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La dynamique des usages de tabac et de cannabis à l’adolescence

II MATERIELS ET METHODES

II. 4 : Les techniques d’analyse statistique utilisées

III.4 La dynamique des usages de tabac et de cannabis à l’adolescence

Comme pour les adultes, il est possible d’analyser la carrière de consommation de drogues à l’adolescence en utilisant des données rétrospectives mobilisant l’âge lors de l’expérimentation et l’âge lors du passage à l’usage quotidien. C’est ce que nous proposons ici pour deux produits : le tabac et le cannabis. L’article a été publié dans Addiction. Son titre original est : Social gradient in initiation and transition to daily use of tobacco and cannabis during adolescence: a retrospective cohort study.

L’objectif de cette étude était de mettre en évidence l’influence du milieu social familial sur les chances d’expérimenter le tabac et le cannabis puis d’en devenir éventuellement usager quotidien, à l’adolescence. En milieu adulte, les études en population générale concluent à l’existence d’un gradient social pour le cannabis analogue à celui qui existe globalement pour le tabac et l’alcool (Compton et al., 2005). Au contraire des études sur les adultes, les études en population adolescente concernant les liens entre milieu social et usages de drogues licites et illicites sont relativement rares et récentes. De plus, leurs résultats ne sont pas toujours cohérents (Daniel et al., 2009). La plupart concluent à des liens faibles, les jeunes des milieux défavorisés ayant plus de chances d’être des consommateurs (Goodman et Huang, 2002; Starfield, Riley, Witt et al., 2002; Finkelstein et al., 2006), à l’absence de liens, ou à des liens inverses, les jeunes des milieux favorisés apparaissant alors avoir plus de chances de consommer que leurs homologues de milieux moins aisés (Arillo- Santillan, Lazcano-Ponce, Hernandez-Avila et al., 2005; Humensky, 2010).

Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer ces apparentes contradictions. D’une part, les indicateurs de milieu social peuvent varier d’une étude à l’autre ; d’autre part, les jeunes des milieux favorisés pourraient disposer de ressources plus importantes pour acheter de la drogue et en faire l’expérience ; enfin, la focalisation sur un seul niveau d’usage (usage dans l’année, usage plus

effet, il est possible que les liens entre milieu social et usage de drogue varient suivant le niveau d’usage considéré : les jeunes des milieux favorisés pourraient très bien faire plus souvent l’expérience des drogues et ceux des milieux moins favorisés poursuivre plus souvent vers des usages plus intensifs. Les raisons peuvent être que les motivations des usages (attachement à l’école, modèle parental, etc.) et les ressources offertes par la cellule familiale pour surmonter des difficultés psychologiques ou scolaires, qui sont très associées aux usages de tabac et de cannabis, varient d’un milieu à social à l’autre. De plus, la précocité de l’expérimentation est connue pour augmenter les chances d’opérer une transition vers des usages plus intensifs ou problématiques par la suite ; et la consommation d’un produit peut faciliter l’expérimentation d’un autre, ou la transition vers un usage plus intensif. Mais deux points viennent encore compliquer le tableau : d’une part l’influence de l’usage d’un produit sur l’autre (cannabis ou tabac), de l’autre la médiation des difficultés scolaires sur ces carrières d’usage, dont l’influence peut très bien varier d’un milieu social à l’autre, en raison justement des ressources familiales.

Pour traiter ce problème, nous avons choisi de recourir à des analyses de survie. En effet, il est délicat de traiter simultanément toutes ces contraintes dans un modèle logistique simple qui ne tienne pas compte du temps. De plus, nous disposions d’une étude (Escapad 2005) dans laquelle les variables à modéliser (usages de tabac et de cannabis) décrivaient des états datés (l’âge à l’expérimentation et l’âge de passage à un usage quotidien étaient renseignés), de même les facteurs à prendre en considération (l’âge au premier redoublement et à la sortie du système scolaire et l’âge à l’expérimentation d’autres produits psychoactifs).

Pour chaque produit, tabac ou cannabis, nous avons donc reconstitué deux cohortes rétrospectives décrivant deux étapes dans la carrière de consommation, l’expérimentation d’un côté et le passage à l’usage quotidien parmi les expérimentateurs de l’autre, suivant le descriptif donné dans la partie II.4 Les techniques statistiques utilisées.

Pour l’expérimentation de tabac, la vie de chaque individu était ainsi reconstituée depuis l’âge de 9 ans jusqu’à l’expérimentation ou l’âge de 17 ans (âge lors de l’enquête), qui signalent tous deux sa sortie de la cohorte. La variable d’intérêt, l’expérimentation de tabac prenait la valeur 0 lorsqu’elle n’avait pas lieu l’année considérée, 1 sinon, 1 marquant la sortie de l’end de la cohorte. Dans cette cohorte, nous avons ainsi considéré comme facteurs le SES-F (statut économique et social de la famille) et la séparation éventuelle des parents, l’expérimentation de cannabis, d’ivresse et d’autres produits psychoactifs, le premier redoublement et la sortie de l’école). Le SES-F et la séparation des parents étaient considérés fixes au cours du temps, c'est-à-dire tout au long de la présence dans la cohorte. Les autres variables étant datées, seules les occurrences des événements précédant l’expérimentation de tabac étaient considérées : leur valeur était 1 dans ce cas, 0 sinon. Un compteur de lignes de présence de chaque individu était également ajouté dans la base.

