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Comme nous l’avons énoncé dans l’introduction de ce chapitre, cette série d’études, bien qu’essentiellement exploratoire, était guidée par l’hypothèse générale selon laquelle l’identification à l’Europe est liée, d’une part, aux identifications - régionale et nationale - préexistantes et d’autre part, aux représentations des relations - actuelles ou futures - entre l’Union Européenne et ces entités géopolitiques subordonnées. A partir de l’idée selon laquelle les représentations sociales de l’Union Européenne et du processus d’intégration européenne s’élaborent, à travers un processus d’ancrage, à partir des représentations du modèle national, nous avions plus précisément prédit que l’identification à l’Europe serait faible chez les personnes qui anticipent une homogénéisation de l’espace politique et culturel européen. Elle serait au contraire plus forte chez les personnes qui se représentent l’intégration européenne comme un processus qui mènera à une relation complémentaire entre la nation et l’Union Européenne. En d’autres termes, les personnes qui pressentent la transposition du

européenne.

208 75.9 % des sujets se sont positionnés sur la partie négative (< 6) de l’échelle d’attitude à l’égard de l’uniformisation culturelle.

modèle national - caractérisé par l’homogénéisation interne de l’entité géopolitique et la différenciation avec d’autres entités géopolitiques situées au même niveau d’abstraction - au niveau supra-national européen devraient s’identifier moins volontiers à l’Europe en comparaison des personnes n’anticipant pas cette homogénéisation.

A l’issue de ces travaux, nous pouvons conclure que, dans l’ensemble, nos résultats tendent à confirmer cette hypothèse générale, bien qu’il nous faille la nuancer. Ainsi, il va de soi que les prémisses de cette hypothèse conservent leur nature conjecturale : ces données ne nous permettent pas d’attribuer les tendances observées à un processus d’ancrage des représentations, en cours d’élaboration, de l’Europe dans un système bien établi de représentations sociales lié au modèle national. Cependant, certains indices tendent à conforter cette possibilité. Ainsi, nous avons vu que la classe lexicale la plus significativement associée à l’identité européenne - en tant qu’objet de représentation (voir 4.3.3) - rassemble des termes relatifs aux groupes d’appartenance subordonnés, en particulier à la nation. « Etre européen » évoque avant tout le fait d’être belge. La représentation de l’identité européenne est liée à la représentation de l’identité nationale.

L’hypothèse proprement dite se voit entérinée à plusieurs reprises. Ainsi, l’analyse des représentations sociales des changements anticipés dus au processus d’intégration européenne a révélé que les personnes qui s’identifient le moins à l’Europe sont celles qui pressentent des changements importants et défavorables. Or, l’analyse du contenu des descriptions libres de ces changements a montré que la perte de pouvoir national et l’unification culturelle sont les changements jugés les plus importants et défavorables (voir 5.2.9).

Cependant, ce thème de réponse restait très minoritaire. Abordé plus systématiquement à travers les jugements de probabilité et d’attitude envers une série de prédictions concernant l’évolution des relations entre la nation et l’Union Européenne, ces tendances s’expriment à nouveau. De fait, cette étude (voir 6) a montré que les personnes qui s’identifient le moins à l’Europe appartiennent à deux catégories : celles qui ne s’identifient à aucun des niveaux d’appartenance géopolitiques envisagés dans cette étude et celles qui s’identifient fortement à leur nation et qui anticipent une menace à la souveraineté et aux prérogatives de l’Etat national.

Enfin, les analyses de régression linéaire effectuées à partir des variables issues de ces différentes études afin d’identifier les facteurs prédisant - statistiquement - l’identification à

l’Europe (voir 10) montrent que la variabilité de cette mesure est le mieux prédite par une combinaison de facteurs ayant trait à l’appartenance nationale. Ainsi, il est important de remarquer que les variables liées aux changements ou aux intérêts individuels, ainsi que les variables liées à l’identification, aux changements ou aux intérêts régionaux ne constituent pas de bons prédicteurs de l’identification européenne. Le modèle que nous avons retenu peut être énoncé de la manière suivante : une faible identification européenne est liée à une faible identification nationale ; à la conviction que le processus d’intégration européenne mènera à la perte de la souveraineté nationale ; à une attitude négative envers la perspective d’une uniformisation des cultures nationales ; et à l’idée que la Belgique a suffisamment de pouvoir au sein de l’Europe par rapport aux autres Etats membres (et n’a donc rien à gagner de la poursuite de l’intégration).

Bien que, de par leur nature corrélationnelle, ces résultats ne puissent le prouver, ils suggèrent l’existence d’une influence des représentations de l’Europe et du processus d’intégration européenne sur l’identification européenne. Il faut toutefois ajouter que l’identification au niveau directement subordonné d’appartenance, la nation, semble exercer une influence importante, et conditionne l’influence de ces facteurs représentationnels.

