• Aucun résultat trouvé

II MATERIELS ET METHODES

II. 4 : Les techniques d’analyse statistique utilisées

III.3 Le rôle des conditions de travail

Après avoir mis en évidence la convergence des comportements de consommation des hommes et des femmes avec l’élévation des positions sociales, nous allons nous attacher à explorer plus avant l’influence des conditions de travail sur ces consommations au sein des populations d’actifs occupés. Encore une fois, nous chercherons à déterminer les conditions de travail les plus associées aux usages des hommes et celles qui sont le plus spécifiques aux femmes. Article publié dans la revue d’épidémiologie et de santé publique en 2011. Le titre original est : Associations of short-term employment, physical and psychological occupational demands, and job dissatisfaction with alcohol abuse and smoking.

L’idée de ce travail était de poursuivre l’analyse précédente en nous concentrant sur les seuls actifs occupés mais en distinguant trois aspects rarement considérés dans la littérature épidémiologique sur les conditions de travail : l’âge des travailleurs et le ressenti des conditions de travail ainsi que le sexe. Les études publiées s’accordent à montrer que les conditions de travail difficile, le stress occasionné par l’occupation d’emplois précaires et de courtes de durée sont des facteurs favorisant les consommations de produits psychoactifs à titre compensatoire. De même, les consommations des hommes et des femmes en face de ces situations ne sont pas les mêmes. Toutefois, au cours de la carrière professionnelle, les conditions de travail réelles ou perçues varient, de mêmes que les attentes relatives à ces conditions ou à la sécurité de l’emploi. Les jeunes travailleurs sont en effet plus souvent que leurs aînés exposés à des conditions difficiles et à des emplois précaires, mais leur résistance physique et leur moindre ancienneté dans le poste de travail peuvent les amener à mieux supporter ces conditions que leurs aînés. Le désir de sécurité d’emploi et de conditions de travail moins éprouvantes peut s’accroître avec l’âge alors que la résistance physique diminue et que le sentiment d’avoir fait ses preuves est bien installé. L’influence de ces facteurs professionnels sur la consommation d’alcool ou de tabac peut donc augmenter avec l’âge. Il

est néanmoins est probable qu’hommes et femmes réagissent différemment ou à des âges différents à ces circonstances professionnelles du fait notamment du poids spécifique de la maternité dans la vie des femmes. Notre étude avait pour but de décrire les influences croisées de ces différents facteurs professionnels sur les usages d’alcool et de tabac.

Nous avons pour cela mobilisé les données du Baromètre santé 2005 de l’Inpes en nous restreignant aux actifs occupés âgés de 18 à 59 ans au moment de l’enquête. Nous avions choisi de mettre l’accent non sur les conditions de travail objectives, difficiles à décrire efficacement dans un questionnaire, surtout par téléphone, mais sur la perception des ces conditions à travers trois aspects subjectifs simples : l’opinion sur la fatigue physique induite par le travail, l’opinion sur la fatigue nerveuse induite par le travail, l’insatisfaction relative aux conditions de travail. La précarité du contrat de travail a été décrite uniquement par l’occupation d’un emploi en contrat d’intérim ou en CDD (les professions libérales ont été considérées comme occupant un contrat à durée indéterminée). Finalement, la position sociale a été décrite par trois indicateurs dans les modèles : la PCS au sens de l’Insee, le niveau de diplôme et le revenu du ménage. Parce que les questions relatives aux conditions de travail n’étaient pas posées aux détenteurs exclusifs d’un téléphone mobile, nous avons restreint notre échantillon de travail à la population des détenteurs d’un équipement téléphonique filaire classique. Les âges considérés étaient 18-29, 30-39, 40-49 et 50-59 ans et les analyses ont été faites par sexe. Dans un premier temps, nous nous sommes intéressés à l’effet moyen des variables de contexte professionnel et d’appréciation des conditions de travail en regroupant les quatre tranches d’âge. Afin de prévenir tout risque de surajustement pour ce qui concerne le milieu social, nous avons ajouté progressivement les variables en partant d’un modèle logistique ne comprenant que l’âge. Puis dans un deuxième temps, nous avons stratifié les analyses par groupe d’âge : 18-29, 30-39, 40 ans et plus, et en effectuant les analyses ajustées sur toutes les variables, ce qui nous a permis d’établir que les effets des variables professionnelles sur les usages

suivent le réveil parmi les fumeurs, qui est un bon signe de dépendance, en ajustant sur toutes les variables. Cela nous a permis de tester si les conditions de travail et leur appréciation par les répondants étaient aussi des facteurs de gravité de la consommation de tabac.

