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7.5.1 Discussion des résultats LSF

Ce que nous montrent les courbes

Trois points sont à retenir dans ces graphes. Premièrement, nous observons que les patrons de réponse pour les deux continua ne se ressemblent absolument pas alors que le statut linguistique des trois configurations [U], [V] et [X] est le même : potentiellement phonémique ; appartenance aux classes de configurations « pro-formes » et « dactylologie ». Pour [U-V], les courbes sont linéaires, le pic de

discri-mination coïncidant avec les paires 1-2 (un pas) et 1-3 (deux pas). En revanche, pour [V-X], la discrimination est très élevée autour du centre du continuum (paires 6-7 / 6-8) et très basse autour des extrêmes. Ces deux patrons sont régulièrement ren-contrés dans les résultats de discrimination dans la littérature et mettent en évidence des mécanismes différents. Le mécanisme adopté par les sujets pour le continuum [U-V] correspond à ce que prédit la loi de Weber-Feuchner : plus les deux doigts sont éloignés l’un de l’autre, moins la perception de leur distance est fine. En même temps, la configuration [U] semble correspondre à un ensemble de possibles rela-tivement faible en termes phonétiques car le moindre écart entre les deux doigts est détecté par les sujets. Cette loi psychophysique est valable à condition que l’on parte d’un état extrême et minime (la distance nulle entre les deux doigts, l’intensité minimale d’un signal, un poids minimal pour un objet, parmi d’autres) pour aller vers l’infini. Une telle précision n’est pas nécessaire dans [V-X], où ni [V] ni [X] ne correspondent à un état extrême : [V] ne représente ni la tension ni l’écartement extrêmes des doigts et pour [X], les doigts ne sont pas fléchis au maximum. Contrai-rement à [U], [V] et [X] se comportent comme des prototypes catégoriels, avec une discriminabilité minimale autour des bouts du continuum mais qui augmente au fur et à mesure qu’on s’éloigne des prototypes.

Ensuite, nous observons que les frontières de catégories (test d’identification) ne coïncident pas avec les pics de discrimination pour [U-V], ce qui n’appuie pas l’existence d’un lien étroit entre discrimination et identification, contrairement à ce que prédit la PC. Dans ce cas, la discrimination ne semble pas se baser fidèlement sur la « consultation » de représentations permanentes. Pour [V-X], la perception semble plus catégorielle, mais seulement pour les non signeurs, ce qui va à l’en-contre du modèle de PC.

Enfin, pour les deux continua et les deux conditions (un et deux pas), les courbes des deux groupes se chevauchent considérablement. Les signeurs et les non signeurs semblent utiliser des stratégies très similaires en discrimination comme en identi-fication, ce qui constitue un argument supplémentaire en faveur de l’utilisation de catégories temporaires et de mécanismes psychophysiques.

Ce que nous disent les participants

Les remarques que les participants ont faites en remplissant le questionnaire à l’issue des tests vont dans le même sens que les observations précédentes. Pour [U-V], l’essentiel des remarques porte sur la difficulté à discriminer dans la condition à 1 pas, voire même à 2 pas pour plusieurs participants LSF et NS, beaucoup plus que pour [V-X]. Les participants montrent et expriment que l’indice physique de l’écar-tement entre les doigts n’est pas facilement repérable. Enfin, il est régulièrement noté que dès que les doigts ne sont plus collés, alors ils sont écartés ! Ce que ne font pas ressortir les courbes d’identification qui distinguent deux catégories avec une frontière marquée entre UV4 et UV5 et non pas entre UV1 et UV2 ou UV3. On voit ici que le choix forcé entre deux catégories préétablies influence les réponses.

Les remarques des participants concernant [V-X] portent plus sur l’indice phy-sique à prendre en compte que sur des problèmes de discrimination. Deux indices de pliure des doigts ont été relevés : la visibilité des ongles (non visibles de VX1 à VX6) et l’ombre marquée dans l’articulation distale dès VX3 ou VX4. Ces deux critères sont en conflit puisqu’ils n’interviennent pas à partir du même item. Les sujets qui ont repéré ces deux critères avaient de ce fait plus de difficultés à « choi-sir » entre les deux catégories. Une analyse des temps de réaction qui n’a pas été menée dans le cadre de cette thèse mais qui fait partie des perspectives de ce travail, apporterait sous doute des informations intéressantes à ce sujet.

Des remarques d’ordre plus général ont été faites par les signeurs essentielle-ment, plus critiques vis-à-vis de la manière dont étaient présentées les formes ma-nuelles. La nature artificielle des mains n’a pas gêné les signeurs, même si certains ont relevé ce fait qui les intriguait en me demandant par quel moyen j’avais pu faire de si jolies mains qui, bien qu’artificielles n’en étaient pas moins réalistes ! Les choix de l’orientation de la main et de sa présentation en dehors de tout contexte ont suscité des discussions. Ainsi, parmi les participants LSF, plusieurs sont ensei-gnants de LSF et ont un recul métalinguistique suffisant pour souligner le fait que la même forme peut correspondre à un élément dactylologique quand il est présenté de face ou, en changeant son orientation et en faisant intervenir la deuxième main comme surface plane, à un proforme tel que « une personne debout » pour [V] ou « une personne à genoux » pour [X]. Enfin, certains ont relevé le fait que les mains

étaient présentées en dehors de tout contexte. En réponse aux participants sourds et entendants, j’ai expliqué le principe de ce type de tests dans les LV et chacun semble avoir compris le but de l’expérimentation.