Pour le passage à l’usage quotidien, la cohorte débutait par l’expérimentation et se poursuivait jusqu’à l’usage quotidien ou 17 ans. Seuls les expérimentateurs étaient donc dans cette cohorte. Le principe de codage des variables était identique à celui adopté dans la cohorte d’expérimentation. Le même procédé a été appliqué au cas du cannabis en permutant les rôles des deux produits. La seule différence est que pour la cohorte d’usage quotidien de cannabis, ce n’est plus l’expérimentation de tabac qui a été retenue mais la consommation quotidienne de tabac.

Au total, quatre cohortes ont ainsi été reconstruites.

La technique d’analyse était la régression logistique en temps discret. Précisons que dans la modélisation de la consommation quotidienne (de tabac respectivement de cannabis), l’ajustement se faisait en plus sur la précocité de l’expérimentation (de tabac, respectivement de cannabis) afin de mesurer un effet de la précocité sur les risques de transition vers l’usage quotidien.

La médiation des difficultés scolaires (redoublement ou sortie de l’école) sur les usages, qui peut varier suivant le SES-F a été traité par des interactions et une stratégie de modélisation

parentale. Le second modèle incluait les interactions éventuellement significatives entre le SES-F et le redoublement et la sortie de l’école ; le troisième modèle incluait finalement les autres usages de produits psychoactifs et l’ivresse.

Au préalable toutefois, les courbes de survie de l’expérimentation de tabac, puis de l’usage quotidien de tabac d’un côté, d’expérimentation de cannabis puis d’usage quotidien de cannabis de l’autre ont été représentées graphiquement à l’aide de la méthode de Kaplan-Meier, par SES-F, afin d’illustrer visuellement les phénomènes de gradient social que nous voulions modéliser.

Enfin, signalons que l’enquête Escapad 2005 permet de connaître la catégorie de profession du père et de la mère de chaque enquêté suivant la typologie des groupes socioprofessionnels en 8 postes de l’Insee, à ceci près que la catégorie d’emploi des chômeurs au moment de l’enquête n’est pas connue, les chômeurs et inactifs étant alors regroupés dans une catégorie à part. Le SES-F a été défini comme la catégorie la plus élevée des deux parents, dans cet ordre : cadre et professions intellectuelles supérieures, artisans commerçants et chefs d’entreprise, professions intermédiaires, agriculteurs exploitants, employés, ouvriers, chômeurs50.

Les résultats de cette étude sont de plusieurs ordres. En premier lieu, ils confirment des éléments de connaissance déjà établis : l’influence de la précocité de l’expérimentation sur le risque de consommer plus tard quotidiennement un produit ; l’influence de la consommation d’un produit sur la consommation de l’autre (le tabac influençant la consommation de cannabis et réciproquement, qu’il s’agisse de l’expérimentation ou de l’usage quotidien de ces substances) ; l’influence de l’expérimentation de l’ivresse mais aussi de drogues illicites autres que le cannabis sur les usages de tabac et de cannabis.

En deuxième lieu, ils montrent que l’association entre milieu social familial et expérimentation se fait dans un sens inverse à celle observée entre milieu social et passage à l’usage quotidien. Dans

50

La place des agriculteurs exploitants est ici quelque peu arbitraire, leur mode de vie et leur profession les plaçant très à part des autres catégories, rendant leur positionnement dans ce continuum relativement incertaine. Toutefois, le codage réel de notre SES-F repose sur cette hiérarchie, car elle permet de fournir à la catégorie des agriculteurs exploitants un poids très proche de celui qu’ils ont dans la population active de l’Insee.

le cas du tabac, l’expérimentation est distribuée de façon relativement homogène suivant le milieu social familial alors que la transition vers un usage quotidien est très nettement plus fréquente parmi les jeunes des milieux populaires (les OR pour les enfants de familles d’ouvriers et de chômeurs étant de l’ordre de 2 comparativement aux familles de cadres). Dans le cas du cannabis, l’expérimentation est très nettement plus fréquente parmi les jeunes des milieux favorisés alors que la transition vers un usage quotidien est au contraire nettement plus répandue parmi les jeunes des milieux populaires. D’un côté, l’expérimentation est donc globalement un comportement des classes favorisées, alors que le passage de l’expérimentation à l’usage quotidien est plutôt celui des milieux populaires.