Le principal résultat de cette étude est que le contexte professionnel et sa perception par les travailleurs sont fortement associés au tabagisme quotidien et à l’abus d’alcool, mais que ces associations varient avec le produit, le sexe et l’âge. Pour le tabagisme, parmi les hommes, c’est l’insatisfaction relative aux conditions de travail qui joue pour les 18-29 ans (OR=2,02) ; c’est la précarité du travail, l’insatisfaction et le caractère fatiguant du travail (OR proches de 1,3) parmi les 30-39 ans ; seules la fatigue physique et nerveuse induites par le travail jouent (OR=1,3) parmi les 40 ans et plus. Parmi les femmes, c’est la précarité du travail et son caractère fatiguant nerveusement (OR proches de 1,6) qui jouent parmi les plus jeunes (18-29 ans), alors que seule la fatigue nerveuse joue pour les plus âgées (OR=1,74 pour les 30-39 ans, OR=1,28 pour les 40 ans et plus). Pour l’abus d’alcool, parmi les hommes, c’est encore l’insatisfaction relative aux conditions de travail qui joue parmi les 18-29 ans (OR=1,71) ; le caractère précaire du contrat de travail (1,40) parmi les plus de 40 ans. Pour les femmes, on retrouve encore le contrat précaire parmi les 18-29 ans (OR=1,69) et enfin, pour les plus de 40 ans, la fatigues physique et l’insatisfaction relative aux conditions de travail (OR proches de 1,4). Ainsi, les femmes jeunes en contrat précaires ont des risques accrus de fumer ou de boire trop d’alcool au sens du test Audit-C, alors qu’au même âge, c’est l’insatisfaction vis-à-vis du travail qui joue ce rôle parmi les hommes. Avec l’âge, la précarité joue sur la consommation excessive d’alcool chez les hommes, le caractère fatiguant du travail et une insatisfaction relative aux conditions de travail jouant un rôle similaire chez les femmes. Pour les deux sexes, le caractère fatiguant du travail est tendanciellement davantage lié au tabagisme après 40 ans.

Ainsi les femmes sont plus précocement que les hommes sensibles à la précarité de leur contrat de travail tandis que les hommes jeunes semblent manifester des attentes plus importantes relativement à leurs conditions de travail. Ce différentiel de calendrier pourrait en partie s’expliquer

par le désir d’enfant et la mise en couple, pour les femmes : avoir un enfant pourrait être plus facilement envisagé par les femmes qui exercent un travail stable et inversement, celles qui n’en ont pas pourraient compenser par des consommations d’alcool et de tabac.

Finalement, nos analyses concernant la dépendance tabagique parmi les fumeurs quotidiens ont permis de confirmer l’association entre la dépendance et d’une part, la précarité du contrat de travail et dépendance tabagique parmi les femmes (OR=1,50), d’autre part le caractère physiquement fatigant du travail chez les hommes (OR=1,64, une tendance similaire étant observée pour la fatigue psychologique).

Cependant, les limites de ce travail sont nombreuses. La principale provient du caractère transversal de l’enquête, qui ne permet pas de conclure que les conditions de travail et leur appréciation causent l’abus d’alcool et le tabagisme quotidien. Les études faites en population adolescente ou auprès des jeunes adultes montrent en effet à l’envi que ces usages peuvent s’établir à l’adolescence ou au début de la vie d’adulte, et donc précéder l’entrée dans la vie professionnelle, voire y exercer une influence délétère. La littérature sur les effets de la consommation d’alcool ou de tabac sur les performances scolaires et la poursuite d’études est en effet abondante et ses résultats sans appel dès que les usages étudiés sont soit intensifs, soit précoces (Rodney, Rodney, Crafter et al., 1999; Aertgeerts et Buntinx, 2002; Chatterji, 2005; Legleye et al., 2009b). C’est pourquoi nous avons également tâché de vérifier si les facteurs professionnels étudiés pouvaient, parmi les fumeurs quotidiens, être des éléments contribuant à l’intensité du tabagisme (envisagé ici comme un élément de dépendance) ; la réponse étant positive, il semble que nos résultats ne reflètent pas uniquement de l’influence du tabagisme sur les possibilités professionnelles mais bien une relation réciproque au moins dans une certaine mesure. Ces résultats concordent avec ceux d'une étude populationnelle montrant que les conditions de travail pénibles favorisent l'initiation de la consommation tabagique, essentiellement à l'âge de jeune adulte (Chau, Choquet, Falissard et al., 2009).

La seconde limite importante tient au caractère très général de la description des conditions de travail et de son appréciation par les répondants. Le questionnaire du Baromètre santé ne proposait pas en effet de questionnaire standardisé détaillé tel qu’on peut en trouver dans les études spécialisées dans le domaine de la santé au travail. Ce handicap est compensé par la possibilité étendue de comparaison entre les catégories professionnelles : chacun, cadre supérieur comme ouvrier, peut porter un jugement général sur son travail et son caractère fatigant, alors qu’un questionnaire portant sur les conditions précises du travail les aurait limitées (un cadre ne porte généralement pas de charges lourdes et n’est généralement pas exposé à du bruit ou à de la poussière comme l’est un ouvrier). C’est donc la dimension subjective que nous avions choisi de mettre en avant.

Une autre limite est liée à un éventuel défaut de représentativité induit par l’exclusion des personnes détentrices exclusives d’un téléphone portable. Toutefois, cette population ne représentait que 14% de la population générale en 2005 et de plus, il est peu probable que les associations y aient été de sens différents. En fait, cette population est plus jeune et moins souvent très diplômée, et elle présente des consommation de tabac et d’alcool sont plus élevées que la moyenne (Beck, Legleye et Spilka, 2007) : il est donc probable que le biais induit par l’exclusion des téléphones mobiles diminue la magnitude des résultats observés ici.

Une limite statistique est enfin à mentionner : le recours à des analyses stratifiées par âge pour la réalisation des graphiques ne garantit pas la comparabilité des OR mesurés sur les différentes strates, même en cas d’utilisation d’un unique modèle (Mood, 2010). Il eut été possible de circonvenir ce problème par le recours à une modélisation sur tout l’échantillon en incluant des interactions entre la tranche d’âge et les variables professionnelles d’intérêt et par l’utilisation de contrastes. Nous y avons renoncé pour l’analyse stratifiée classique, qui est la norme en épidémiologie, de façon à ne pas ajouter de complexité à notre propos.