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Bernard Dadié et Heiner Müller

2.9 Le discours sur le colonialisme dans les drames de Heiner Müller

Contrairement à Bernard Dadié, qui face au déni de l’existence d’une culture et d’une civilisation africaines, se gardait d’affirmer ouvertement avoir été influencé par un tel ou tel maître à penser pendant la période coloniale, pour Heiner Müller, cela n’a pas toujours été le cas. Ce dernier n’a jamais dissimulé d’avoir écrit

son œuvre La Mission: souvenir d’une révolution en s’inspirant de l’œuvre d’Anna Seghers.

2.9.1 Ies extraits de La lumière sur le gibet d’ Anna Seghers et ceux de La Mission

de Heiner Müller

Comme nous l’avions mentionné plus haut, la lecture de l’œuvre d’Anna Seghers, « La Lumière sur le

Gibet» a profondément influencé Heiner Müller. En effet, l’œuvre d’Anna Seghers s’inspire de la Révolution

française et de ses répercussions dans les colonies. Elle présente trois émissaires envoyés par le directoire français au nom de la République Française pour organiser une émeute en Jamaïque. Ces trois émissaires s’apppellent Sasportas, Galloudec et Débuisson. Tandis que la mission suivait son cours, ils apprennent que le directoire français à Paris a été aboli par Napoléon. A cet instant, les avis des trois émissaires se partagent : Pour Débuisson, ils devraient abandonner la mission alors que pour Sasportas et Galloludec il fallait la

88 Dadié, Béatrice du Congo, pp.121-122.

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terminer pour des raisons idéalistes et de loyauté. Malheureusement le plan des deux émissaires échoue. La trahison prend le dessus sur la loyauté ; Sasportas subit la trahison et fut pendu à Port Royal. Galloudec s’enfuit, mais il est arrêté à Cuba ou il y meurt. Debuisson passe aux aveux et obtint la liberté.

Cette histoire racontée par Anna Seghers a été fidèlement reprise par Heiner Müller dans son œuvre La

mission : souvenir d’une révolution. Ce qui est remarquable, c’est que ce dernier est resté dans l’esprit et la

lettre de l’écrivaine allemande. Cette dernière s’est inspirée de l’histoire de la colonie française et de ses répercussions dans les colonies. Le vent de liberté qui a commencé à souffler dans la métropole n’a pas laissé les colonies indifférentes. Cette situation dans les ex-colonies françaises après la Révolution est décrite comme suit:

La Révolution avait eu lieu dans les colonies, et singulièrement à Saint-Domingue, des répercussions facilement prévisibles. En fait, les grands colons se trouvaient placés dans une contradiction majeure : ils espéraient trouver dans les évènements de la France l’occasion de se libérer de la tutelle commerciale et politique de la métropole, ce qui impliquait une solution de type indépendance américaine, mais ils avaient besoin de la métropole pour contenir les revendications des hommes libres de couleur- issus du

métissage- surtout des esclaves89.

Par ailleurs, ces deux auteurs attirent l’attention de leurs lecteurs sur la question de la mission ou de la révolution qui n’est rien d’autre que la conséquence logique de la détermination, le résultat d’une entente. Contrairement à ces vertus, la trahison, la lâcheté, le caractère déloyal, sont des attitudes qui peuvent freiner toute révolution ou toute mission. Cette mission qui a avorté en Jamaïque faute d’une entente jusqu’à la fin à cause de la trahison met également en évidence un pan de l’histoire de la République Démocratique Allemande ou bien d’actions révolutionnaires ont avorté faute d’entente véritable entre les partisans ; il s’agit notamment du putsch socialiste manqué en 1919 due à la division du mouvement socialiste allemand entre les modérés désireux d'éviter une révolution violente, et les radicaux partisans d'une révolution prolétarienne. La mésentente leur a été fatale. L’échec s’est soldé par une répression sanglante menée par le parti au pouvoir. Alors que pour que la Révolution française allait jusqu’au bout, il a fallu plus de détermination de la majorité des représentants de la Convention Nationale à cette époque. Bien qu’une partie de cette Convention Nationale eût des penchants pour Louis XVI, la majeure partie avec à leur tête Robespierre n’en était pas. Cette détermination qui a abouti à la réussite totale de la Révolution Française est décrite comme suit:

