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II MATERIELS ET METHODES

II.1. Mesurer la position sociale

II.1.1 Le concept de classe sociale (CS)

Il s’agit d’un des concepts les plus utilisés, surtout en France, puisqu’il est même en grande partie dans les catégories statistiques institutionnelles de l’Insee (Catégories sociales avant 1982, Professions et catégories sociales par la suite : (Desrosières et Thévenot, 2002)). Il possède une transparence et une signification larges, pour le profane comme le spécialiste, dans notre environnement culturel. Il n’est toutefois pas inutile d’en brosser une courte histoire pour mieux en cerner les contours. Le concept de classe existe depuis le 17ème siècle chez les économistes et les historiens. L’expression « lutte des classes » est documentée avec certitude dans le « Cours d'histoire moderne : Histoire générale de la civilisation en Europe depuis la chute de l'empire romain jusqu'à la Révolution française » de François Guizot, publié en 1828 (Guizot, 1828) : « La lutte des classes remplit l’histoire moderne. L’Europe moderne est née de la lutte des diverses classes de la société » (p 29). Marx le reconnaît explicitement23

. Le concept a été utilisé pour penser les rapports sociaux entre les différents groupes de population aux intérêts divergents du fait de leurs positions sociales antagonistes. Weber insiste quant à lui sur la conscience de classe comme conscience collective des intérêts communs poussant l’organisation politique et la défense du groupement, l’auto-organisation et l’action collective (Weber, 1972). La notion de classe sociale comporte donc une dimension

objective (position dans la superstructure économique, possession des moyens de production ou non) et une dimension subjective (sentiment d’appartenance de classe) ainsi qu’une dimension antagoniste ou conflictuelle.

Au cours des trente dernières années, les occurrences du terme « classe (sociale) » ont nettement diminué, alors qu’en parallèle se sont imposés d’autres vocables et d’autres discours : individualisation et moyennisation, exclusion et lien social. Deux groupes de pays peuvent être distingués dans cette histoire. La France et l’Angleterre, où le recul des classes dans le discours a été tardif et incomplet, et l’Allemagne et les USA, où il est plus radical et précoce. En Allemagne, le reflux a été amorcé dès les années 1920-1930 avec Theodor Geiger qui introduisit le concept de stratification sociale (Geiger, 1932) ; aux Etats-Unis, il s’est fait sentir dès les années 1950 avec Robert Nisbet (Nisbet, 1959). Depuis, les analyses statistiques et ethnographiques continuent de privilégier l’approche classiste, mais le discours métasociologique commence à l’abandonner. Le dictionnaire crique de la sociologie de R Boudon et F Bourricaud, abandonne l’entrée « classe sociale » pour stratification sociale (1982). C’est la défense d’une approche individualiste méthodologique opposée à celle de Bourdieu (Bourdieu et Passeron, 1964; Bourdieu et Passeron, 1970; Bourdieu, 1979).

Ulrich Beck et Pierre Rosanvallon s’accordent sur la montée des inégalités mais refusent de la connecter aux classes dont ils théorisent la disparition. Selon Beck « de larges pans de la population ont fait l’expérience de transformations et d’améliorations de leurs modes de vie, plus décisives au regard de leur propre expérience que les écarts persistants entre leur situation et celles des autres groupes. » (Beck, 2001) (p 167). La tertiarisation et l’élévation des niveaux de vie ont translaté les groupes vers le haut ce qui autorise aux membres des anciennes classes sociales des processus d’individualisation croissante qui détruisent les cadres classistes traditionnels et aussi ceux de la famille, notamment les rôles joués en son sein par les deux sexes. Le clivage est selon lui entre une minorité d’exclus du marché du travail et de chômeurs et les actifs. Les inégalités concernent moins

des groupes que des moments de la vie : il y a ainsi une répartition biographique des inégalités. La dissémination des risques (de toute nature et considérés indistinctement) prend le pas sur les inégalités de richesse ou de dissémination des richesses.

Rosanvallon défend également une vision individualiste du social. Selon lui, « C’est à l’histoire individuelle plus qu’à la sociologie qu’il faut de plus en plus faire appel pour penser le social. […] Ce sont des variables de comportement et en particulier l’attitude par rapport au travail, qui expliquent en fin de compte le mieux pourquoi les parcours d’insertion sont très rapides pour certains, très entrecoupés de chômage pour d’autres, très instables pour beaucoup. » (Rosanvallon, 1995), p 200. Selon lui, « Les statistiques traditionnelles s’avèrent inaptes à décrire ce nouvel univers social, plus atomisé et plus individualiste, aux contours fluctuants et flous. » (Ibid, p 201) Pour les ménages surendettés, « c’est l’histoire des individus qui est là encore décisive ». (Ibid., p 201).

