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3. Cadre Théorique

3.3 La sécurisation des migrations, acteurs et structures

3.3.1 Acteurs et dynamiques d’altérisation

L’entrée des migrations dans les discours de la sécurité en Europe et par extension en Suisse dépend de plusieurs facteurs que nous avons déjà nommés sans les développer de manière exhaustive. Parmi ces éléments, la sociologie des relations internationales laisse une place prépondérante aux acteurs du champ de la sécurité. Selon Didier Bigo, c’est notamment le jeu des acteurs les plus institutionnalisés de la sécurité en Europe qui a fait entrer la migration à l’agenda sécuritaire :

“the production of discourse that link migration and security has become part of the political game of western democracies. It is not only the popular media but also the most important sources of authority such as international organisations and governments – epistemic communities of ‘experts’ - that have given these discourses the status of commonplace ‘truths’ that cannot be challenged {…} View on what solution to adopt can diverge, but everybody in these political spheres agrees that migration is a challenge to internal and external security.“ (Bigo, 2001 : 122).

En plus du caractère relativement unanime des prises de position de acteurs de la sécurité par rapport aux migrations, les discours sécuritaires sont régulièrement informés par des stéréotypes racistes qui sont d’autant plus légitimants qu’ils s’appuient sur des productions académiques pour appuyer leurs vérités. Les exemples sont nombreux, des migrants russes associés implicitement à la mafia aux migrants du sud régulièrement accolés à l’image de terroristes ou du moins à des fanatiques islamistes en passant par la représentation des migrants des Balkans comme violents par nature, l’image véhiculée des personnes migrantes renvoie constamment dos à dos des identités intérieures fragiles articulée autour de l’idée d’une homogénéité de valeurs démocratiques face à une altérité barbare et conquérante.

Pour un nombre important de politiques nationaux et supra-nationaux, la nécessité de la sécurisation des questions migratoires tient donc à la menace qu’exercent ces migrations sur l’identité nationale (Van Dijk, 1993). Les comportement, les valeurs alternatives et les mœurs des nouveaux arrivants déstabiliseraient le caractère homogène de la population nationale.

L’intégration des migrations à un ensemble plus large de menaces nouvelles comme les drogues, les mafias ou le trafic d’être humains s’appuie avant tout la crainte de la perte de maîtrise des flux. La conscientisation que la globalisation des échanges implique la libre circulation des personnes au même titre que celle des marchandise crée un terreau fertile à la désignation de menaces nouvelles.

La vision de Bigo et d’autres auteurs critiques de la sécurité laisse beaucoup de place au caractère instrumental du jeu des acteurs. Dans une démarche relativement bourdieusienne de délimitation du champ de la sécurité et des luttes de pouvoir qui s’y jouent, certains auteurs postulent donc un rôle proéminent joué par les acteurs du champ. Dans cette idée, l’intégration par des acteurs aussi institutionnellement ancrés que l’EU, La WEU et l’OTAN de politiques de sécurité post guerre froide dans lesquelles les migrations sont considérées comme des menaces28 au même titre que le trafic international de drogue, concoure à leur contrôle fin et diffus. Comme nous l’avions mentionné plus haut citant Pierre Bourdieu, la légitimité des acteurs ou des institutions à énoncer un certain discours est primordiale pour l’aboutissement performatif de leurs énoncés (Bourdieu, 2001). En ce sens, l’institutionnalisation des discours produits par les acteurs de la sécurité européens et occidentaux en général rendent le discours sur les migrations opérants. Cette sécurisation est diffuse et Didier Bigo parle d’un “trend“ dans les politiques de sécurité occidentales vis-à-vis de la sécurisation des migrations (Bigo, 2001).

Le jeu des acteurs de la sécurité et son rôle dans la définition des menaces permet de comprendre de quelle manière certains enjeux en viennent à être sécurisés mais il nous semble important de souligner que ce jeu d’acteur cible ses objets en fonction de dynamiques profondes qui touchent notamment à la construction de l’identité nationale collective.

La construction du sens dans la production de la figure du migrant, dans l’organisation des antagonismes entre migrants et nationaux, est directement liée à celle de l’altérité et les pratiques d’altérisation ont un rôle constitutif dans la construction et le reproduction de l’identité collective.

Le tournant linguistique dans les science sociales évoqué au début de ce travail permet de rendre compte de ces dynamiques en les comprenant dans une logique structurale. Cela est le cas ici à propos de la question de l’identité Européenne et Suisse par extension.

