maître d’œuvre est BAe. Ces accords

l’Arabie Saoudite et de s’implanter directement sur le marché américain (grâce à Tracor, filiale américaine de Marconi). Cependant, l’hypothèse selon laquelle BAe était « dans l’obligation » de racheter Marconi pour empêcher Lockheed-Martin d’absorber l’électronicien apparaît moins plausible. Il est vrai que l’implantation en Grande-Bretagne du producteur du F-16, concurrent direct de l’Eurofighter sur certains marchés d’exportation, aurait été pour BAe une menace inacceptable ; mais il semble que le gouvernement britannique avait déjà fait comprendre que l’offre américaine était à écarter et que Thomson-CSF était le seul candidat étranger à la reprise.

BAe racheta donc Marconi pour plus de 7,7 milliards de livres. Il ne s’agissait en fait pas d’un acte de consolidation, mais plutôt d’un changement du périmètre. BAe fut vivement critiqué pour ce rachat : le gouvernement britannique aurait en effet préféré un mariage entre Marconi et Thomson-CSF pour étayer la réorientation de sa politique en matière de défense européenne, symbolisée par la déclaration franco-britannique de Saint-Malo en novembre 1998. Les analystes financiers, quant à eux, critiquèrent le prix très élevé du rachat49 et jugèrent les potentiels d’économies de cette fusion (verticale) moins importants que ceux d’une fusion (horizontale) avec Dasa.

Le champion allemand, pour finir, se retrouva le « bec dans l’eau ». Le changement de cap britannique de dernière minute brusqua la direction de Dasa et empoisonna durablement les relations entre les deux parties. Les responsables de BAe sous-estimèrent sans doute l’effet psychologique de leur volte-face sur les négociateurs allemands ; ce qu’ils considérèrent comme un simple détour sur la voie d’un regroupement avec Dasa, s’avéra

sont fondamentaux pour BAe car ils ont représenté ces dernières années près de 20%

du CA du groupe, dont 50% en matériels militaires et 50% en prestations diverses (génie civil, formation, maintenance, logistique, etc.), avec une marge élevée, estimée à 10%. Les dernières livraisons d’appareils, notamment des Tornado et Hawk, sont intervenues en 1998, mais la présence de BAE Systems reste forte dans le royaume saoudien pour des activités d’entretien et de support avec 5 500 salariés.

49 Les analystes valorisaient Marconi en effet à 5,8 milliards £, soit 30% de moins que le prix payé par BAe. Quelques exemples illustrent le fait que BAe ait effectivement payé très cher : en avril 1998, GEC avait acheté Tracor, la filiale américaine de Marconi, pour 1,4 milliards $ et l’a revendu à BAe pour 2,5 milliards $ - soit un profit de plus d’un milliard en neuf mois. En 1994, BAe avait vendu ses activités « espace » à GEC pour 56 millions £ et les a racheté pour 300 millions £.

en effet être la fin de l’affaire. Ce dernier critiqua vivement le caractère vertical de la fusion qu’il jugeait contradictoire avec le projet initial. Et, surtout, il indiqua clairement que la taille du nouvel ensemble BAe-Marconi écarterait toute hypothèse d’une fusion germano-britannique50. Avec un CA de plus de 17,4 milliards d’euros, BAe devint en effet beaucoup plus grand que les autres entreprises européennes (Aerospatiale-Matra 11,6 milliards, Dasa 9,8 milliards d’euros)51. Dans un secteur aussi stratégique et, par conséquent, politiquement très sensible, ce déséquilibre ne pouvait pas ne pas avoir de conséquences sur la suite de la restructuration : dans la mesure où ni les Français, ni les Allemands (ni, du reste, les Italiens) n’auraient accepté une fusion transnationale qui revenait de fait à l’absorption de leurs industries de pointe, il est logique que les étapes suivantes du regroupement industriel se soient faites sans « New BAe » (nom provisoire du groupe avant de choisir celui de BAE Systems fin 1999).