7.5.2 Comparaison des résultats LSF et ASL

Nos résultats et nos analyses concordent avec ceux de Mathur & Best (2007) qui ont mené une étude similaire sur l’ASL avec le continuum [U-V], en utilisant ce-pendant des stimuli dynamiques là où nous avons utilisé des stimuli statiques. Leurs résultats, similaires aux nôtres (pas de PC et pas de différences considérables entre signeurs et non signeurs), confirment l’hypothèse selon laquelle les mécanismes en jeu dans la perception des configurations manuelles hors contexte sont d’ordre sen-soriel plutôt que linguistique, et permettent d’écarter l’hypothèse selon laquelle nos résultats seraient dus à la nature statique des stimuli alors que les unités dans les langues des signes sont dynamiques. Ils montrent en particulier un effet psychophy-sique sur la perception des stimuli.

Les études antérieures menées sur l’ASL (Newport, 1982 ; Emmorey et al., 2003 ; Baker, 2002) ont montré des résultats contradictoires : pour certaines, un effet PC a été trouvé, pour d’autres non. Nous avons vu que pour des raisons théo-riques il était délicat de préciser quels étaient les traits qui montraient ou non un effet PC.

Newport (1982) considère la forme manuelle elle-même comme le trait qui varie dans le continuum et ne trouve pas d’effet PC bien que la variation au niveau des caractéristiques de la forme manuelle ne concerne qu’un trait.

Dans l’étude de Emmorey et al. (2003), le trait [all] est considéré comme le trait modifié dans la paire [5-3]. Nous avons vu que l’on pouvait aussi utiliser le trait [bent] pour qualifier les doigts qui sont sélectionnés dans [5] mais qui ne le sont plus dans [3], l’annulaire et l’auriculaire. Peut-être qu’à un niveau phonologique [selected, all] serait plus approprié, le trait [bent] correspondant alors, au niveau phonétique, à la caractéristique sur laquelle porte la modification physiologique de la main pour des doigts qui au niveau phonologique sont considérés comme non sé-lectionnés. De la même manière, dans le continuum [B-A], est-ce le trait [selected, all] ou le trait d’aperture qui est pertinent à un niveau phonologique ?

Baker indique qu’elle a constitué des continua où les deux bouts ne se dis-tinguent que par un trait. Si on prend en considération les traits qui caractérisent les configurations et non pas les configurations elles-mêmes, on observe que dans les continua [5 - flat-0] et [5-S], les doigts sont initialement écartés et en extension puis dans une position finale serrés et pliés à la base, puisqu’en contact avec le pouce pour formé un bec pour [flat-0], et serrés et pliés avec les doigts entièrement repliés sur la paume dans [S]. Il y a donc deux caractéristiques visuelles qui distinguent les configurations initiale et finale des continua. Cependant, la position serrée des doigts est le résultat articulatoire d’une fermeture de l’ensemble des doigts. Les doigts ne peuvent physiologiquement pas maintenir une position écartée dans une position poing fermé, ce qui explique que maintenir les deux caractéristiques à un niveau phonologique est non pertinent car redondant.

Toutes ces observations nous amènent à revenir sur la manière dont sont éla-borées les expérimentations de PC classiques sur la parole vocale. Sur quels types de traits portent ces études, phonétiques ou phonologiques ? Sur des traits phoné-tiques qui sont distinctifs, donc phonologiques, pour les locuteurs dont la langue est étudiée. Plus exactement, ces tests doivent porter sur une dimension acoustique uni-quement (le VOT par exemple). Disposons-nous à l’heure actuelle d’informations suffisantes sur les aspects phonétiques (articulatoires, perceptifs et acoustiques)3 concernant les LS pour pouvoir mener à bien ce type d’études expérimentales et en tirer des conclusions réellement interprétables ? Non évidemment, mais ce n’est sans doute qu’une question de temps. Car finalement, existe-t-il une science phoné-tique des LS composée de ses différentes branches complémentaires qui permettrait un dialogue avec les phonologues des LS ?

3. Les travaux de Studdert-Kennedy & Lane (1980) et Corina & Hildebrandt (2002) par exemple montrent l’importance de prendre en compte ces informations dans l’étude des LS. A l’heure ac-tuelle, on ne peut pas encore dire qu’une discipline sur laquelle les phonologues LS pourraient appuyer leurs investigations, équivalente à la phonétique des LV et bénéficiant d’une approche plu-ridisciplinaire, est constituée.