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Les discours des migrations en Suisse : Proximité culturelle et hausse des demandes

4. Cas d’étude : Discours, Hospice Général et aide d’urgence : un dispositif de sécurité ?

4.1 Les discours des migrations en Suisse : Proximité culturelle et hausse des demandes

Les institutions et les règlements qui organisent la prise en charge des migrants forment le mécanisme concret du dispositif de sécurité qui, pour fonctionner, doit s’appuyer sur un ensemble de discours disponibles dans le contexte social suisse et genevois.

L’articulation d’une trame narrative sur laquelle les institutions prennent pied se constituent de manière fluide à travers les époques. Dans un article de 2006, Yvonne Riano et Doris Wastl-Walter passent en revue les différentes “temporalités“ des discours d’État sur les étrangers en Suisse. Il en ressort plusieurs périodes durant lesquelles la construction discursive de l’étranger a résolument évolué. Dans les mots des auteurs :

“Four main periods have been identified in this paper regarding the discursive construction of foreigners: (a) before the First World War, a time of industrial expansion during which foreigners were seen as indispensable for the country's economic development: (b) from the First to the Second World War, when a national `culture of threat' developed and foreigners were conceptualised as a danger to Swiss identity; (c) after the Second World War, when economic expansion required foreign labour and foreigners were constructed as a temporary phenomenon; and (d) from the 1990s to today, a

phase of rapprochement to the EU, where the concept of `cultural proximity' was employed to portray foreigners as either `culturally close' or `culturally distant' to the Swiss and to legitimise granting EU citizens privileged rights of

entry and settlement.“ (Riano et Wastle-Walter, 2006 : 4)

La construction de l’image de l’étranger et du migrant comme une menace pour l’identité suisse n’est donc pas si récente et date selon les auteurs d’après la première guerre mondiale. Comme nous le mentionnions déjà en ouverture de ce travail, les migrations étaient jusque récemment envisagées en Suisse comme des migrations de travail et donc temporaires, destinées à n’affecter le paysage culturel que de manière éphémère. Plus récemment donc, le discours dominant des élites suisses semble s’articuler autour de l’idée de proximité ou de distance culturelle. Cette articulation d’un discours qui met l’accent sur “la culture“ pour expliquer les distinction faites entres les personnes migrantes suivant leur pays d’origine et leur acceptabilité sur le territoire se retrouve d’une part dans les politiques facilitant les entrées d’étrangers européens sur le territoire et d’autre part dans les entraves aux trajectoires migratoires des étrangers extra-européens, notamment du sud.

La distinction entre les étrangers en Suisse met donc en exergue la question de la proximité culturelle, il est intéressant de s’attarder sur cette notion pour en expliquer les fondements et les

implications. Gilroy parle du même concept comme d’un “Nouveau Racisme“. Selon lui, les distinctions basées sur la différence culturelle sont :

“just as intractable and fundamental as the natural hierarchies they have partly replaced, but they have acquired extra moral credibility and additional political authority by being closer to respectable and realistic cultural nationalism and more remote from bio-logic of any kind. As a result, we are informed not only that the mutually exclusive cultures of indigenes and incomers cannot be compatible but also that mistaken attempts to mix or even dwell peaceable together can only bring destruction. From this perspective exposure to otherness isalwaysgoingtoberisky” (Gilroy, 2004:157).

Ces distinctions basées sur l’incompatibilité de certaines cultures à l’oeuvre dans les politiques migratoires suisses sont concrétisées dans des formes nouvelles de racisme structurel qui prend pour appui le concept de “proximité culturelle“ plutôt que les critères du racisme fondé en biologie, rendant ainsi les positions discriminatoires exprimées plus légitimes et acceptables.

Médiatiquement, un relais est offert à ce type de discours d’État. Récemment encore, au sujet de la possibilité d’un renvoi de trois-cent migrants éthiopiens vers leur pays d’origine, l’agence télégraphique suisse soulignait la présence parmi les personnes concernées par ce renvoi d’un “ex-imam radical de la mosquée de An’Nur de Winterthour condamné en novembre dernier à 18 mois de prison avec sursis notamment pour incitation au crime et à la violence“ (Asile.ch, 02.10.2018).

