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3.2

Diffusion d’innovations : analyse macroscopique

3.2.1 La courbe en “S”

Figure 3.1: Adoption cumul´ee et instantan´ee pour les semences de ma¨ıs hybrides [Ryan et Gross, 1943]

Si l’on dessine la courbe des adoptions cumul´ees d’une diffusion d’innovation dans le temps, elle dessine une courbe en “S” (figure 3.1). Cette courbe est expliqu´ee par le processus interpersonnel qui conduit `a l’adoption, notamment en diff´erenciant des typologies d’adoptants.

Lancement Au d´epart, seul un nombre limit´e de personnes adoptent l’innovation. Ces primo-adoptants, parfois appel´es innovateurs, s’estiment capables d’´evaluer seuls les qualit´es de l’innovation ou peuvent prendre le risque li´e `a son adoption. Par exemple, ils peuvent avoir un budget plus ´elev´e qui leur permet d’investir sans grand risque dans une nouvelle technologie. Leur expertise peut leur permettre de comprendre avant les autres les b´en´efices de l’innovation.

“D´ecollage” (takeoff) Si un nombre suffisant de primo-adoptants est atteint, ceux- ci sont susceptibles de fournir explications et recommandations `a leur r´eseau social. Les autres cat´egories d’adoptants sont moins convaincues des b´en´efices de l’innovation, ne peuvent pas prendre le risque de l’adopter ou n’ont simplement pas le moyen de l’adopter ; ils attendent donc ces conseils des primo-adoptants pour r´eduire l’incertitude sur l’innovation. On appelle masse critique le nombre d’adoptants requis pour que le processus d’adoption devienne auto-suffisant. Croissance exponentielle Chaque nouvel adoptant constitue un exemple

suppl´ementaire `a ses proches et amis. La p´en´etration de l’innovation dans la population se fait donc de plus en plus rapide.

Figure3.2: Evolution du pourcentage des foyers ´etats-uniens poss´edant des innovations technologiques entre 1900 `a 2005.

Ralentissement Enfin ne restent dans la population que tr`es peu de personnes `a ne pas avoir adopt´e. Il peut s’agir de personnes qui n’ont pas les moyens d’investir dans l’innovation, n’en ont pas l’int´erˆet, ou manifestent une opposition quelconque `

a l’innovation. Les adoptions se font plus rares, et la p´en´etration maximum de l’innovation sera lentement atteinte.

Cette courbe est, bien sˆur, stylis´ee. Toutefois, comme on peut le constater sur la figure 3.2, de nombreuses innovations respectent approximativement ce sch´ema. La courbe en “S” est devenue embl´ematique de la diffusion d’innovations ; il est aujourd’hui inconcevable de proposer un mod`ele qui ne la reproduise pas.

3.2.2 Biais pro-innovation

La diffusion d’innovations est maintenant syst´ematiquement associ´ee `a la courbe en “S”. Pourtant, comme le souligne Rogers, cette courbe repr´esente la diffusion r´eussie d’une innovation. Rogers note que la plupart des recherches ont port´e sur les cas de diffusions r´eussies [Rogers, 2003, p. 106]. Ce biais, qu’il nomme biais pro-innovation, est selon lui dˆu `a plusieurs causes. Tout d’abord, l’institution sur´evalue naturellement les qualit´es de son innovation, et s’av`ere incapable de se mettre dans la position des adoptants potentiels. Les services sanitaires qui voulaient faire bouillir l’eau `a Los Mo- linas n’ont pas un instant envisag´e un refus de la population, tant la solution ´etait apparemment ad´equate. Par ailleurs, il existe davantage de donn´ees sur des cas d’in- novations r´eussies (chiffres de ventes) que sur les ´echecs d’innovations. Le protocole mˆeme de collecte des donn´ees est g´en´eralement centr´e sur une collecte apr`es diffusion. Enfin, il semble naturellement plus ´edifiant d’´etudier les recettes de succ`es que celles des ´echecs.

Limiter l’´etude de la diffusion d’innovations aux diffusions r´eussies revient en quelque sorte `a ´etudier le corps humain sur des sujets sains : on peut comprendre ce qui se passe

3.2. DIFFUSION D’INNOVATIONS : ANALYSE MACROSCOPIQUE 43 quand tout fonctionne de fa¸con optimale, mais cel`a ´eclaire peu sur les causes de maladie. Or, comme le souligne Gabriel Tarde, de nombreuses innovations - la plupart, sans doute - ´echouent. L’objectif principal d’une institution est pr´ecis´ement d’´eviter l’´echec de son innovation. Il faut donc ´etudier l’´echec autant que le succ`es pour le comprendre, l’anticiper et l’´eviter.

3.2.3 Causes de succ`es ou d’´echec

Pour Rogers, la r´eussite, ou l’´echec de diffusion d’une innovation s’expliquent par cinq facteurs principaux [Rogers, 2003, pp 240-259].

Avantage relatif L’avantage relatif est le degr´e auquel une innovation est per¸cue comme ´etant meilleure pour l’individu que l’id´ee qu’elle pr´ec`ede. L’innovation peut ˆetre meilleure par une augmentation des b´en´efices apport´es : gain finan- cier, prestige, plus grande simplicit´e. Elle peut ´egalement ˆetre meilleure car elle implique moins de sacrifices : coˆut inf´erieur, temps de formation moindre, pas d’indisponibilit´e, risque moins ´elev´e, etc.

