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Le Champ médiatique, Représentations des migrants et (néo)libéralisme :

3. Cadre Théorique

3.1 Le Champ médiatique, Représentations des migrants et (néo)libéralisme :

Pour tenter de comprendre comment est rendu possible l’antagonisme entre l’ordre de grandeur des migrations reportés à la population autochtone et l’écho de la menace qui est évoquée chez certains commentateurs, questionner le champ médiatique et ses évolutions est important.

Effectivement, il faut souligner le rôle de la médiation dans la transmission des discours, l’organisation institutionnelle du champ médiatique a un rôle sur la diffusion des images et des représentation des discours sur la migration. La médiation a selon nous comme rôle de transmettre des représentations mentales. Selon le point de vue de Teun Van Dijk déjà évoqué dans ce travail, une approche socio-cognitive doit étudier le lien entre les discours et la société et est, selon lui, médié cognitivement. La structure des discours et les structures sociales sont de nature différentes et peuvent être relayées uniquement à travers les représentations mentales des individus pris comme

17 Cette dernière phrase a une paternité dont il nous est impossible de retrouver la filiation ni la tournure exacte, par soucis d’honnêteté intellectuelle il est donc fait mention qu’elle n’est pas de nous mais il est présentement impossible de la rattacher à un auteur précis et à une date précise...

des utilisateurs du langage et membres de la société18. En ce sens, le rôle de framing joué par les médias est de nature à jouer comme un relai, dans la population, des cadre d’intelligibilité proposés par les acteurs de la sécurité dans leurs discours migratoires.

Dans le contexte européen, les études et les enquêtes d’opinion qui s’intéressent aux représentations des migrants dans la population ont régulièrement mis l’accent sur le shift qui s’est produit dans les années 1990-2000 quant au schéma narratif des grands médias. Plusieurs auteurs soulignent le passage d’un modèle plus ou moins étatisé de subvention à un champ médiatique dans lequel les subventions publiques ont été petit à petit remplacées par le modèle publicitaire privé. Selon certains auteurs, ce changement a eu comme conséquence une sensationnalisation des faits migratoires (Hericourt et Spielvogel, 2012). La transformation des mécanismes de production de l’information vers une mise en récit qui évoque les migrations sous un prisme émotionnel a été selon ces auteurs encouragée par une recherche de l’audience la plus large possible en abandonnant du même mouvement l’élaboration d’enquêtes approfondies sur les causes et les mécanismes de fond au profit de format court et de titres aguicheurs. Cette transformation de l’horizon médiatique se traduit notamment dans la focale qui est mise sur les migrations. Rodney Benson dans une recherche sur les changements médiatiques en France et aux Etats-Unis souligne, lui aussi, que le modèle du journalisme d’enquête qui prévalait dans les années 70-80, notamment en France, et qui était axé sur l’explication des mécanismes de l’exil et des variables macroscopiques qui permettaient de l’expliquer aurait laissé la place à une dramatisation individualisée du fait migratoire (Benson, 2017). Le passage d’une lecture macroscopique des événements et des mécanismes de la migration à une narration individualisée et microscopique des parcours de vie serait selon lui un des éléments qui concourent à un traitement émotionnel et sécuritaire de la migration. Dans un article du Monde Diplomatique de mai 2015, le même auteur disait de cette transformation du champ médiatique

“pour séduisante qu’elle soit, cette approche {de la narration personnalisée} ne permet pas de saisir les principaux ressorts du phénomène migratoire. Certes, le lecteur ressent dans les moindres détails les épreuves que traversent {les

migrants}. Mais il ignore comment il en est arrivé là, et s’il aurait pu éviter ce destin“ (Benson, 2015)19.

L’individualisation des épreuves traversées par les migrants et la mise en récit de ces épreuves dans le format du drame personnel semble être une méthode qui permet de sensibiliser les populations autochtones mais elle donne des phénomènes migratoires une image qui ne permet pas d’entrevoir des solutions politiques.

18 Dans les mots de l’auteur : “a sociocognitive approach claims that such relations are cognitively mediated.

Discourse structure and social structures are of differente nature, and can only be related through the mental representations of langage users as individuals and as social members“ (Van Dijk, 2015 : 64)

19 Cet article du Monde Diplomatique est référencé en bibliographie dans la section “Articles de journaux“.

Fustiger le sensationnalisme des médias écrits ou le caractère mélodramatique des chaînes d’information continue n’est pas l’objet de notre travail mais la mise en évidence des changements de paradigme dans les médias d’information permet de mettre à jour quelques uns des liens qui se tissent entre la construction d’un objet médiatique et la structure du champ dans lequel cet objet est construit.