De son côté, La Liberté plaçait dans son article relatant cet événement comme en-tête :“Ex-imam radicalis“ (LaLiberté, 06.04.2018). Ce type d’intervention risque, en mettant en avant une personnalité qui menacerait les valeurs et l’identité suisse par ses propos, d’amalgamer les autres demandeurs à un lexique menaçant, reliant de manière indirecte les migrations et les craintes culturelles. Nous pouvons parler à propos du traitement médiatique des migrations d’une forme de racialisation implicite. Effectivement, l’amalgame entre les migrations au sens large et les questions de l’asile en Suisse dressent une image alarmante en s’appuyant sur une altérisation radicale de la figure du migrant. Selon les chiffres du SEM38 et de l’office des migrations, le gros des migrations à destination de la Suisse est représentée par des ressortissants de l’union européenne. Etant donné la proximité culturelle de ces ressortissants, leur arrivée sur le territoire n’est pas évoquée avec la même magnitude que celle des migrants du sud. La sur-visibilisation des migrations non-blanches, démunies et leur association avec un lexique alarmant actualise des pratiques d’altérisation qui viennent stabiliser des identités intérieures radicalement opposées aux nouveaux arrivants. La crise

38 Pour l’année 2017 par exemple ;

https://www.sem.admin.ch/sem/fr/home/publiservice/statistik/auslaenderstatistik/monitor.html

migratoire dont il est régulièrement question dans les médias s’appuie discursivement sur un renvoi symbolique à des identités opposées dont l’altérité s’exprime souvent de manière racialisée.

Si le fantasme d’une menace culturelle représentée par les migrations n’est pas toujours manifeste dans les médias, elle s’incarne dans diverses formulations. La réthorique la plus emblématique dans le cadre Suisse est celle de la hausse des demandes d’asile et de la pénurie de place pour loger les personnes demandeuses. Nous reproduisons un ensemble de titres ou d’extraits récoltés dans la presse romande qui mettent en avant cette réthorique39 :

- Le nombre de requérants d’asile explose dans le canton (24h, le 30.06.2014)

- La hausse du nombre de demandeurs d’asile poursuit sa progression depuis le mois de juin, notamment dans le canton de Neuchâtel, et trouver une structure pour les héberger relève du casse-tête. (RTN, journal radio du 20.10.2014)

- La Maison pourrait soulager le canton [de Fribourg], qui a besoin de locaux pour faire face à l’augmentation des requérants qui lui sont attribués” (20 Minutes, 24.10.2014)

- Les demandes d’asile continueront d’augmenter fortement en 2015 (Tribune de Genève, 18.12.2014)

- Asile : Les cantons en manque de place d’accueil (le Matin, 24.12.2011)

Le lexique utilisé pour parler des migrations dans les quelques exemples emblématiques cités ici fait appel à un imaginaire particulièrement angoissant qui rappelle ce qui était évoqué en ouverture de ce travail quand aux vagues migratoires et à leur ampleur. L’emploi des expressions alarmistes du type “Seul le Jura affiche encore des places disponibles pour accueillir de nouveaux requérants d’asile. Les autres cantons sont débordés“ (Le Matin, 24.12.2011) ou “renforcer la présence diplomatique pour endiguer le flot de réfugiés“ (swissinfo.ch, 15.05.2018) ou encore

“débarquements en Italie, la Suisse se prépare à la vague migratoire“ convoque des affects de crainte et répondent, en reflet et dans des termes rendus acceptables, à des menaces exprimées sans ambiguïté dans des positions extrêmes en Suisse. Des craintes qui s’articulent autant dans les coûts postulés de la prise en charge des migrants “18’000 francs par réfugié – pour quoi exactement ?“

(swissinfo.ch 02.05.2018) que par des médias ouvertement xénophobes quant à la destruction du système social, notamment dans les titres “Suisse : 80 % des demandeurs d’asile et des réfugiés

39 Les titres d’articles qui sont reproduits dans cette partie du travail ont été au préalable récoltés dans un article hébergé sur le site asile.ch par “le comptoir des médias“ cité en bibliographie. Nous nous permettons de les mettre en exergue ici pour leur caractère particulièrement explicite de la réthorique dont il est question. Certains ajouts sont faits par nos soins et les articles concernés sont référencés en bibliographie.

