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Premier Chapitre

4) Démystification et Hantise

La démystification est l’opération par laquelle une mystification collective est dévoilée et ses victimes détrompées ; et démystifier signifie enlever à quelque chose son caractère mystérieux. Dans ce sens, l’inscription de la terre est manifestement imbue de sens que l’on peut supposer dans des interprétations qui mettent à nu les différentes représentations en les dépouillant de ce caractère trompeusement embellissant dont un certain pouvoir tend à faire rêver sans pour autant laisser le lecteur saisir l’essentiel qui donne à percevoir l’être agissant de la terre.

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Il ne serait évident de réfuter ou de négliger la réalité rurale qui hante pertinemment le roman champêtre où l’inscription de la terre donne la mesure de sa puissance historique et culturelle. En effet la présence de la terre dans le texte littéraire existe depuis l’antiquité grecque et latine et son inscription est la plus médaillée. A notre sens, Il ne peut s’agir que d’une légende qui nécessite un traitement intellectuel particulier. Ainsi, la question que l’on doit se poser, de ce fait, est : Est-ce la terre qui crée la légende ? Ou est-ce le romanesque qui fait de la terre une légende ?

Dans tous les romans de notre corpus, il est question d’une figure représentative qui fait l’objet idéal de l’illusion du réel et qui n’a de cesse, pour toute culture, pour tout peuple, d’être présente dans chaque scène et d’être toujours au premier plan.

La terre fait parler d’elle et son évocation se fait d’une manière sensible et inspirée. L’immense espoir de la survie dépend en fait de la rentabilité de la terre face aux efforts fournis ainsi qu’aux forces déployés. Dans le roman, la terre se confirme, comme nous l’avons déjà souligné précédemment, comme étant le souverain symbolique dont la présence hantant les différentes représentations de l’activité mentale, qui fonctionne en grande partie consciemment ou inconsciemment de la même manière qu’un catalyseur, consiste à manifester ce qui incite à saisir le sens de l’intégrité et des bonnes conduites des paysans dont le souci majeur est de posséder une parcelle, de se consacrer à la cultiver et surtout d’en être jamais dépossédé.

De plus, son implicite préséance, admise et instituée dans le roman par une considération honorifique, fait valoir hautement les prétentions du sol et soulève des questions sur les diverses visions de l’esprit rural tel qu’il est perçu dans la réalité. On y perçoit donc des peintures vivantes conçues par l’imaginaire avec un idéal qui puise ses particularités dans les anciennes valeurs des ancêtres que le génie productif décrit dans les moindres détails.

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La terre est la réalité qui participe consciemment et pour beaucoup à la fondation de l’histoire, c’est pourquoi l’on se permet de dire que l’auteur développe à partir de l’inscription de la terre une série de sens qui font de l’œuvre littéraire une œuvre plurielle où la paysannerie s’impose comme un agent dont la singularité et l’originalité sont indéniables ; et que l’on peut, également, interpréter comme un aspect de destin et d’existence se caractérisant par un conformisme culturelle remarquable.

Ceci dit, l’attraction n’est plus pour les faits et les événements racontés, mais pour leur relation directe avec le contexte socio-culturel et socio-psychologique qui se manifestent relativement au profit d’une insinuation bienveillante à l’égard de la terre et de ses effets matériels tout en suscitant une envie incontrôlable d’aborder son imposante présence dont la pertinence lui assigne la force de pouvoir retenir l’intérêt d’interpeller le lecteur et de renforcer la crédibilité de l’histoire. Ce qui se perçoit nettement dans les deux passages suivants :

«Hier matin, quand Amer est rentré et qu’il est allé s’asseoir sur le banc de pierre qui donne accès à la soupente, […]. Mokrane n’était pas au rendez-vous. Instinctivement, les yeux de Dehbia allèrent du gourbi au pied du grand frêne, du cerisier à la treille. […]. Ce matin-là, Melha revint des champs vers dix heures et laissa tomber sur le seuil un petit fagot de bois sec. Puis elle s’épongea le visage avec un pan de sa fouta et regarda tristement sa fille qui roulait avec application un peu de couscous d’orge dans le grand plat de bois. »36

Tout l’intérêt de la hantise est mis en évidence par un poétique motivé par le besoin de donner un sens aux effets de la terre qui accompagnent tout le processus de la narration. Un sens qui se veut inhérent à la manière psychologique de s’accomplir en faveur de la matière terrienne. L’évocation de l’orge, de la pierre, des

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champs et du bois est un accent fervent de la fonction poétique qui tend à favoriser la réflexion sur l’inscription de la terre.

