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On l’a dit dans la partie introductive de ce travail, l’étude d’un objet scientifique se réalise la plupart du temps dans un cadre théorique défini. Cet objet d’étude, qu’il soit observé depuis la sphère des sciences du vivant, celle des sciences humaines et sociales, ou depuis une sphère intermédiaire s’il en existe, n’est pas déconnecté des réalités politiques et sociales qui l’entourent. C’est d’autant plus vrai pour l’étude des langues qui a priori ne se développent pas in vitro, et dont l’évolution est sou-mise aux influences diverses provoquées par les contacts entre les sociétés, leurs cultures et leurs langues, mais aussi par des décisions politiques qui peuvent en mo-difier profondément et sur le long terme au moins l’usage, si ce n’est la structure, par voie de conséquence. Les langues des signes sont un exemple édifiant de ces dif-férentes influences que peuvent subir les langues. Sans chercher à être exhaustive en la matière et sans me placer d’emblée pour ou contre une idéologie, je propose dans ce premier chapitre un aperçu des aspects sociolinguistiques qu’on ne peut pas ignorer lorsqu’on étudie une langue des signes, et dont certains, comme les varié-tés de langue par exemple, peuvent être pris en compte dans l’étude linguistique elle-même.

1.1.1 Acquisition et transmission de la LSF

Je commencerai par citer certains facteurs qui font des LS et de la LSF en par-ticulier des langues atypiques sur certains aspects sociolinguistiques. Sur beaucoup d’autres aspects comme par exemple le rapport à la langue dominante, ou encore le rapport à l’écriture en tant que langue à tradition orale, la LSF partage la situation d’un certain nombre de langues minoritaires pratiquées sur le territoire français, dites Langues de France (voir Boyer (ed.), 2008).

Une transmission indirecte

En France, environ 90% des enfants sourds naissent au sein de familles dont les deux parents sont entendants et ne maîtrisent naturellement pas la LSF. L’ac-quisition de la LSF ne peut donc pas répondre à des conditions « classiques » de transmission de la langue, comme c’est le cas pour les enfants entendants de pa-rents entendants. Ces enfants se trouvent dans une situation particulière vis-à-vis des processus d’acquisition du langage. La « filiation » de la LSF se situe entre acquisition naturelle- lorsque l’enfant sourd peut accéder à un environnement lin-guistique signé, par le biais des associations ou de l’école par exemple, en dehors de son environnement familial direct - et apprentissage volontaire puisqu’il demande une démarche des parents pour mettre l’enfant en contact avec un environnement linguistique LSF, mais dans des conditions qui ne sont pourtant pas celles de l’ap-prentissage d’une langue seconde car dans un grand nombre de cas, l’enfant sourd ne dispose pas d’une véritable première langue lorsqu’il entre en contact avec la LSF. On verra plus loin qu’étant donné la diversité des situations, il est difficile de faire des généralisations à ce sujet.

Un paradoxe géographique : pas de territoire, sans être internationale

Les Langues de France sont rattachées à un territoire défini. Ainsi on compte parmi elles les langues pratiquées en métropole autres que le français, les langues d’outre-mer qui désignent pour l’essentiel les différents créoles à base française, et les langues de l’immigration qui sont par définition rattachées à un territoire « non français », quoiqu’il puisse être en partie francophone. En revanche, la LSF est une langue minoritaire sans territoire géographique à proprement parler : les personnes qui la pratiquent ne naissent pas dans une région particulière du territoire avec un environnement linguistique « favorable », et comme on vient de le voir, les

condi-tions de transmission ne permettent pas un développement local de la langue. Les personnes sourdes pratiquant la LSF se regroupent de manière volontaire au moyen d’actions communautaires, associatives et éducatives dispersées sur tout le terri-toire.

Pour autant, la langue des signes n’est pas une langue internationale partagée par tous les sourds du monde. C’est une langue qui est propre à une communauté linguistique : à titre d’exemples, il existe une LSF pratiquée en France, une ASL aux Etats-Unis, une BSL en Grande-Bretagne, une LIS en Italie, une LSFB en Bel-gique francophone, et des variations dialectales de la LSF sur le territoire français, essentiellement d’ordre lexical (Delaporte, 2006).