La complexit´e est le degr´e auquel une innovation est per¸cue comme difficile `a com- prendre et `a utiliser [Rogers, 2003, p. 257]. Le fonctionnement de la pilule contra- ceptive est incompris de la plupart de femmes Luo, ce qui laisse libre court `a leurs inqui´etudes. De nombreuses personnes ont peur d’approcher une innova- tion technologique (ordinateur, ´electronique) car elles se sentent incapables de l’utiliser.

La testabilit´e est la possibilit´e d’essayer l’innovation sur une base limit´ee [Rogers, 2003, p. 258]. Un agriculteur peut tester un nouvel engrais sur une portion limit´ee de ses terres avant de d´ecider de l’´etendre `a toutes ses cultures. Avant d’acheter un t´el´ephone portable, on peut l’essayer chez un ami ou en boutique. Par contre, tester la pilule contraceptive induit un risque per¸cu sur sa propre sant´e.

L’observabilit´e est le degr´e auquel les r´esultats d’une innovation sont visibles pour les autres [Rogers, 2003, p. 258]. Un champ florissant grˆace `a un engrais in- dique imm´ediatement les avantages de cet engrais pour le volume de production imm´ediat. Par ailleurs, une innovation visible provoque la discussion et permet `a un plus grand nombre de personnes de d´ecouvrir l’innovation.

Compatibilit´e La compatibilit´e est le degr´e auquel une innovation est per¸cue comme consistante avec les connaissances, valeurs et besoins des adoptants potentiels. La compatibilit´e r´eduit l’incertitude provoqu´ee par l’innovation [Rogers, 2003, p. 240].

– Connaissances permettant la compr´ehension : les paysans de Los Molinas ne connaissaient pas la th´eorie des germes, et ne pouvaient donc pas comprendre l’avantage de faire bouillir de l’eau (1.1). L’incompr´ehension ou la mauvaise compr´ehension de l’innovation constituent pour Rogers la cause de nombreux ´echecs. La compr´ehension est conditionn´ee par la possession de connaissances (souvent dites “expertes”) permettant de comprendre et d’interpr´eter les in- formations, ce qui permet de percevoir les avantages de l’innovation. Dans une

´etude men´ee aux Etats-Unis, il est apparu que la plupart des adultes ne com- prenaient que 60 `a 70% des spots publicitaires [Jacoby et al., 1987].

– Croyances incompatibles avec l’innovation : dans certains cas, les croyances sont incompatibles avec le message institutionnel. Par exemple, la croyance des Kenyanes que la pilule contraceptive a rendu des femmes infertiles, ou qu’elle fait naˆıtre des enfants malform´es, est incompatible avec les messages rassurants provenant de l’institution. On retrouve des croyances ´equivalentes dans de nombreux cas. Par exemple, un op´erateur de t´el´ephonie connu pour avoir un mauvais SAV ne parviendra pas facilement `a convaincre les consommateurs qu’il s’est am´elior´e. Selon la th´eorie de la dissonance cognitive [Festinger, 1957], les croyances incompatibles entre elles provoquent des tensions internes (´etat de dissonance cognitive) que l’ˆetre humain cherche `

a r´eduire. Plutˆot que r´eviser d’anciennes croyances, il est souvent plus facile pour le r´ecepteur de rejeter ces nouvelles informations, ou de les interpr´eter de fa¸con `a ´eviter cette contradiction. Les croyances incompatibles peuvent donc empˆecher l’adoption, et n´ecessitent un processus de persuasion pour ˆetre r´evis´ees.

– Valeurs : avoir de nombreux enfants ´etait un prestige social en Afrique sub- saharienne. Cette valeur sociale s’oppose `a la notion mˆeme de planning familial. – Motivations : ce mˆeme planning familial devient toutefois positif quand il r´epond `a un besoin des femmes Kenyanes : offrir une ´education aux enfants, faire autre chose qu’´elever des enfants, vivre confortablement.

Pour Rogers, ces cinq caract´eristiques d’une innovation (qui d´ependent en r´ealit´e des caract´eristiques des adoptants) constituent les facteurs explicatifs du succ`es ou de l’´echec de la diffusion d’une innovation. Faire bouillir l’eau `a Los Molinas n’´etait pas compatible avec les valeurs ni avec les croyances de la population, malgr´e un avantage relatif ind´eniable. La planification des naissances ´etait `a l’origine incompatible avec les valeurs culturelles en Nyanza ; fait rare, c’est ici la culture elle-mˆeme qui a ´evolu´e et est devenue compatible avec l’innovation. Par la suite, l’adoption est frein´ee par sa complexit´e et son manque de testabilit´e, mais se r´epand notamment par l’observabilit´e de ses avantages sociaux pour les femmes du village.

L’adoption d’innovations incr´ementales est g´en´eralement plus rapide que pour les innovations en rupture [Dewar et Dutton, 1986]. En effet, les r´esistances induites par le manque de compr´ehension, ou les croyances incompatibles, ont d´ej`a ´et´e supprim´ees lors de la diffusion des pr´ec´edentes innovations. Ainsi, la premi`ere diffusion de pilule contraceptive a dˆu affronter la valeur “les grandes familles sont riches”, les peurs envers la notion de contraception et la pression normative. Un autre moyen de contraception comme le st´erilet rencontre ensuite un terrain plus favorable ; les normes sociales ne s’opposent plus `a sa diffusion.