Si la Suisse ne fait pas partie de l’union européenne dans le texte, elle s’y rattache facilement dans plusieurs dimensions. Premièrement, la Suisse occupe une place centrale au niveau géographique en Europe et même si elle n’est pas partie prenante à la politique européenne, elle est très influencée

28 Dans leur ouvrage de 1998, Becher et Politi retracent la constitution des organes de surveillance européens et souligne l’importance prise par les nouvelles menace que sont les migrations, le trafic international d’être humains, le trafic de drogue etc...(Becher & Politi, 1998)

par les politiques mises en place au niveau régional, notamment celles visant les migrations. Mais surtout, la confédération et la variété des parties qui la compose se rattache volontiers aux dynamiques européennes du point de vue de la construction et de la répétition permanente et nécessaire de l’identité Suisse. Une identité souvent renvoyée en opposition à l’identité musulmane, elle-même construite comme dangereuse et subversive et régulièrement transposée aux personnes migrantes29. Le nombre d’initiatives et de votations tant au niveau fédéral que cantonal au même titre que les mots d’ordre de certaines campagnes électorales souligne la crainte de certains milieux, notamment de la droite conservatrice de ce qui a été théorisé par certains polémistes français sous le terme de grand remplacement. A savoir le fantasme orientaliste d’une démographie musulmane qui viendrait à mettre en danger la manière de vivre et la civilisation libérée et ouverte européenne, réinvestie dans sa variante helvétique.

La signification de l’identité suisse se construit ainsi en opposition avec une identité altérisée, rendue barbare et archaïque, impliquant par là même une hiérarchisation sociale des identités. La construction de l’identité suisse et européenne et le sens qui lui est donnée à travers les pratiques d’altérisation se fait régulièrement par le renvoi de son autre – la culture musulmane réifiée - au passé. La réthorique de la modernité est un discours régulièrement mobilisé par les acteurs de la vie politique qu’ils soient de gauche ou de droite. Au-delà des pratiques d’altérisation spécifiquement géopolitiques et “spatiales“, le grand autre de l’Europe auquel sont régulièrement rattaché les représentations de l’islam notamment serait en un sens l’Europe elle-même mais dans un renvoi à son passé, une Europe d’avant les lumières. En ce sens, l’argument modernisant qui renvoie à une lecture téléologique de l’histoire permet de tracer une ligne de frontière entre des sociétés qui sont en quelque sorte entrées dans une phase de modernité ou de post-modernité et d’autres qui accusent un retard sociétal. Diez, dans le même postulat, appuie son argument sur l’exemple du refus de l’intégration de la Turquie dans l’union européenne au début des années 2000. Cet exemple est utile pour comprendre la dynamique d’altérisation:

In that sense, while one might read the construction of Turkey as the other that has to modernise as the temporalisation of a geographical difference, similar to the construction of backwardness in the colonial discourse, the significance of

the arguments about Turkey is that they have become acentral, if contested, part of the discourse about European identity only over the past decade.“ (Diez, 2004 : 332)

29 Certaines affiches électorales avaient notamment fait scandale lors de la votation sur l’immigration de 2014, affiches sur lesquelles on voyait ce qui semblait être une femme en burqa et à côté de laquelle on pouvait voir des graphiques alarmants sur la population musulmane en Suisse.

https://www.rts.ch/info/regions/autres-cantons/5585548-plainte-penale-deposee-contre-l-affiche-bientot-1-million-de-musulmans-.html. Alors même que l’immigration Suisse est selon les chiffres du SEM essentiellement composée de personnes arrivant de pays de l’Union Européenne, Allemagne et Italie en tête. La mobilisation de l’altérité musulmane comme un repoussoir semble être, en Suisse, une constante tout à fait fonctionnelle pour éveiller une crainte civilisationnelle.

Les pratique d’altérisation contiennent vis-à-vis des migrants un rapport hiérarchique intrinsèque articulé en fonction d’un imaginaire bien souvent hérité du colonialisme.

En nous appuyant sur la fécondité de la linguistique structurale dans les sciences sociales évoquée en début de travail, notamment les usages qui en sont fait vis-à-vis des revendications identitaires, nous pouvons comprendre les dynamiques d’altérisation à l’oeuvre dans la construction du sens donné à la figure des migrants comme la construction d’un autre indispensable à la construction du nous légitime dans les frontières de la nation. Si les migrations sont autant investies dans le discours politique et qu’elles sont relayées dans la réthorique médiatique c’est qu’elles opèrent une mise en exergue et une sur-visibilisation de corps autres qui, dans une relation de différence, donnent du sens à ce que contient l’identité européenne et suisse par extension.

Nous pouvons lire la difficulté d’exprimer des identités de manière positive à travers les points soulevés en ouverture de ce travail vis-à-vis des relations de binarité entretenues entre les signifiants chez Derrida. Si les dynamiques sociales d’altérisation peuvent être lues comme un texte, il semble que le sens donné à une identité – Suisse par exemple – peut difficilement être articulé en dehors du rapport entretenu avec son extérieur. De fait, l’identité est régulièrement définie de manière négative en fonction de ce qu’elle n’est pas, c’est dans cette opposition qu’elle trouve son sens. De cette manière, la définition de l’identité dans son rapport à ce qui lui est extérieur fonctionne comme une manière de stabiliser le rapport d’exclusion qui existe entre les deux termes. La question de la sécurisation dans le champ du langage se retrouve dans l’idée que les termes n’existent que dans la différence qu’ils entretiennent avec d’autres termes. Cette relation de différence peut être instable et fluctuer selon la lecture que l’on adopte. En fixant l’antagonisme nous/eux, le sens des termes vient à être stabilisé et sécurisé dans une binarité qui oppose de manière relativement radicale des identités.