En troisième lieu, il y a bien un effet des difficultés scolaires sur l’expérimentation et la transition vers un usage quotidien de tabac comme de cannabis. L’effet est assez peu marqué pour l’expérimentation, il est même inversé dans le cas du tabac, ce qui souligne le poids de la socialisation à l’école sur les expériences adolescentes d’usages de drogues. Mais cet effet est au contraire très fort pour l’usage quotidien, les difficultés scolaires augmentant très significativement les risques de progresser vers des usages quotidiens des deux substances. Toutefois, il existe une forte médiation des difficultés scolaires sur la trajectoire d’usage de chaque produit : l’effet d’un redoublement ou d’une sortie du système scolaire est plus marqué parmi les jeunes des milieux favorisés que ceux des milieux populaires (le rapport des OR étant de l’ordre de 1 à 2 pour le redoublement, de 1 à 3 pour la sortie du système scolaire, entre les catégories les plus modestes et les cadres et professions intellectuelles supérieures). Globalement, les variables scolaires jouent donc un rôle similaire à celui de la variable de SES-F.

Finalement, la séparation parentale apparaissait toujours augmenter les risques d’expérimenter ou bien de passer à l’usage quotidien de ces substances, ce qui souligne le poids de la structure familiale. Précisons que cet effet peut s’interpréter en termes psychologiques si l’on considère que

souffrances chez les adolescents confrontés à cette situation, soit s’interpréter comme un simple accroissement des opportunités de consommer, l’absence d’un parent diminuant mécaniquement les possibilités de surveillance des enfants (Cloward et Ohlin, 1960).

Les résultats concernant le lien entre les usages de substance entre elles ne sont pas une nouveauté, de même que ceux entre la structure familiale et les usages. Ils ne sont que confirmés ici. L’originalité de nos résultats tient plutôt à la mise en évidence du rôle contrasté du milieu social familial sur les carrières d’usages, suivant qu’il s’agisse du premier contact avec les substances ou bien au contraire de la progression vers un usage quotidien. L’interprétation que nous en donnons est de deux ordres, qui ne s’opposent pas nécessairement. Les moyens financiers pourraient permettre aux jeunes gens de milieux favorisés d’acquérir plus facilement du cannabis que ceux des milieux populaires. D’un autre côté, l’attachement à la performance scolaire, à la réussite sociale et plus généralement la projection dans le futur pourraient être des freins puissants à l’intensification de la consommation de tabac comme de cannabis au sein des jeunes des catégories sociales supérieures, comme le suggèrent les entretiens qualitatifs réalisés à Paris en 2009 auprès de jeunes des quartiers favorisés et des quartiers populaires (Spilka, Tribess, Le Nézet et al., 2010). La performance scolaire et le maintien à l’école, la confiance en soi et la préférence pour le futur apparaissent donc clairement comme des leviers puissants de prévention.

Les limites de cette analyse sont de plusieurs ordres. D’abord, l’enquête Escapad 2005 fournissait peu de données datées : en particulier, la séparation des parents n’est pas datée, de même que la sortie du système scolaire qui a ici toujours été considérée être 16 ans, âge limite de la scolarisation. Les exercices d’Escapad à partir de 2011 intègreront ainsi leur datation. Ensuite, la médiation des difficultés scolaires considérée dans ce travail apparaît quelque peu fragile. Un traitement tout à fait correct de ce problème (la scolarité dépend du milieu social et non l’inverse, mais son influence peut varier suivant le milieu social) aurait nécessité de procéder d’abord à la modélisation des difficultés scolaires en fonction du milieu social familial, avant d’intégrer ces

variables de propension dans le modèle final. Pour des raisons de complexité, ce n’est pas ce qui a été choisi ici. Notre analyse permet cependant de mettre en évidence simplement la variabilité du poids de ces difficultés scolaires suivant le milieu social, ce qui était notre propos51. De plus, nos

résultats démontrent l’importance de considérer à la fois le milieu familial et le parcours scolaire comme indicateurs de milieu social ou de position sociale indépendants à l’adolescence.

Une limite de fond touche à la définition du SES-F. En effet, notre variable ne permet pas de connaître la PCS des parents qui ne travaillent pas, de même que, reposant sur les déclarations des enfants, elle peut souffrir de biais de désirabilité sociale ou bien simplement de l’ignorance de la véritable profession de ses parents par ego. Si là encore, les prochains exercices d’Escapad permettront de résoudre cette difficulté, soulignons que notre indicateur était déjà proche de ce qui est utilisé à l’âge adulte par l’Insee, et à l’adolescence dans de nombreux travaux. En particulier, une étude suggère que ce type d’indicateur est fiable chez les adolescents (Lien et al., 2001). Par ailleurs, il nous faut signaler en plus l’absence de données sur les consommations d’alcool, de tabac et ou de cannabis des parents mais aussi des ami(e)s, qui sont bien sûr susceptibles d’encourager les consommations des adolescents par effet d’imitation. Enfin, aucune donnée contextuelle concernant la disponibilité du cannabis ou du tabac (que l’on peut approximer en première approche par le niveau d’usage dans la zone de résidence des enquêtés) n’a été mobilisée ici. Or il est clair que ces variables contextuelles sont potentiellement d’importance pour notre sujet d’étude.