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L’industrie – moteur de l’intégration ?

Chapitre Trois

III.3 L’industrie – moteur de l’intégration ?

est politique : comme l’armement fait partie de l’Europe de défense, il vaudrait mieux ne pas créer de nouvelles divisions parmi les Européens.

Reste à savoir comment et dans quels domaines impliquer les pays non LoI.

Bien qu’il soit trop tôt pour dire à quoi ressemblera l’architecture finale, l’émergence d’une Europe de l’armement à deux niveaux semble probable : l’OCCAR et la LoI montrent en fait que la gestion des programmes et la réglementation gouvernant la coopération peuvent être développées indépendamment l’une de l’autre. Cette expérience pourrait se transférer au niveau européen et à d’autres domaines : tous les pays européens étant des clients, il serait sans doute rationnel qu’ils définissent des règles communes pour le marché d’armement ; mais comme le développement et la fabrication de systèmes d’armes n’impliquent qu’un nombre limité de pays producteurs, pourquoi ne pas organiser leur coopération dans un cadre restreint ? Dans ces conditions, l’OCCAR pourrait s’occuper de la R&T et de la gestion des programmes en coopération, laissant l’acquisition et – pourquoi pas ? – la maintenance à une Agence européenne englobant tous les membres du GEAO96.

leur coopération. Ces pays pourraient ainsi jouer le rôle d’un moteur dans le processus de la LoI97.

L’effet d’EADS sur la coopération des gouvernements varie certainement selon les domaines, tout comme les différents thèmes de la LoI n’ont pas la même importance pour EADS. Dans le domaine de la sécurité d’approvisionnement, la disparition des capacités nationales n’est pas une question à court terme pour EADS. Comme on l’a vu, ce dernier ne pourra pas purement et simplement supprimer tous les doubles emplois : pour des raisons politiques – il faut maintenir l’implantation locale pour ne pas perdre le marché ni le soutien des gouvernements nationaux – et pour des raisons contractuelles – les modalités des programmes actuels sont déjà fixées par des MoU. La question se posera, par contre, lors du lancement de nouveaux programmes quand les charges de travail seront de nouveau à répartir. Mais, même à ce moment-là, la répartition des tâches correspondra sans doute à la contribution financière des Etats.

Les gouvernements concernés devraient, par contre, réfléchir à temps au contrôle futur du groupe. Cet aspect, guère évoqué dans l’accord LoI, pourrait devenir actuel à partir de 2003 quand DaimlerChrysler et Lagardère seront libres de vendre leurs participation à EADS. Bien que cette hypothèse apparaisse purement théorique aujourd’hui, il vaudrait mieux ne pas prôner un complet laisser-faire politique. Si les actionnaires industriels d’aujourd’hui se désengagent vraiment, serait-il souhaitable pour une activité aussi cyclique que l’aéronautique de trouver d’autres actionnaires de bloc, capables d’atténuer la pression des investisseurs financiers ? L’Etat français pourrait-il jouer ce rôle seul face à un actionnariat dispersé ? Est-il nécessaire d’établir un dispositif juridique qui garantisse le caractère européen du groupe ? Dans l’affirmative, comment faire ? Pourrait-on inscrire dans les statuts d’EADS le fait que la majorité des actionnaires (et/ou des directeurs) sont de nationalité européenne ? Quelle serait la réaction des marchés financiers à un tel règlement ? Le gouvernement français restera-t-il le seul actionnaire à détenir des droits spéciaux au sein d’EADS, et ceux-ci couvrent-ils seulement les capacités situées en France ? Si l’on établissait un système de sauvegarde contre un changement de contrôle, quelle instance l’appliquerait ? Ces questions sont d’autant plus

97 Malgré l’intégration de CASA dans EADS, l’Espagne est moins concernée dans la mesure où elle achète plus souvent sur étagère que l’Allemagne et surtout la France.

difficiles à trancher que les Etats concernés ont traditionnellement des perceptions différentes en la matière98.

