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Les dimensions sémantiques véhiculées par la construction Vcaus +

3.4. Modèle collocationnel de Hausmann (1989)

5. MÉTHODOLOGIE ET CORPUS

5.3. Les dimensions sémantiques véhiculées par la construction Vcaus +

N_émot

Dans cette section nous allons présenter trois dimensions sémantiques qui nous ont intéressées dans notre étude: l'intensité, la polarité et l'aspectualité: nous chercherons à les définir en nous inspirant des théories contemporaines (cf., à ce sujet, Flaux & Van de Velde 2000, Buvet et al. 2005 et Grossmann & Tutin 2007, entre autres). Nous commencerons par la dimension l'intensité.

5.3.1. Intensité

Selon la typologie de Flaux & Van de Velde (2000), basée sur des caractéristiques à la fois sémantiques et formelles, les N_émot font partie des noms abstraits intensifs204

. Ils sont

caractérisés par deux propriétés principales:

 l’absence d’extension temporelle. C’est-à-dire que ces noms sont susceptibles d’« accroissement ou de diminution continus sans extension corrélative ni dans l’espace ni dans le temps » (ibid.: 131).

 L’absence de distinction entre qualité et quantité. C’est-à-dire que les adjectifs de qualité qui sont attirés par ces noms prennent presque toujours une valeur intensive (une affreuse tristesse)205

.

203 En fait, les temps verbaux ne font pas partie de notre étude, or, dans les analyses, nous allons faire parfois le retour à ce facteur pour compléter nos analyses sémantiques.

204

Ces deux propriétés s'influencent mutuellement et peuvent se manifester de plusieurs façons206

:

 Valeur de l’adverbe beaucoup: associés à un N_émot les adverbes beaucoup de et peu de ne peuvent pas véhiculer d'autre dimension que l'intensité car il s'agit ici de ses deux valeurs principales: valeur forte (beaucoup de) et faible (peu de)207.

 Valeur des adjectifs modifiant le nom: en s'associant à un N_émot, l'adjectif qualificatif renvoie majoritairement à l'intensité et non à une vraie qualification: un profond désespoir, une colère

noire208.

 Structure binominale: les N_émot peuvent parfois entrer dans des structures binominales du type N1 + N2 dont le deuxième nom (pivot) est introduit par la préposition « de ». Flaux & Van de Velde (2000) soulignent que les structures binominales sont typiques pour les noms propres (comme la structure la ville de Paris) et pour les relations du type « terme métalinguistique + mot en mention » comme le mot de mère. Si cette structure n'est pas explicitement associée à des noms abstraits intensifs dans l'approche de Flaux & Van de Velde, il n'en est pas moins évident que ces dernières la considèrent comme peu différente de celles formées par les noms propres. Selon Goossens (2011), ce qui distingue ces deux types, c'est que dans le cas des noms abstraits intensifs c'est plus le nom d’espèce et de genre que le nom d’individu et d’espèce qui est mis en relation209.

Si Mel’čuk & Wanner (1996), Haßler (2005) et Grossmann & Tutin (2007) considèrent l'intensité comme un des facteurs principaux permettant d'identifier les noms d’affect, Buvet

et al. (2005) mettent l'accent sur son côté binaire: elle peut être « forte » ou « faible ».

Dans la section suivante nous passerons à l'explication de la dimension aspect.

205 Selon Flaux & Van de Velde (2000), l’intensité est un des critères définitoires de l'émotion.

206 De sept critères définitoires proposées par Flaux & Van de Velde nous ne retenons que trois. Pour plus de détails, cf. Flaux & Van de Velde (2000).

207

Voici deux exemples, issus de notre corpus, qui illustrent ce propos: beaucoup de colère et peu de colère.

208 Les exemples issus de notre corpus illustrant ce propos: causer un immense chagrin, susciter un vif

enthousiasme, créer une petite surprise.

209 Ceci se confirme, d'ailleurs, dans notre corpus: plonger dans le grand bain d'émerveillement, plonger dans

5.3.2. Aspect

En linguistique, l’aspect est généralement présenté comme la façon dont est envisagée la temporalité d'un événement. Selon Desclés (1993), cette dimension renvoie à une représentation (statique ou évolutive) que se fait l'énonciateur a propos d'une relation prédicative. Creissels (1995) développe un peu plus cette idée: selon lui l’aspect correspond au déroulement d’un procès qui se réfère à un moment du temps qui « ne coïncide pas nécessairement avec le moment de l’énonciation. » (ibid.: 174).

Selon Buvet et al. (2005), l’aspect est une dimension véhiculée majoritairement par des verbes; effectivement, dans notre corpus les verbes aspectuels sont très nombreux, ils forment 202 combinaisons différentes: allumer DET convoitise (aspect « inchoatif »), nourrir DET

émerveillement (aspect « duratif »), accentuer DET énervement (« croissance »), apaiser DET irritation (« décroissance »), chasser DET euphorie (aspect « terminatif »), etc210. Les auteurs mentionnent aussi que l’aspect aide à reconnaître et à catégoriser les noms d'affect. L’aspect permet de différencier, par exemple, le N_joie du N_gaieté et le N_chagrin du N_tristesse, dont la différence se situe véritablement au niveau aspectuel: seuls ces premiers peuvent être ponctuels.