reçoivent une aide sociale“ (Les Observateurs.ch, 22.06.2018) ou “la Suisse en fait beaucoup (trop) pour les migrants, pas assez pour ses paysans (LesObservateurs.ch, 28.10.2018). Il faut noter que selon le SEM, les chiffres des migrations et des demandes d’asile plus précisément ne sont pas, à l’époque de ces articles, dans une période d’augmentation particulière40, ils seraient même en relative diminution en 2017. Nous retrouvons, dans la réthorique de la hausse des demandes, des représentations sociales des migrations relativement négatives. Nous avions souligné en début de travail au travers de Van Dijk (Van Dijk, 1991, 1993, 2015) le rôle des cadrages médiatiques sur la disponibilité et la réception des représentations sociales et il paraît légitime de penser que le caractère alarmant du framing médiatique des migrations n’encourage pas une attitude apaisée de la population nationale qui réceptionne ces représentations.

Au delà de leur caractère stigmatisant pour les personnes migrantes, les propos alarmistes et angoissants relayés dans les médias, quelle que soit leur connotation politique41, encouragent une forme d’intervention dans l’urgence. En ce sens, la construction discursive d’un antagonisme entre les places disponibles et le nombre de migrants crée les conditions de possibilité d’une mise à l’écart et de sentiments hostiles dans la population. Dans l’ordre des représentations, le grand nombre de migrants aux portes du pays et les places pour les accueillir limitées rendent possible de légitimer des politiques de mise à l’écart rapide. Dans la même urgence, les conditions dégradantes de ces mises à l’écart, aux yeux de la population autochtone, ne vient qu’en second plan.

Une fois que le discours dominant, relayé dans les médias de manière plus ou moins manifeste, construit l’objet de sa politique migratoire comme une menace à laquelle il faut réagir de manière urgente, la déshumanisation et la massification des personnes prises dans ces flux migratoires est rendue possible et l’opinion publique est plus prompte a accepter une gestion des migrations qui répond au cadrage qui en a été fait. Nous avions évoqué en début de travail avec R. Taurek la difficulté pour des enjeux sécurisés et définis comme des menaces de sortir du cadre sécuritaire pour proposer d’autres significations. Nous nous étions appuyés sur l’argumentation de Taurek, selon qui ce qui est défini comme menace sort du cadre ordinaire, dès lors qu’un “problème“ est

40 Selon le secrétariat d’état aux migrations (SEM), les demandes d’asile entre 2010 et 2014 suivent une trajectoire relativement stable avec un pic en 2012, une baisse en 2013 et une légère augmentation relative en 2014, mais rien qui ne justifie une mobilisation de termes alarmistes selon Cristina Del Biaggio (Del Biaggio, 2016)

41 Certains site comme LesObservateurs.ch organisent une certaine “réinformation“ de la population au travers d’informations tronquées, sans contextes ou carrément fausses. Cependant, le nombre de visite important de ces sites d’extrême droite implique de ne pas en taire la présence dans le paysage médiatique romand. Effectivement, selon Amnesty (dans un article référencé en bibliographie) ce site serait visité entre 10’000 et 20’000 fois par jour par des utilisateurs uniques. Le relai des fake news se retrouve dans les médias plus mainstream sous une forme euphémisée et plus relativisée mais il n’empêche que le lexique de l’invasion semble être relativement diffus dans la société helvétique.

constitué comme une question de sécurité il perd toute signification préexistante et devient ce que les acteurs de la sécurisation en disent (Taurek, 2006).

Malgré cette rhétorique et les injonctions à agir vite, les responsables d’associations d’aide aux migrants ou les personnes militant pour un meilleure accueil soulèvent régulièrement les paradoxes de ce discours d’urgence. Selon Cristina Del Biaggio et Sophie Malka, la réthorique de manque de place d’accueil ne tient que parce que la plupart des demandes d’asile ne sont pas examinées :

“Au lieu d’agiter le spectre de l’invasion, il serait peut-être temps de dire haut et fort que la plupart des personnes arrivées en Suisse et demandant une protection l’obtiennent lorsqu’on examine leurs motifs d’asile.“ (Del Biaggio &

Malka, 2015 : 26).

Cette remise en question des discours qui circulent dans la population à travers des relais médiatiques montre le caractère construit du discours des élites vis-à-vis des migrations et permet de comprendre les problématiques migratoires sous l’angle de mauvaises décisions structurelles ou d’une conjoncture particulière vis-à-vis des non-entrées en matière du droit d’asile, permettant dans le même temps une réappropriation du fil narratif des discours sur les migrations en Suisse.