Les gouvernements devraient également aborder assez vite les questions d’harmonisation des besoins et de la R&T militaire. S’il est vrai que les possibilités de rationaliser les programmes en cours sont limitées, il faut pourtant s’engager aujourd’hui pour que l’organisation des futurs programmes soit la plus rationnelle possible. Dans cette perspective, les gouvernements devraient harmoniser le plus tôt possible leurs études en amont et créer des fonds communs en R&T. Face au nouvel outil industriel commun, pourquoi ne pas mettre en place une structure vraiment intégrée, chargée de la préparation commune du futur et gérant l’ensemble des financements nationaux dans ce domaine ? On devrait également renforcer la structure « 3+3 » que la France et l’Allemagne ont établie en 1999 : dans ce cadre, les directeurs nationaux d’armement, les chefs d’états-majors, le secrétaire d’Etat allemand compétent ainsi que le directeur de la DCI-DGA français se réunissent quatre fois par an pour vérifier leurs planification à long terme. Face à la nature trilatérale d’EADS, il apparaît utile d’inventer un exercice similaire pour la coopération avec l’Espagne. Pour impliquer le plus en amont possible les industries, on pourrait également renforcer et internationaliser le dialogue structuré que la DGA a établi avec l’industrie française dans le cadre du « Partenariat stratégique ».

La création d’EADS devrait également donner l’occasion de pousser le développement des structures d’acquisition communes. L’OCCAR existe, certes, mais ni l’Espagne ni la Suède n’y participent et, faute de personnalité juridique, elle n’a pas encore eu jusqu’à présent la chance de prouver son efficacité. De plus, son champ d’action reste limité à la gestion de programmes et ni l’harmonisation des besoins ni la définition des caractéristiques techniques (ni le soutien en service) ne sont couvertes. La nécessité de repenser l’ensemble des procédures d’acquisition est d’autant plus urgente que les pays européens ont lancé des réformes de leur agences nationales, incluant des mesures pour rendre la coopération avec l’industrie à la fois plus étroite et plus flexible. Si les Etats renforcent, indépendamment les uns des autres, leur rapport avec les industries sans mettre en place des agences communes gouvernées par le même principe,

98 Voir Alain Hagelauer, « Peut-on considérer la maîtrise du capital comme un enjeu de souveraineté? », dans op.cit. dans note 42, pp. 61-70.

l’internationalisation de l’industrie risque même de compliquer l’articulation de l’offre et la demande en Europe99.

L’autre question à clarifier est celle des exportations : le système de la licence globale facilitera sans doute les transferts entre les différents sites d’EADS. Reste à savoir dans quelle mesure le groupe pourra élargir cette possibilité aux coopérations politiquement non « chapeautées ». Concernant les exportations à un pays tiers, les systèmes aéronautiques fabriqués en coopération franco-allemande sont théoriquement couverts par l’accord Schmidt-Debré de 1972. Selon ce dernier, les gouvernements sont tenus de s’informer avant d’attribuer une licence d’exportation et de se consulter en cas de désaccord. Cependant, l’essence même du Schmidt-Debré réside dans un accord tacite qui permet au pays détenteur du contrat d’exportation de prendre la décision finale. Face aux réticences du gouvernement allemand par rapport aux exportations d’armes, il est important de refonder le consensus sur l’interprétation de cet accord. Sans politique commune, l’Allemagne risque en effet de voir transférer progressivement l’ensemble des activités liées à l’exportation militaire vers la France, traditionnellement moins restrictive dans ce domaine.

Cette dernière hypothèse touche à un problème qui dépasse le cadre de la LoI : en effet, il n’existe ni statut d’entreprise européenne, ni droit fiscal, ni droit social, ni droit du travail unifiés en Europe. Les politiques nationales de soutien à l’industrie divergent également. Ce manque d’harmonisation présente des désavantages aussi bien pour les sociétés que pour les pays : les premiers sont obligés de mettre en place des structures juridiques très complexes et d’assumer des coûts administratifs supplémentaires.

L’expérience d’Eurocopter démontre que des solutions bi- et trilatérales sont possibles dans certains domaines comme, par exemple, les droits sociaux des salariés100. Cependant, la fragmentation interne des sociétés persistera tant qu’il n’y aura pas de solutions européennes. Les gouvernements risquent, quant à eux, de se lancer dans une compétition visant à attirer des charges de travail optimales pour « leurs » sites grâce à des avantages fiscaux, sociaux, etc. A long terme, une telle course aux investissements ne servira ni les salariés ni les pays concernés.

99 Voir Jordi Molas-Gallart, « Defence Procurement Reform, Systems Engineering and International Markets », op. cit. dans note 21, pp. 83-99.