Cette dynamique d’altérisation comprise dans les jeux d’acteurs prend place dans une organisation et une rationalité gouvernementale néolibérale dans laquelle les questions de solidarités sociales ne sont plus légitimes, elles sont déstabilisées et remises en question. Nous pouvons voir la construction d’un nous sur la dimension identitaire et dans un rapport de différence avec les personnes migrantes comme une manière de palier, dans l’ordre de la légitimation du pouvoir, aux anciennes prérogatives de l’Etat30. La fin d’un “Etat-providence“ qui était supposé harmoniser le monde social peut être remplacé par la mise en homogénéité des identités intérieures et ainsi, faire

30 C’est ce qui est dénoncé par beaucoup d’auteurs marxistes et post-marxistes, Bietlot dont il est question dans ce travail a plusieurs reprises souligne la légitimité retrouvée d’un Etat qui abandonne socialement sa population au travers d’un discours et de pratiques autoritaires et d’une fermeté absolue par rapport à l’immigration (Bietlot, 2003, 2005)

communauté et créer du lien, plus compris comme une destinée commune mais comme des racines homogènes. La dynamique d’altérité que nous décrivons ici fonctionne en se définissant par rapport à un autre en l’isolant ou en enfermant cet autre non pour s’en débarrasser mais pour le faire persister en extériorité comme facteur de cohésion interne.

Un pan important de la littérature critique des migrations tente d’apporter une réponse relativement fonctionnaliste au pourquoi de la sécurisation des migrations. Les pistes de compréhension renvoyées par des auteurs comme Hardt et Negri (2000) ou Bietlot (2003, 2005) pour expliquer pour les premiers les réagencement des politiques migratoires et le second la présence de camps se rapproche d’une plus large littérature critique du néolibéralisme.

La lecture de cette sécurisation des migrations par des auteurs marxistes et post-marxistes met en avant un rôle fonctionnel de ce qui peut être compris comme racisme structurel. Les migrations internationales comprises au travers des mouvements de main d’oeuvre du sud en quête de liberté représentent dans ce postulat une menace en cela qu’ils déstabilisent les relations dans le marché du travail. Les relations dans le marché du travail mondial lu en termes de rapports nord-sud asymétriques sont brouillées par l’incorporation du sud par le nord et vice versa dans les mouvements migratoires. En rendant la géographie nord-sud plus fluide, les migrations fonctionnent comme un obstacle à la pérennité du système libéral globalisé. La désignation des migrations comme des menace permet dans cette optique de maintenir et de sécuriser le marché mondial (Hardt et Negri, 2000). Dans le même sens, la désignation des migrants comme des menaces permet selon Bietlot de les maintenir dans une situation précaire qui offre au marché une main d’oeuvre toujours disponible et corvéable à merci (Bietlot, 2003, 2005). Dans de multiples pays d’Europe dont la Suisse et la France, les migrants déboutés n’ont pas accès au marché du travail et sont au bénéfice de dispositifs comme l’aide d’urgence. Les aides limitées dont bénéficient les migrants condamnent selon l’auteur à une existence précaire faite de travail au noir.

Selon Bietlot, la manne économique produite par ce travail au noir d’un prolétariat exempt de droits est nécessaire au fonctionnement des économies du nord.

La politique de contrôle des flux migratoires se révèle alors ambiguë ou hypocrite en ce qu’elle doit être à la fois suffisamment répressive pour assurer la précarité et vulnérabilité des sans-papiers et à la fois suffisamment indulgente

pour que des migrants continuent à venir fournir le marché du travail clandestin. Il s’agit de tolérer pratiquement une majorité de clandestins sans les tolérer discursivement, de les précariser sans leur accorder de droits et d’en expulser une minorité à dessein de faire pression sur les autres, de soutenir le discours sécuritaire et de gérer avec anticipation

des risques de fortes migrations. “ (Bietlot, 2005 : 9).

Si le néolibéralisme utilise la crise comme méthode de légitimation de ses politiques d’austérité qui ont plutôt vocation à détruire le lien social, il est toujours possible de procéder au maintient de ce

lien par l’exacerbation d’une insécurité rattachée à “l’Autre“. Le rôle du migrant est de servir de responsable, de figure altérisée à partir de laquelle la création d’un sentiment d’appartenance, de lien social est possible en ne passant plus par l’idée que la solidarité constitue le socle de la société mais que c’est le rejet commun d’un “autre“ qui constitue l’espace national comme homogène.

Ces lectures critiques du néolibéralisme permettent d’une certaine manière de mettre du sens sur des dynamiques discursives mais entretiennent dans le même temps une théorie du soupçon qui selon nous néglige l’aspect diffus des relations de pouvoir. La désignation de responsabilités permet une certaine clarté dans la multitude des acteurs de la sécurité mais elle néglige l’explicitation du cadre sur lequel les interactions prennent pied.