La relance du multilatéral via le bilatéral

L’échec des négociations entre BAe et Dasa supprima l’hypothèse d’un axe germano-britannique, véritable cauchemar des milieux politiques et industriels français. En même temps, la fusion avec Matra contribua à améliorer le climat entre Aerospatiale et Dasa, très perturbé depuis 1997.

Dans un premier temps, le champion allemand semblait pourtant se diriger vers une alliance outre-atlantique plutôt qu’outre-Rhin. Au printemps 1999, ces tentations atlantistes étaient très réelles, d’autant plus que Dasa, en tant que filiale d’un groupe transatlantique, apparaissait particulièrement bien placé pour se marier avec un Américain. Des tractations eurent sans doute lieu mais, apparemment, Dasa ne trouva pas de prétendant approprié pour un partenariat équilibré. S’ajoutaient à cela de multiples obstacles politiques et juridiques, rendant tout engagement aux Etats-Unis très difficile.

Une nouvelle opportunité se présenta, par contre, en Europe. Dans le cadre de sa politique de privatisation le gouvernement espagnol cherchait en effet à intégrer le groupe public CASA dans une alliance structurelle avec un partenaire européen. BAe, Aerospatiale-Matra et Finmeccanica étaient également en lice, mais finalement Dasa fut déclaré adjudicataire : lors du

50 Le Monde, 21 janvier 1999.

51 Chiffres pro forma pour 1998, voir Air & Cosmos, 22 janvier 1999.

Salon du Bourget en juin 1999, les deux entreprises signèrent un protocole d’intention selon lequel la privatisation de CASA devrait passer par la création d’un holding détenu à 87% par Dasa et le reste par Sepi. Ce dernier, holding public contrôlant les participations industrielles de l’Etat espagnol, annonça cependant son intention de vendre ses actions sur le marché dans les trois années à venir.

Etant donné la différence de taille entre les deux entreprises, cette alliance ressemblait forcément à une simple absorption de CASA. Elle était pourtant importante pour deux raisons. Pour la première fois, deux champions nationaux décidaient de mettre en commun toutes leurs activités. Ensuite, elle améliora radicalement la position de Dasa vis-à-vis de ses partenaires britanniques et français : CASA est le plus petit des six champions nationaux en Europe, mais, dans le contexte de l’époque, sa participation à Airbus et Eurofighter lui a donné un poids stratégique considérable : le nouvel ensemble Dasa-CASA aurait eu en effet une position clé dans les deux programmes (43% dans Eurofighter, 42,1% dans Airbus).

Pourtant, l’accord germano-espagnol fut vite dépassé par les événements.

Tout juste après le Salon du Bourget en juin 1999, Jürgen Schrempp, Jean-Luc Lagardère et Dominique Strauss-Kahn entamèrent des tractations ayant pour objectif la fusion de Dasa avec Aerospatiale-Matra. Les négociations étaient ultra secrètes (nom de code « Diamond »), même les Espagnols n’étaient pas au courant. Du côté industriel français, les tractations furent menées exclusivement par les responsables de Matra, laissant les membres de l’ancienne direction d’Aerospatiale complètement à l’écart. Cette discrimination démontre que la privatisation à la française allait plus loin dans les faits que la hauteur de la participation publique l’aurait laissée penser. L’importance que le gouvernement français attribuait à l’actionnaire Lagardère montre également à quel point il souhaitait arriver à une solution avec les Allemands.

La limitation du dialogue aux industriels relevant du secteur privé (ainsi que la relation amicale entre Schrempp et Lagardère) contribua considérablement au succès des négociations. L’affaire fut bouclée en moins de quatre mois : tandis que tout le monde s’attendait au mariage Dasa-CASA, c’est en fait le couple franco-allemand qui annonça le 14 octobre 1999 la création du premier champion transnational de l’aéronautique et de défense : EADS (European Aeronautic, Defence and Space Company).