L’image qui est proposée des migrants et des migrations au sens large, lorsqu’elle est abordée sous l’angle de l’émotion, appelle une réponse charitable et des bons sentiments. Lorsqu’elle est abordée sous l’angle de la justice sociale elle met en avant des réponses politiques de droits humains. En ce sens, le changement de focale dans le champs médiatique vis-à-vis de la migration dépolitise en partie l’objet dont il parle, faisant des drames humains individualisés à partir de phénomènes dans lesquels se jouent des inégalités globales de niveau macroscopique. La dépolitisation vient du fait que les causes profondes des migrations sont laissées de côté pour n’aborder les problèmes que dans un aspect émotionnel. De la même manière, le champ médiatique Suisse actualise régulièrement cette narration individualisée de la migration, à travers le suivi des parcours personnels et des embuches rencontrées par les migrants appelant ainsi selon nous les bons sentiments de l’auditeur plus qu’une solution politique de long terme20. L’imaginaire et les représentations qui sont véhiculées dans les médias n’influencent sans doute pas les comportements de manière aussi forte que les grandes école du comportement politique du début du vingtième siècle l’ont pensé mais elles permettent de cadrer et d’amorcer les possibilités dans la façon d’envisager un problème social comme les migrations. La médiatisation ne dit pas, en ce sens, ce qu’il faut penser. Par contre elle concourt à expliquer ce sur quoi il faut penser et comment y penser.

La manière d’appréhender les catégories du social et les représentations qui sont véhiculées à travers les intermédiaires médiatiques ne forgent donc pas des opinions mais elles peuvent induire des réponses à des problèmes sociaux. La victimisation permanente des migrants à travers la narration qui en est faite est un des éléments qui concours à créer ce que Didier Fassin exprimait dans la citation mobilisée en début de travail comme une raison humanitaire, une victimisation des migrations. Fassin voit dans ce qu’il appelle la raison humanitaire21 une réminiscence de la charité

20 A ce titre et dans un passé proche, la dernière intervention de mise au point (Radio Télévision Suisse) sur la route migratoire ouverte au printemps 2018 entre les montagnes italiennes et la France mettait en avant les parcours de deux jeunes migrants et les embuches de leur trajet (perte de membres, gelés). Si les intentions militantes et de sensibilisation de ce type d’émission ne fait aucun doute, elle exemplifie ce que nous soulevions par rapport au shift dans les narrations médiatiques proposées au public. https://www.rts.ch/play/tv/mise-au-point/video/solidaire-avec-les-migrants?id=9701627&station=a9e7621504c6959e35c3ecbe7f6bed0446cdf8da

21 La “raison humanitaire“ dont parle Didier Fassin (Fassin, 2010 ; Fassin, 2001) a partie liée avec la dérégulation normative et sociale qui est au sein du mouvement néolibéral. Dans un cadre plus large de remise en question des questions de solidarité comme principe philosophique inclus dans un une réflexion de justice sociale, la charité et la

chrétienne qui permet ou qui contraint à mettre de côté toute réponse politique globale à des phénomènes qui sont souvent à l’oeuvre du fait d’inégalités structurelles de niveau international.

Dans un autre registre, la caractère alarmiste déjà mis en évidence lorsque le phénomène migratoire est discuté dans les médias européens concourt à la mobilisation de cadres d’interprétation qui encouragent une forme de rejet plus qu’un débat apaisé. L’utilisation du terme “crise“ par exemple souligne de manière permanente l’urgence de la situation et des réponses à apporter.

Pour le travail en cours, cette réflexion sur les représentations médiatiques des migrations a la fonction de mettre en exergue un des chaînon de transmission entre le discours et la domination.

Nous pouvons appeler ce chaînon, après Van Dijk, “social cognition“ et le traduire par les représentations sociales des migrations. La dépolitisation des questions migratoires à l’oeuvre dans la réorganisation néolibérale de la sphère médiatique opère du moins en partie le lien entre les cadres d’intelligibilité proposés aux populations nationales par les acteurs de la sécurité au niveau européen et la gestion des migrations qui est effectivement opérée. En tant que courroie de transmission des discours des élites vers la population nationale, les médias ont un rôle très spécifique et important dans la banalisation et la reproduction des représentations des migrations et des migrants dans la sphère publique.