Ces caractéristiques aspectuelles des noms ont servi à Tutin et al. (2006) à dresser, à

travers des oppositions « phasique vs non phasique » et « ponctuel vs duratif », une typologie des noms d'affect. Les auteurs ont remarqué que les noms d'émotion, contrairement aux noms d'état affectif ou de sentiment, ont tendance à apparaitre accompagnés des collocatifs véhiculant l'aspect « inchoatif »:

(45) Ce mouvement de crainte déclencha chez le Hutin un nouvel accès de colère. (Maurice Druon 1955) (46) Mais les contrats mirobolants d'une Maria Sharapova peuvent éveiller les convoitises. (Le Figaro 2008) (47) L'attentat contre le World Trade Center a plongé l'Amérique et le monde dans la stupeur qui suit les

grandes catastrophes symboliques, qui nous laissent sans recours narratif. (Le Monde 2008)

Passons maintenant à la polarité.

210 Or, comme le signalent Simone & Pompei (2007) « il est de plus en plus reconnu que ce trait [l’aspectualité] n’affecte pas moins les Noms que les Verbes » (ibid.: 50).

5.3.3. Polarité

La polarité est souvent considérée comme renvoyant à des valeurs esthétiques, cognitives ou éthiques codées dans le sémantisme propre des lexies: admiration, mignon,

stimuler sont connotés positivement, tandis que jalousie, horrible et stopper - négativement.

D'après Grutschus et al. (2013) cette opposition se manifeste à travers:

 la perception de l’affect comme « agréable/positif » (comme joie) ou « désagréable/négatif » (comme jalousie). Ceci correspond à la dimension polaire « hédonique ».

 l’évaluation positive/négative au sens d’une évaluation sociale: amour, amitié, admiration sont considérés comme positifs, tandis que haine, dégoût, mépris sont considérés comme négatifs.

En partant du constat que la polarité s’exprime soit (explicitement) par les biais d'un collocatif accompagnant un nom d’affect, soit (implicitement) par la combinatoire de ce dernier, les auteures soulignent:

A priori, ces deux formes de marquage ne s’excluent pas mutuellement, mais sont

souvent complémentaires. (ibid.: 90)

Selon Grutschus et al. (2013), le marquage « explicite » renvoie aux collocatifs véhiculant une évaluation de l’affect comme « agréable » (surprise agréable) ou « désagréable » (amère

déception) (ce que les auteures baptisent la polarité « standard »). D'autres collocatifs

expriment une évaluation construite en termes de valeurs (irritation normale, indignation

attendue) ou même portant « un jugement » sur l’objet de l’affect, en soulignant ainsi son

appropriation par l’affect (bonheur mérité): c'est le cas de la polarité « axiologique »).

En ce qui concerne le marquage « implicite », les auteures en distinguent deux cas: « la restriction de sélection » et « la prosodie sémantique ». Dans ce premier cas, la polarité est inscrite dans le sémantisme du collocatif et elle est indépendante du contexte d’énonciation: par exemple, le verbe compenser s'associe habituellement avec des compléments d’objet négatifs211

(compenser une déception), tandis que procurer n'apparaît qu'avec des affects positifs (procurer un plaisir). Quant à « la prosodie sémantique », elle ne relève pas de restrictions liées au sémantisme propre des lexies, mais concerne plutôt des conventions usuelles. Elle peut être résumée de la manière suivante212:

211 Cf. définition du TLFi, citée par les auteures: « COMPENSER: Faire équilibre à un fait ou un effet, généralement négatif ou défavorable, par un effet opposé » (ibid.: 90).

212

Thus, both of these terms [semantic preference/prosody] have been used to refer to the fact that some lexical items predominantly co-occur with what can be called ‘negative’ (‘bad’, ‘unpleasant’) and ‘positive’ (‘good’, ‘pleasant’) collocates. (Bednarek 2008: 120)

[Ainsi, ces deux termes (la préférence sémantique/prosodie) ont été utilisés pour désigner le fait que certains éléments lexicaux s'associent principalement avec ce qu'on peut appeler collocatifs « négatifs » (« mauvais », « désagréables ») et « positifs » ( « bons », « agréables »).]213

Cette attirance pour certaines lexies (négatives ou positives) est signalée par Grutschus et al. (2013) pour le verbe provoquer. Bien que sa signification (« faire naître, être à l’origine de, susciter »)214

ne fait, d’aucune manière, référence à la polarité négative, son complément correspond, dans la majorité des cas, à un fait ou à une chose négative215

(mort, crise,

réaction, colère, etc.). Ainsi, la polarité est considéré, plus encore que l’intensité, comme un

des critères fondamentaux des noms d’affects.

Notons encore que la polarité aide à interpréter les énoncés (au moins en partie), ce qui est extrêmement important dans tout ce qui touche aux domaines de traitement automatique des langues (cf. Maurel et al. 2009 et Nigam & Hurst 2006, entre autres).

Nous reviendrons sur ces trois dimensions dans la Partie II, consacrée aux analyses linguistiques, tandis que dans la section qui suit nous allons présenter brièvement l'architecture du corpus Emolex.