« Les bœufs ne nous appartenaient pas. Un riche quelconque nous les confiait au printemps. Nous les engraissions et nous pouvions mettre en valeur nos propriétés. Vers le mois d’octobre, nous les vendions et il nous revenait le tiers du bénéfice. L’âne nous appartenait ainsi que les moutons et la chèvre. Le premier nous rendait beaucoup de services. Il portait sur son dos le bois et le sac d’herbe du champ. Il transportait le fumier ; il portait à la ville des charges de raisin ou de figues et rapportait de l’orge pour la famille, ou pendant la saison des légumes, des piments, des courgettes, des pommes de terre que ma mère échangeait par platée avec les voisins, contre des céréales. »37

Pierre, gourbi, frêne, cerisier, bois, couscous, orge, chèvre, bœufs, moutons, âne, champ, fumier, raisin, figues, légumes, piments, courgettes, pommes de terre, et céréales, des termes ou disons des expressions qui soulignent avec ferveur l’omniprésence de la terre et de ses accessoires. Ces derniers constituent la plate-forme sur laquelle se fonde l’imaginaire pour donner l’illusion du réel.

Dès lors le monde rural devient tangible et son côtoiement devient possible et évident. La souveraineté impressionnante de la terre est alors exceptionnelle. En effet, dans ce passage, le lecteur se trouve face à une image positive qui met en évidence la valeur du travail de la terre et de la manière dont le paysan, dans la peine et la souffrance, gagne avec fierté et dignité sa vie, ce qui semble avoir un impact favorable sur sa détermination. Cette dernière va, en effet, au bout de ses efforts pour ainsi dire le combler de bonheur, de joie et de satisfaction.

La ruralité est donc prise dans son acception au sens large comme étant l’ensemble hétérogène qui englobe aussi bien des lieux naturels que des activités susceptibles de déterminer l’indéniable personnalité paysanne que l’on identifie par

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rapport à la terre et par rapport au travail de la terre sur laquelle et au profit de laquelle se déploient corps et âme le rural.

« Mon père, un rude fellah, débroussaillait, défrichait sans cesse et plantait. Au bout de quelques années, nos parcelles changèrent d’aspect. En plus de cela, il entretenait une paire de bœufs, un âne, une chèvre, deux moutons. »38

Nous assistons ici à une volonté farouche, de la part de l’auteur, de manifester un imaginaire dont le souci majeur est de placer la terre au centre de l’attention. De ce fait, l’inscription de La terre, dans les romans champêtres notamment ceux de notre corpus, ne peut se percevoir que comme une providence qui transcende la réalité et dépasse l’imaginaire pour venir au bout de la conviction.

En ce sens, la terre serait-elle une chimère dans laquelle se nourrissent les romanciers et à la représentation de laquelle aspire toute pensée ? De toute évidence le roman champêtre peut se définir à notre sens, comme un énoncé lourd de sens et de significations. Il satisfait, en effet, parfaitement aux normes d’une conceptualisation autant conforme à la réalité qu’à la vérité. Et toute son efficacité réside dans le fait qu’il manifeste un contenu où se mêlent stylistique et rhétorique et dont l’enjeu consiste en une dynamique philosophiquement psychologique impliquant la terre, la ruralité et le paysan.