Quant à la relation inverse - l’influence des identifications sociales sur les représentations sociales -, elle a été examinée à travers une tâche d’associations de mots destinée à permettre l’expression des représentations sociales de l’Europe - considérée en tant qu’objet, identité et pratiques. Cette étude a montré que l’influence des variables d’identification - régionale, nationale et européenne - était très réduite. Le champ représentationnel mis à jour n’est que faiblement structuré par ces variables. Autrement dit, les prises de position individuelles par rapport aux principes organisateurs structurant ce champ ne sont pas régulées de manière significative par l’appartenance de ces sujets à des groupes définis à partir de leur degré d’identification à ces trois entités géopolitiques (Doise, 1990; Doise et al., 1992). Cette faible correspondance entre identifications sociales et représentations sociales s’explique, d’une part, par le caractère relativement homogène de l’échantillon. Ces variables d’identification distinguent des positions individuelles plutôt que des groupes sociaux ; la distinction entre sujets faiblement, modérément ou fortement identifiés a un caractère artificiel. Elle ne permet d’appréhender que de manière imparfaite la notion d’ancrage social telle qu’elle est conçue dans le cadre de la théorie des représentations sociales (Doise, 1990; Moscovici, 1976). De plus, le contexte sociopolitique belge

francophone ne favorise pas les prises de position contrastées à l’égard de l’Europe. En effet, ce contexte se caractérise par l’absence virtuelle de débat concernant l’Europe. Il n’existe pas, à proprement parler, de courant d’opinion anti-européen. Le soutien au processus d’intégration européenne fait l’objet d’un ‘consensus mou’ et, en tant que tel, n’a pas besoin d’argumentation. Les arguments défavorables à l’Europe, tels qu’ils sont exprimés dans les pays où ce thème est l’enjeu de conflits politiques et d’opinion, sont absents de l’espace public belge francophone. De ce fait, le champ des représentations sociales de l’Europe mises à jour à travers notre analyse d’associations libres est loin de s’articuler autour d’une opposition entre partisans et opposants de la cause européenne. Il ne s’agit en aucun cas de représentations polémiques (Moscovici, 1988).

Comme nous l’avons souligné dans l’introduction de ce chapitre, il va de soi que ces résultats ne nous permettent aucune généralisation209. Mais, dans l’éventualité d’une réplication de ces résultats lors d’études plus représentatives, ces tendances rendraient nécessaire une réflexion concernant les voies de développement d’une citoyenneté européenne. Ainsi, ces résultats suggèrent que, afin de développer un sentiment d’identité européenne, l’intégration devrait être présentée comme un processus qui préservera la souveraineté nationale. Idéalement, il devrait également apporter des bénéfices à la nation, du moins dans le domaine politique (pouvoir décisionnel).

Sans tenir compte d’autres types d’objection, notamment éthiques, qui doivent être examinés dans le cadre d’une telle réflexion, cette préservation souhaitée du ou des niveaux d’appartenance subordonnés pose clairement une limite à l’homogénéisation de l’espace culturel et politique européen. Si l’on se base sur le modèle de la construction du sentiment d’identification nationale, tel que nous l’avons décrit à l’ouverture de ce chapitre, il en découle que les conditions nécessaires à l’émergence d’une identité européenne aussi forte que les identités nationales ne seront probablement pas réunies dans un avenir proche. En effet, selon ce modèle, il est nécessaire d’imposer une représentation du groupe d’appartenance comme homogène et différencié afin de déclencher chez les individus les

209 Ce souci de préserver le niveau national d’appartenance pourrait être dû à la situation particulière des Francophones de Belgique (voir Chapitre 1). En effet, dans une situation où l’autonomie régionale est au programme de certains responsables politiques flamands, l’Europe peut être perçue comme une solution pour préserver la Belgique du séparatisme (Klein et al., soumis). Ainsi, nous pourrions prédire que l’appartenance régionale se serait révélée beaucoup plus déterminante si cette étude avait était menée auprès de participant(e)s flamand(e)s qu’elle ne l’a été avec cet échantillon francophone.

mécanismes d’assimilation et de contraste - liés au processus de catégorisation sociale - susceptibles d’accroître la propension des individus à s’y identifier. Or, les identités subordonnées semblent faire obstacle à l’adoption d’une telle représentation. Il semble ainsi exister une contradiction entre les conditions nécessaires au développement d’un sentiment d’identification - homogénéisation et différenciation - et les exigences qui dérivent de la subsistance, parfois vivace, des identifications subordonnées - qui impliquent l’hétérogénéité.

A ce stade de la discussion, deux remarques s’imposent. Tout d’abord, le fait que l’homogénéisation et la différenciation intergroupes aient été utilisées afin de promouvoir le sentiment d’identité nationale lors de la phase de construction des nations n’implique pas qu’elles soient des conditions nécessaires au développement d’un sentiment d’identification géopolitique. Il existe sans doute d’autres voies de développement d’une identité collective. A ce titre, il pourrait s’avérer fructueux de prendre en compte les autres dimensions qui, d’après Campbell (Campbell, 1958), - en plus de la perception de la similarité des membres du groupe et des limites entre les groupes - contribuent à ce qu’un groupe soit perçu comme une entité : destin commun, proximité, communication ou perception d’interdépendance (Castano, 1999). C’est d’ailleurs dans cette direction, plutôt que dans celle d’une uniformisation culturelle, que s’est dirigée, d’après Magnette (Magnette, 1999) la politique identitaire de l’Union Européenne210.