100 Pour une analyse détaillée d’Eurocopter voir op.cit. dans note 21, pp. 58-67.

Ces questions concernent l’approfondissement du marché commun en général, sujet bien trop vaste et important pour que la création d’EADS puisse, à elle seule, vraiment l’influencer. Dans certaines domaines liés à la défense (harmonisation des besoins, R&T et exportations), par contre, la naissance du champion européen pourrait avoir des effets structurants, poussant les Etats concernés vers une coopération plus intégrée. Par les multiples joint ventures qui lient EADS aux autres entreprises européennes, cette coopération pourrait impliquer progressivement l’ensemble des pays LoI. Si cette hypothèse devenait réalité, l’Europe de l’armement se construirait plutôt de bas en haut sous l’impulsion de l’industrie.

Les effets sur la concurrence

Un phénomène similaire existe pour la création d’un marché européen d’équipements de défense. Jusqu’à présent, les tentatives du GAEO et, plus récemment, celles de la Commission européenne, d’ouvrir les marchés nationaux par une réglementation commune se sont soldées par un échec. En même temps, la multiplication des coopérations dans les domaines de pointe (avions, missiles, etc.) a déjà provoqué l’ouverture partielle des marchés nationaux des pays producteurs101 : le marché domestique d’un programme en coopération n’est en effet plus national, mais englobe tous les pays participants. « Ce marché européen est, certes, limité (aux systèmes d’armes complexes), [souvent] exclusif (aux pays de la LoI) et variable (selon les groupes des pays qui travaillent ensemble sur le programme respectif). Il n’empêche qu’il est économiquement très important (englobant les systèmes les plus chers et les plus grands pays producteurs) et que sa part dans l’ensemble des acquisitions européennes continuera sans doute à augmenter (grâce à la signification accrue des systèmes sophistiqués et la généralisation de la coopération internationale) »102. Les acquisitions et les fusions à travers les frontières renforcent ce développement d’un marché commun.

« En devenant transnationales, les entreprises « fusionnent » elles-mêmes

101 Il faut noter que les pays européens non membres de la LoI achètent leurs équipements de pointe normalement sur étagère. Par conséquent, la plupart des marchés européens sont de facto déjà ouverts et compétitifs pour de nombreux systèmes d’armes.

102 Sandra Mezzadri, « L’ouverture des marchés de la défense : enjeux et modalités », Publications occasionnelles, Institut d’Etudes de Sécurité de l’UEO, février 2000, p. 33.

leurs marchés domestiques et créent ainsi un nouveau marché également transnational »103.

Suite aux regroupements industriels, la création d’un marché européen des équipements de défense reste d’actualité, mais ses conséquences doivent être nuancées. Il est généralement reconnu aujourd’hui que l’imposition d’un marché commun de défense par la simple suppression de l’article 296 serait très difficile, voire impossible. D’où la proposition de la Commission européenne de diviser le secteur de la défense en trois catégories et de ne pas appliquer les règles d’ouverture aux systèmes « hautement sensibles »104 qui incluraient – en dehors du nucléaire – certainement les systèmes d’armes complexes. L’exclusion de cette dernière catégorie se justifie pour deux raisons : premièrement, les ministères de la défense choisissent les grands systèmes d’armes selon une multitude de critères très spécifiques qui excluent de facto un contrôle effectif de l’objectivité de la décision d’achat par une tierce partie105. Deuxièmement, la création d’un marché européen de défense ne changera pas la situation concurrentielle pour les systèmes complexes dans la mesure où la consolidation transnationale a déjà largement limité le nombre de producteurs. Dans ces secteurs, l’importance d’un marché commun est surtout de faciliter les transferts intracommunautaires, mais aussi de concentrer le pouvoir d’achat des gouvernements et de standardiser l’équipement des forces armées par des acquisitions communes. En conséquence, les tentatives de créer un marché commun devraient mettre l’accent d’une part, sur une abrogation de l’article 296 limitée aux systèmes non sensibles et, de l’autre, sur la mise en place d’un système d’acquisition commun et sur le développement de l’accord LoI pour les systèmes sensibles.