« Gean, ce matin-là, un semoir de toile bleue noué sur le ventre, en tenait la poche ouverte de la main gauche, et de la main droite, tous les trois pas, il y prenait, une poignée de blé, que d’un geste, à la volée, il, jetait. Ses gros souliers touaient et emportaient la terre grasse, dans le balancement cadencé de son corps ; tandis que, à chaque jet, au milieu de la semence blonde toujours volante, on voyait luire les deux galons rouges d’une veste d’ordonnance, qu’il achevait d’user. Seul, en avant, il marchait, l’air, grandi ; et, derrière, pour enfuir le grain, une herse roulait

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lentement, attelée de deux chevaux, qu’un charretier poussait à longs coups de fouet réguliers claquant au-dessus de leurs oreilles. »39

Ce récit nous raconte l’univers rural, ce qui dénote que l’auteur se d’éploie sur ce volet sans la moindre réserve pour ainsi dire lui assigner une fonction représentative et symbolique à ne pas abdiquer, et la présence de la terre reste très importante. C’est l’élément qui se veut, à priori, d’un intérêt considérable et d’une valeur à ne pas négliger. Par un intelligent procédé de relativisation, la terre acquiert une portée morale et psychologique qui englobe la vision de tout un peuple dont la détermination est ferme et la prouesse est sans limite.

La tendance a donc pour objet de promouvoir la présence de la terre à savoir que le récit gît abondamment dans un bain purement rural et que ce dernier détermine la dimension philosophique dont l’intention n’est pas de permettre d’attester que des évènements se sont déroulés, que des faits ont été accomplis par tel ou tel personnage dans tel ou tel village, mais de penser plutôt, avec logique, ce qui nourrit cet invincible part héréditaire et innée du rural qui ne saurait se revendiquer, à plus forte raison, sans inciter ce rural à se manifester avec une conscience encodée dans le gène psychologique qui tend à restituer la mémoire ancestrale en la maintenant vivante et scellé. Ceci dit, C’est ce qui permet d’optimiser la maintenance du système social de la ruralité.

Ainsi entendu, il convient de dire que c’est ce qui fait, en effet, que les romans champêtres notamment ceux de notre corpus tout en se livrant à une imagerie ethnographique de la vie sociale et culturelle des paysans en puisant dans leur quotidien jusqu’aux moindres et intimes détails, regorgent de réel et revêtent une fictive allure biographique. Cette dernière s’emploie à nous donner une précieuse source d’informations sur la vie des paysans en brossant un tableau très sommaire où le portrait psychologique est peint à la mesure de la description réaliste.

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C’est pourquoi l’on constate qu’il nous transmet jusque dans les moindres détails une vérité, une réalité conçues indépendamment de la connaissance que nous en avons. Il convient de dire donc que le mérite revient à la terre qui attise les appétits littéraires ; et nous soulignons, cependant, que l’un des principaux enjeux de l’action littéraire, dans les romans champêtres notamment ceux de notre corpus, est de louer la terre et la paysannerie en lui accordant le bénéfice d’être animée par le souffle de l’âme du sol considéré comme un être qui s’acharne sans répit à hanter la conscience comme un bienveillant parrain. Une telle personnification de la terre suggère une considérable prise de conscience à l’égard de sa présence ou, disons, de son inscription qui se veut une charpente nécessaire à l’idéologie de valorisation existant déjà depuis fort longtemps.

En effet, cette présence ou cette inscription demeure l’unique instrument susceptible de renforcer le signifiant reflet de la façon rurale d’exister qui alimente intensément la richesse de la production, et influence profondément la réception.

« Mon corps s’appesantissait, alors la terre le rappelait au repos.

Quand la terre te rappellera, te souviendras-tu de moi ?

Lorsque tes mains travailleront la terre pour y abriter le grain, quand tu m’y découvriras et que tu hésiteras à manger, te souviendras-tu de moi ? Lorsque tu regarderas vive une fleur comme celle que je cueillais pour toi et que tu découvriras, le temps d’éclair, l’amour, te souviendras-tu de moi ? Mon tout petit, lorsque des tout petits à toi feront éclater comme un bourgeon ton regard, te souviendras-tu de moi ? >>40

Ce passage souligne la fervente hantise de la terre qui se manifeste à travers cette manière de s’interroger avec une inquiétude obsessionnelle, et ce d’autant plus que l’emploi du << moi>> assume la fonction d‘instituer une certaine pensée où s’illustre la terre comme le germe qui fonde un pessimisme hautain menant le lecteur à saisir non pas un désespoir, mais un optimisme symbolique faisant triompher la

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terre qu’aucun drame ne pourra affaiblir les témoignages d’intérêt et d’affection que le rurale n’a de cesse de lui rendre aussi bien dans ses joies que dans ses tristesses.