Pour la majorité- Les régicides- il fallait rompre les ponts avec tout espoir de compromis, rendre impossible une contre-révolution qui serait l’abandon des conquêtes politiques et sociales de 1789, rassurer les acquéreurs de bien nationaux et tous les intérêts liés au nouveau régime. En jetant la tête du roi en défi à la contre-révolution, on s’interdisait volontairement tout retour en arrière (…). Il semble surtout qu’ils aient été prisonniers de la logique des positions des positions prises depuis septembre 1792. Ils avaient enregistré, amplifié, orchestré le revirement de l’opinion bourgeoise en faveur de la détente. Ils avaient été suivis dans cette voie par la Convention. Ils pensaient s’appuyer encore sur ces mêmes forces

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profondes en tentant de sauver le roi. Mais cette fois ils s’aveuglaient car la révolution bourgeoise

préférait se sauver elle-même90.

La position assez souple et réconciliante de l’aile droite de la Convention représentée par Danton et ses alliés qui voulaient encore chercher à sauver le roi a été considérée par l’aile gauche comme une véritable trahison. En effet, cette aile droite de la convention bénéficiait sans nul doute des faveurs du roi ; ceci explique sa position plus modérée comparativement aux autres qui sont plus que déterminés à évincer le roi Louis XVI. Une bonne lecture de l’histoire de la Révolution française et en établissant un rapport avec l’histoire décrite par Anna Seghers et reprise par Müller, nous comprenons davantage l’attitude du personnage Débuisson. Ce dernier jouissait d’une situation sociale très reluisante. Il était médecin et aussi possédait de grandes plantations et avait des esclaves qui travaillaient pour lui. Alors, nous comprenons aisément qu’entreprendre un mouvement contre les esclavagistes en Jamaique, allait véritablement contre ses intérêts. C’est pourquoi Débuisson s’est désolidarisé des autres en fin de compte; c’est ce qui explique sa trahison, son manque de détermination. Marx ne disait-il pas que ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence,

c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience?91C’est donc la vie sociale et matérielle

qui fonde et qui configure la conscience de l’homme, de sorte que toutes les actions de l’homme sont déterminées par cette base matérielle. En effet, tandis qu’Anna Seghers présente Sasportas comme aide-médecin aidant le aide-médecin Debuisson dans sa tâche, Müller le présente comme un esclave noir ayant subi

toutes sortes d’exactions de la part de ses maîtres, des colons blancs : Sasportas était issu d’une famille de Juifs

espagnols. Il était aide-médecin et travaillait avec Débuisson qui était lui médecin92.

Cette position sociale n’a fait que créer en Sasportas rien que la frustration, la révolte et la vengeance car il est présenté d’une part comme aide-médecin et de l’autre comme nègre esclave, comme un subalterne. Il est plus que déterminé à essuyer cet affront:

Sasportas affirma ceci: on peut annuler une mission, c’est possible, on peut rappeler un individu. Mais on ne peut pas faire qu’un mouvement ou une révolte n’ait pas eu lieu. Jusqu’à présent, lorsqu’une révolte éclatait quelque part, contre les aristocrates et les gros propriétaires, contre les seigneurs et les rois, même quand nous ne nous y attendions pas du tout, nous y participions, nous apportions notre aide, nous en

prenions la direction93…

Cette réalité liée à la condition sociale a également influencé le personnage d’Antoine. Anna Seghers et Heiner Müller le présentent respectivement comme percepteur chez le riche comte Saguenay, métier exercé au préalable par son père. Toutefois, la condition sociale en tant que percepteur chez ce riche comte est présentée

90 François, Furet & Denis Richet, op. cit., p. 180.

91Karl Marx, Le Capital, p. 488.

92Anna Seghers, op. cit., p. 136.

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comme n’étant pas du tout réluisante. Ceci a eu des répercussions sur lui : il a décidé de militer du côté de ceux qui veulent la révolution dans les colonies.

Il ressort de l’analyse des œuvres d’Anna Seghers et de Heiner Müller la question du marxisme, l’idéologie qui prône la lutte pour une société sans classes sociales ainsi que le déterminisme social, doctrine qui explique les comportements individuels par les interactions sociales et l’influence de la société sur les individus. En effet, ce sont les classes sociales (le fossé entre riches et pauvres, prolétaires et bourgeois) qui poussent une classe à utiliser une autre comme étant au-dessous d’elle et donc la soumettant à l’esclavage. De ce point de vue le marxisme, comme idéologie prônant l’égalité des classes sociales soutient la Négritude dont les défenseurs militent en faveur de l’affirmation de la race noire comme une race légitime et donc ayant le droit de s’assumer de même que les autres races.

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