Langues des signes, langues sans écriture

La LSF, langue à tradition orale, ne possède pas actuellement de forme gra-phique qui lui est propre. Dans une culture où l’écrit prime, cet aspect n’est pas étranger aux difficultés rencontrées par la LSF pour être traitée à égalité avec le français à l’école. Cependant, différents projets de création d’une forme graphique pour les LS sont en cours1. La vidéo est souvent vue comme une écriture qui per-met la communication différée dans le temps et dans l’espace, et l’enregistrement d’une trace de la langue. Mais ce moyen ne permet ni d’opérer de distanciation par rapport au mode oral, ni l’utilisation quotidienne de l’écrit : support à la réflexion, prise de notes, liste de course etc. Finalement, l’utilisation véritable du mode écrit repose essentiellement sur la forme écrite de la langue nationale, ici le français écrit, ce qui n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes aux personnes sourdes, étant donné leur rapport souvent difficile au français écrit.

Rapport des personnes sourdes au français écrit

En France, selon le rapport Gillot (1998), 80 % des sourds adultes sont illettrés. La décision d’interdire la langue des signes dans l’enseignement prise au Congrès de Milan en 1880 a eu des répercussions dans l’éducation des jeunes sourds mais aussi sur la place accordée à cette langue dans la société toute entière, et ce

de-1. Pour plus d’informations à ce sujet, on peut consulter le site du projet LS-Script sur : http ://lsscript.limsi.fr/

puis plus d’un siècle. Aujourd’hui, la population sourde à l’âge adulte connaît un taux record d’illettrisme, ce qui entraîne des situations diverses d’exclusion sociale et professionnelle. Cependant, on peut espérer que la situation évolue, doucement, grâce en particulier aux méthodes d’enseignement bilingues développées par dif-férentes associations depuis les années 80 qui ne subordonnent pas nécessairement l’apprentissage de l’écrit à celui du français oral, mais fondent l’enseignement de l’écrit sur les connaissances linguistiques de l’enfant procurées par sa maîtrise de la LSF.

1.1.2 L’enfant sourd et la place de la LSF à l’école

Concernant l’histoire de l’éducation des enfants sourds aux 18e et 19e siècles et au début du 20e siècle, le lecteur pourra se reporter à l’ouvrage de référence en la matière de Cuxac (1983). Depuis les années 80 en France et après un siècle de signes sous la table, le sujet suscite un intérêt grandissant et des recherches aca-démiques ou non en nombre croissant. Les articles récents de Dalle (2003) sur la place de la LSF dans le milieu institutionnel de l’éducation, de Brugeille (2003)2 qui aborde la question de l’enseignement de la LSF dans le cadre d’un enseignement enlangue des signes au collège, ou encore de Mugnier (2006)3sur les pratiques fort différentes qui se réclament du bilinguisme dans les établissements scolaires entre autres, permettront d’avoir un bon aperçu de la problématique telle qu’elle se pose aujourd’hui. Celle-ci revêt plusieurs aspects intimement liés.

Si le rôle institutionnel de la LSF a gagné quelques galons ces dernières années (Loi sur le handicap, 2005), à l’école dans les faits, c’est surtout en tant que langue enseignée que la place de la LSF s’est accrue. En revanche, sa reconnaissance en tant que langue d’enseignement4qui faciliterait les apprentissages scolaires et

l’ac-2. On peut aussi se reporter aux autres contributions de ce numéro de Langue Française (Cuxac (ed.), 2003) dédié aux statuts linguistiques et institutionnels de la langue des signes, ainsi qu’aux deux numéros récents de la Nouvelle Revue de l’AIS consacrés à la langue des signes (Bertin & Cuxac (eds), 2003 ; Bertin (ed.), 2005).

3. L’ensemble de ce numéro de Glottopol (Sabria, 2006) expose de récentes recherches en so-ciolinguistique et en linguistique des langues des signes.

4. Comme c’est le cas pour les langues minorisées en général, cette reconnaissance, si ce n’est politique, tout au moins sociale, est fortement liée à l’existence ou non d’un système d’écriture en propre. Une langue possédant une écriture sera considérée apte à véhiculer des savoirs scolaires,

cès au français écrit en tant que langue seconde, laisse encore paraître une certaine frilosité. Ceci se traduit sur le terrain par une « utilisation » très diversifiée de la modalité gestuelle, allant du code LPC à la LSF proprement dite en passant par un continuum de français signé5(Boutora & Fusellier-Souza, 2008), selon les compé-tences linguistiques des enseignants entendants le plus souvent, et sourds-signeurs dans les rares établissements « bilingues ». Enfin, le « public » des enfants sourds connaît lui-même une hétérogénéité marquée principalement en termes de rapport à la LSF d’un côté, au français oral et/ou écrit de l’autre, le tout déterminé par et déterminant à la fois le parcours scolaire et éducatif.