<<Seigneur, je vois partir ma chair vers la ville que j’appréhende. Que ta volonté soit faite ! De force, je n’en ai plus. Mon cri. Je sais. Il traversera les temps, je vois des lèvres de femmes s’ouvrir sur le triomphe de ce cri-là. Seigneur qu’il est beau l’enfant qui s’en va ; dans ses cheveux couleur de paille, il emporte le parfum de mes mains. Sous ses ongles s’est abritée un peu de terre. Son corps, couleur d’argile, est la preuve vivante de l’amour. >>41

Deux mots clés sont, cependant, à retenir : le cri et l’amour. Ils soulignent, en effet, un état psychologique de tourmente qu’illustre la fonction idéologique qui met en évidence ce qui tend à inciter l’individu à rester dans sa coquille, et à laquelle s’apparente une ambition moraliste de faire résonner la voix de la terre dans des descriptions qui nous donnent à voir son reflet vibrant dans le portrait physique de l’enfant. La terre fait partie du rural et le rural fait partie de la terre, et l’un détermine l’autre, et l’un ne peut se détacher de l’autre. C’est ce que l’on se doit d’appeler l’attachement viscéral ou charnel.

<<Seigneur, tu m’as faite à ton image. Mais la tourmente qui me secoue, pourquoi ne secouerait-elle pas l’univers, oui, l’univers…Veuve très tôt, j’ai édifié tous mes espoirs sur Arris. Une fois le patriarche mort, pour ne pas encourir la malédiction, les hommes du village sont partis vers d’autres terres, me laissant deux brebis, une chèvre et un métier à tisser et Célia la chienne très amie avec Arris. Où doivent-ils être partis ? Quelque part où le blé pousse. Ça doit être très loin ? Peut-être pour s’y abriter. Je suis seule sur le terrain où il fut conçu et a grandi. On m’a promis à l’hôpital, de me le restituer une fois guéri ou mort. »42

41 -Ibid., P 19.

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L’inscription de la terre dans le roman est le fruit d’une production dépendant de la liberté créatrice de l’écrivain. Cependant, le vagabondage de l’imagination reste discrètement associé à l’image de la terre, Une image enracinée dans la pensée. Ceci dit, la terre permet la fondation du monde réel par l’imagination, donne sens à l’histoire et crée l’effet de réel. Il s’agit donc d’un acte littéraire ayant pour objet de dégager, de montrer ou d’exprimer un état d’âme lié à la terre. Cette dernière est en même temps le support et le trait d’union entre le monde matériel et le monde spirituel.

Dans le passage cité ci-dessus, la terre est représentée comme un réel de référence et ayant pour statut l’effet du texte, elle marque avec ferveur l’affectivité de l’histoire. Il convient alors de souligner que la terre se veut, dès lors, un élément fort utile pour le fondement de la création de l’histoire en vertu de son imposante emprise morale sur l’instinct rural. Ceci nous permet de dire aussi que la terre a la valeur du thème formel dont l’importance que lui accorde la pensée littéraire est nettement majeure et est soutenue par un discernement murement réfléchi faisant, avec sobriété, sentir ses virtuels faits et actions.

Dans une telle modalisation, l’inscription de la terre se manifeste, dès lors, par rapport à une âme perçue comme illusion et son pouvoir d’influencer ne peut être orchestré et révélé qu’avec une certaine allusion philosophique. Nous pensons, de ce faite, que cette dernière qui manipule la figuration au niveau de la réception, devient le moyen le plus approprié, ayant une grande force au demeurant, pour lutter contre l’idée de l’absurdité de l’existence de l’être agissant de la terre.