A ce propos, il convient de porter un regard critique sur la contribution de la psychologie sociale à toute entreprise de construction identitaire, y compris dans le cadre de l’Union Européenne. En particulier, il doit être souligné que l’isomorphisme qui semble exister entre des mécanismes psychologiques intra-individuels et des phénomènes macro-sociaux ne signifie ni que ces phénomènes sont la conséquence directe de ces mécanismes, ni que ces phénomènes sont naturels, inévitables, et donc légitimes (Bude, 1993). Les acteurs politiques peuvent tirer avantage de l’existence de ces mécanismes et tenter d’en maximiser les effets alors que d’autres peuvent au contraire tenter de les inhiber, selon le projet politique

210 Magnette décrit ainsi la stratégie identitaire dessinée par la Communauté au milieu des années quatre-vingt (voir note page 152) : « Il s’agissait de légitimer un ordre politique récent en recourant, comme dans l’ancien régime, à des « éléments ‘irrationnels’ nécessaires à la construction et au maintien de la cohésion sociale » (Hobsbawm & Ranger, 1983, p. 268), mais pas de produire une homogénéité culturelle par l’institutionnalisation d’un passé présenté comme une donnée acquise et irréversible. L’entreprise ne s’inscrivait pas dans le registre réactionnaire du fatalisme et du providentialisme, mais dans celui, résolument moderne, de la construction délibérée d’un destin commun » (Magnette, 1999, p. 118).

qu’ils défendent (Azzi, 1998; Klein & Azzi, 1999; Klein et al., soumis; Reicher, 1996a; Reicher et al., 1997).

La seconde remarque qu’inspirent ces études a trait à l’idée de citoyenneté. De notre point de vue, le développement d’une identité européenne répond avant tout à la nécessité de développer une citoyenneté européenne. Or, la citoyenneté ne peut se réduire à sa dimension identitaire ; elle inclut également une dimension active, liée à la représentation démocratique. L’objectif serait alors moins de développer l’identification des individus à l’Europe que de promouvoir leur implication active dans le contexte politique européen. Bien qu’un sentiment d’identité semble nécessaire à la réalisation d’un tel objectif, cela n’implique pas forcément le type d’identification ‘chaude’ qui caractérise le nationalisme. Ce type d’identification possède certes ses aspects positifs : le sentiment national crée un lien entre les nationaux, il suscite la solidarité. Mais il n’est pas besoin, ici, de rappeler à quelles dérives il peut mener211. Le risque que le développement d’une identité européenne forte aboutisse au transfert des attitudes et comportements xénophobes du niveau d’appartenance national au niveau supra-national européen ne peut être écarté sous prétexte que la dimension universaliste de l’entreprise européenne ainsi que ses valeurs fondatrices s’y opposent de manière évidente.

Sans doute la notion d’identité supra-nationale n’est-elle pas la plus adéquate dans le cadre du développement d’une citoyenneté européenne. Selon Ferry (Ferry, 1992), le modèle supra-national consiste à transposer le modèle national à l’échelle de l’Europe. Les tentatives d’identification des racines culturelles communes aux peuples européens (Dumont, 1999) - que Ferry (1992) qualifie de ‘traditionalistes et fondamentalistes’ ou les tentatives de création d’un grand espace culturel grâce aux nouvelles technologies de l’information - qu’il qualifie de ‘modernistes et constructivistes’ participeraient de ce principe supra-national. Or, d’après cet auteur, le but de la construction politique de l’Europe est précisément le dépassement du ‘principe nationaliste’. Ferry, comme Habermas (Habermas, 1992), soutient l’adoption d’un principe ‘post-national’. Ce principe est lié au concept de ‘patriotisme constitutionnel’, qui implique un consensus à propos d’un ensemble de valeurs et de principes politiques démocratiques, mais pas la convergence des autres aspects de la culture. Il implique la

211 Selon Morin (Morin, 1991), le mythe national est bipolarisé. Au premier pôle se trouve le caractère spirituel de la fraternité entre ‘enfants de la patrie’. Mais au second pôle, « la fraternité mythologique apparaît comme une fraternité biologique, qui unit entre eux des êtres du même sang, ce qui tend à susciter le mythe second (et biologiquement erroné) de la ‘race’ commune. » (p. 322).

désunion de la référence politique et de l’appartenance culturelle. Cette solution nous semble susceptible de résoudre, d’une part, le problème suscité par la relation paradoxale entre les conditions de développement d’un sentiment d’identification européenne (homogénéisation et différenciation) et les identifications géopolitiques préexistantes ; puisque le principe post-national n’implique pas l’homogénéisation culturelle. D’autre part, le principe post-post-national écarte le danger d’une dérive identitaire européenne puisqu’il ne nécessite pas le développement d’une identification forte. La citoyenneté européenne se baserait alors sur une identité politique correspondant à un projet collectif compatible avec le pluriculturalisme.