Au cours des années 1990, ce mouvement d’individualisation du social conjuguant moyennisation et éclatement des groupes sociaux conduira à des critiques sévères de la nomenclature des Catégories sociales ou CS (Goux et Morin, 2000). En effet, ces auteurs montrent que le revenu a un pouvoir explicatif supérieur à celui des CS pour nombre de comportements sociaux. Rosanvallon va jusqu’à affirmer « Pour saisir le social, il faut aujourd'hui donner congé à l’homme moyen de Quételet et au fait sociologique de Durkheim et rendre aux données leurs valeurs individuelles. » (Rosanvallon, 1995), p 210. Le même affirme avec Fitoussi que la nomenclature des CS serait dépassée : « Conçues et mises en place dans les années 1950 pour saisir une société de classe, cloisonnée, organisée hiérarchiquement, aux mouvements relativement lents, […], [elles] ne saisissent qu’une part limitée de la société actuelle. » (Fitoussi et Rosanvallon, 1996), p 25. Les nombreuses et virulentes critiques ont ainsi été jusqu’à provoquer une expertise de l’inspection générale de l’Insee qui a conclu à l’utilité d’une modification en 2003, mais qui est restée très limitée, en attendant un outil européen. Les catégories sociales au sens de l’Insee se sont donc

équivalent au-delà des frontières. Précisons enfin qu’avec l’accès plus large aux pratiques de consommation économique, le déclin des pratiques d’entraide collectives et des mobilisations politiques de masse, le recul du sentiment d’appartenance de classe souvent évoqué, la classe ouvrière semble bien mise à mal dans sa définition orthodoxe et sa présence sur la scène économique et sociale, relativement au demi siècle précédent. Ce constat d’involution apparent de la lutte des classes fait dire à Pinçon et Pinçon-Charlot que la bourgeoisie et surtout la grande bourgeoisie reste le seul groupe social à cumuler toutes les caractéristiques des classes sociales et à pouvoir se définir comme tel (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2004; Pinçon et Pinçon-Charlot, 2005). Bien sûr, ces évolutions générales n’excluent pas des mouvements d’appauvrissement relatifs, comme celui des employés, dont le travail et la position sociale tend de plus à se rapprocher de ceux des ouvriers et qui connaissent aussi une précarisation croissante du travail.

Toutefois, il faut souligner qu’il est en pratique impossible de déterminer finement l’appartenance à une classe ou une catégorie sociale dans une enquête épidémiologique24 : bien

souvent d’ailleurs le propos n’est pas là, un seul ou deux indicateurs de position sociale comme le niveau de diplôme ou le revenu, ou bien encore la catégorie de profession suffisent aux comparaisons visées. En effet, au-delà des controverses sur la pertinence et les limites du concept de classe ou de catégorie sociale qui en découle, il apparaît que les antagonismes entre groupes sociaux identifiés même grossièrement par leur PCS ou leur niveau de diplôme, par exemple, contribuent fortement à comprendre les inégalités de comportement de santé. Ainsi, notre usage du concept sera très pragmatique et fondée sur des comparaisons de situations contrastées, faute d’accéder à des informations plus fines. En ce sens, nous pouvons faire nôtre cette citation de Pierre Leroux en 1832 qui maintient l’utilité d’une division grossière de la réalité sociale en arguant de la visibilité des classes extrêmes et en contestant l’importance des situations intermédiaires entre les modèles de classes que l’on perçoit aisément : « 1. Or maintenant posons le pied sur le terrain de la réalité

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Nous opposons ici les enquêtes santé ou généralistes aux enquêtes de l’Insee, dont la description des caractéristiques d’emploi, de statut professionnel etc. des individus est très détaillée, et qui seules permettent une relative identification des classes sociales.

présente. Je dis que le Peuple se compose de deux Classes distinctes de conditions et distinctes d’intérêt : les Prolétaires et les Bourgeois. […] 4. Dira-t-on que ces deux Classes n’existent pas, parce qu’il n’y a pas entre elles une barrière infranchissable ou une muraille d’airain; parce qu’on voit des Bourgeois travailleurs et des Prolétaires propriétaires? Moi je répondrai qu’entre les nuances les plus tranchées il y a toujours une nuance intermédiaire, et que personne, dans nos colonies, ne s’avise de nier l’existence des Blancs et l’existence des Noirs, parce que l’on voit entre eux des Mulâtres et des Métis» (Leroux, 1832 (2002)) (P 1 et 3).