Pour la plupart des systèmes d’armes sophistiqués, le problème de la concurrence se pose alors indépendamment de la création d’un marché

103 Ibid.

104 Les trois catégories proposées par la Commission sont : a) produits destinés aux forces armées mais pas à usage militaire ; b) produits destinés aux forces armées et à usage militaire mais ne constituant pas des équipements « hautement sensibles » ; c) équipements hautement sensibles. Voir Anne Riegert, « Quelles seront les incidences en matière d’exportation de la constitution de groupes transnationaux de défense au niveau européen ? », op.cit. dans note 42, pp. 97-107.

105 Voir Pierre De Vestel, « Les marchés et les industries de défense en Europe : l’heure des politiques ? », Cahier de Chaillot n. 21, novembre 1995, p. 47.

commun. La consolidation transnationale de l’industrie aboutira, certes, à des monopoles européens, mais les effets négatifs de ceux-ci doivent pourtant être nuancés dans la mesure où la concurrence dans les secteurs concernés joue de plus en plus au niveau mondial. Les pays sans industrie propre, européens ou non, pourront donc toujours choisir au moins entre un système européen et un système américain.

La situation est plus complexe pour les pays producteurs. La concurrence dans les secteurs de pointe était déjà limitée avant la récente vague de restructuration et très peu d’Etats producteurs étaient prêts à faire appel à un concurrent étranger tant que leur propre industrie pouvait développer le même système. De plus, la plupart des systèmes complexes ont déjà été produits en coopération par les champions nationaux. Dans ces cas, une fusion, fût-elle globale ou sectorielle, ne change pas la situation concurrentielle, mais améliore leur compétitivité face à la concurrence américaine.

Si l’on regarde les trois principaux marchés européens, on constate que certaines zones de concurrence persistent dans le nouveau paysage industriel. En Allemagne, il reste des acteurs de deuxième rang qui peuvent concurrencer EADS dans des segments spécifiques de missiles (BGT) et d’électronique de défense (STN-Atlas)106. En France, Thomson-CSF est en concurrence avec les joint ventures de BAE Systems et EADS dans les missiles et les satellites. Par ses filiales Racal et Shorts, Thomson-CSF est également implanté en Grande-Bretagne où il peut rivaliser avec BAE Systems dans l’électronique de défense et certains types de missiles.

Il est vrai cependant que, dans la plupart des domaines de pointe, le nombre de systémiers européens capables de développer des armes complexes est aujourd’hui fortement réduit. Pour les pays producteurs, la seule possibilité d’introduire un peu de concurrence reste l’ouverture aux fournisseurs non européens, et notamment américains. L’appel d’offre britannique pour le BVRAAM a démontré que cette hypothèse peut considérablement renforcer la position du client face à un monopole européen107. Dans les domaines

106 Il faut pourtant noter que BAE Systems détient 49% de STN-Atlas (51% Rheinmetall) et MBD 20% de BGT (80% Diehl).

107 L’offre concurrentielle de l’Américain Raytheon a en effet aidé le gouvernement britannique à obtenir des conditions plus favorables de la part du consortium européen proposant le missile Meteor. Dans ce contexte, il est intéressant de noter que Londres a

touchés par la récente consolidation, il est fort probable que les autres pays producteurs poursuivront à l’avenir une politique d’acquisition similaire pour éviter les effets potentiellement négatifs des situations monopolistiques. En particulier pour la France, qui a traditionnellement mené une politique d’autonomie nationale, cette ouverture constituerait un changement radical.

L’ouverture des marchés aux firmes américaines sera sans doute facilitée par la persistance d’un minimum de concurrence intra-européenne qui permettra, par exemple, à un Américain de s’allier à Thomson-CSF ou à un acteur de deuxième rang comme BGT pour l’emporter lors d’un appel d’offre européen face à BAE Systems et/ou EADS. Si une telle alliance se fait entre un maître d’œuvre américain et un Européen de deuxième niveau, elle offrira probablement une version (plus ou moins) modifiée d’un produit américain. L’autre possibilité serait d’acheter tout simplement un système sur étagère aux Etats-Unis au lieu d’un développement propre. Face aux contraintes budgétaires, cette option « bon marché » deviendra sans doute de plus en plus séduisante pour les pays européens. Il reste à la politique de trancher dans quel domaine l’Europe devra assumer les investissements nécessaires afin de garder son autonomie technologique et stratégique.

choisi le Meteor entre autres pour briser le monopole mondial de Raytheon dans les missiles air-air-longue-portée. Exemple révélateur de la concurrence mondiale qui règne aujourd’hui dans les secteurs de pointe.