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132 2) Ambition idéologique

5) Culture et Affectivité

Le monde rural est un univers opiniâtrement clos dont la culture disparate et riche de contenu est fondée, dans une large mesure, sur l’ordre social et religieux. Dans les romans de notre corpus où le temps révolu est immortalisé, l’accent est constamment mis sur le paysan qui est considéré comme un sujet social et comme un symbole de la campagne. Dans ce sens, on peut s’accorder à penser que la rationalisation de l’enjeu de tous les textes de notre corpus est à la fois culturelle et sociale voire psychologique et psychanalytique.

Car Chacun des personnages paysans tente de définir son futur devenir par rapport à son passé, son être, son existence, son affirmation et son rétablissement

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auprès des siens, ceux qui l’ont toujours aimé, protégé chéri, soutenu et avec lesquels, il entretient incontestablement des relations solides et invincibles.

Il incarne, en effet, l’Homme ou l’être dont le sort est lié au sien. La menace de se faire renier le consume dans le plaisir mystérieux d’être couvé par les siens. Elle lui permet de se déployer et laisser méditer en lui la culture des siens. Il la porte dans son cœur comme un trésor qui risque de dépérir dans les conditions lamentables avec lesquelles, il se démène. Amer, arris, Fouroulou, Jean ou Germain sont des personnages paysans de type modèle de ce que doit être le traditionnel homme de la campagne de tous les temps et de toutes les nations. Ce qui se confirme nettement dans ce qui suit :

<<Quand je salue mon père, je lui baise la main, si mon père arrivait maintenant dans les vignobles, je lui baiserais la main. J’ai presque quarante ans, mais je ne fume ni ne bois devant lui. Mon père a soixante-quatre ans et son père est mort il y a trois ans .Mais il n’a jamais fumé ni bu devant lui. Quand j’étais jeune homme, mon père m’a dit :<Je sais que tu fumes et que tu bois, mais ne le fais jamais devant moi>. Et je ne l’ai jamais fait. C’est comme ça que nous avons été élevés. Ce sont les traditions de la famille. >> 119

L’homme rural paraît ainsi particulièrement un être de culture fortement attaché aux traditions des siens. Le code du respect s’inculque dès le bas âge comme une règle à respecter autant dans sa jeunesse que dans sa vieillesse. Le passage cité ci-dessus met en évidence, aussi, une adaptation fidèle soulignant un choix culturel transmis de père en fils. Cependant, dirons-nous, dans la communauté rurale la liberté de l’individu est limitée et ne peut dépasser le cadre culturel où l’on assujettit la conscience à un mode opératoire commun qui tout en orientant les comportements subordonne l’individu à ce que dictent et imposent les traditions.

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<< C’est un homme d’une dignité inhabituelle. Il est rude, mais il se dégage de sa personne une dignité profonde. Des gouttes de sueur couvrent son front, mais il garde sa prestance. Dans la poussière et la chaleur étouffante, il s’est accroupi à l’ombre des vignobles de la société Guimarra, pour laquelle, il dirige les vendanges. Même dans cette position inconfortable, il garde sa dignité. Le soleil semble ne pas le gêner. <J’’ai vécu toute ma vie au soleil>, dit-il négligemment. <J’ai commencé à travailler dans les champs à quatorze ans>>.120

La culture émerge de nous et fait partie de nous et comme une montagne, elle fait éruption hors de nous. L’objectif, semble-t-il, n’est pas de raconter l’histoire, mais, plutôt, de montrer comment l’histoire se produit dans l’espace et dans le temps et par rapport à quoi, elle prend forme dans la construction du sens interprétatif. L’histoire racontée dans le roman qui relève du domaine de la fiction, n’est pas que des informations que l’on acquiert pour la posséder et dire :

<<je possède ou je connais l’histoire de tel ou tel peuple à telle ou telle époque>>.

L’essence de l’histoire dans laquelle s’inscrivent les représentations des multiples réalités de tous les aspects de la vie et qui manifestent un intérêt particulier pour l’histoire du caractère, de la personnalité et du comportement des membres du groupe, est la recherche de la vérité au sens propre du terme. Toutes ces représentations, qui illustrent avec dextérité et jusqu’aux moindres détails l’existence des ruraux, indiquent, de la part de l’auteur, un sentiment très vif de respect et d’admiration pour l’ethnicité.

Pour avoir envisagé cette question dans toute son ampleur, nous dirions qu’il s’agit, si l’on peut se permettre de dire, d’une conscience prise dans son acception au sens psychologique du terme que l’écrivain prend par rapport à la situation imposée

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par le milieu réel et par rapport au comportement qui en résulte et s’ensuit des membres réels du groupe incarnés par les personnages (les êtres du papier).

Du même coup, la conscience morale qui varie dans ses jugements relativement aux valeurs et aux contraintes sociales et culturelles se doit de faire crédit au sens second ou connotatif en se justifiant dans une logique traduite soit par la bonté, soit par la compassion et la générosité, soit par la loyauté et la fidélité ou par la trahison et la malhonnêteté des personnages. Comme, elle se doit aussi, faut-il le souligner une fois de plus, d’enseigner le bon sens, les bonnes valeurs et surtout d’inculquer le devoir de vouloir améliorer la morale qui régit la vie des paysans, travailleurs de la terre et oriente le cours des évènements pour que la résolution puisse aboutir à la gloire locale et ce en créant une agitation culturelle dans le récit qui perturbe l’ordre social pour procurer un souci incitatif. C’est en effet, ce que Freud appelle <<les manifestations de l’âme des foules>>.

<<Au moment de pénétrer dans la ruelle des Aït-Larbi, elle passa la première et ce fut lui qui la suivit. Ils avaient à descendre toute la ruelle. L’ombre noyait les maisons et s’arrêtait d’un côté au ras des tuiles. Tous les portails étaient clos. Les gens dormaient. Chabha ralentit le pas. Il la toucha presque. Il ne songeait à rien, lui. Elle s’arrêta, saisit de sa main brûlante celle d’Amer et la porta à ses lèvres. Il n’eut pas le temps de faire le plus petit geste : elle se jeta à son cou et l’embrassa. Quand il se rendit compte de ce qui arrivait, il répondit fougueusement à son étreinte passionnée et ils se séparèrent tout tremblants, sans avoir prononcé une parole. >>121

Une protestation de mœurs attestée par la suggestion d’un adultère déplaisant et si retors et si paradoxal qu’il puisse se faire à l’occasion en diminuant la fiabilité de la chasteté d’un sujet censée être louable qui défend l’honnêteté et enseigne la sagesse, mais qui transgresse les lois établies, dans sa communauté en défiant la conscience de la morale que nous nous permettons d’appeler la morale

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collective. Chabha, l’épouse de Slimane, s’éprend d’Amer l’époux de Marie la parisienne. Un amour impossible qui va à l’encontre des valeurs sociales et de la religion. Slimane est le fils de Saïd le cadet de son frère Slimane qui n’a pas laissé d’héritier et n’a eu que cinq filles dont Kamouma, la mère d’Amer.

Malheureusement le petit Slimane, l’époux de Chabha ne peut pas enfanter, peut-être, un désagrément ou une consternation qui ne peut qu’envenimer la relation de couple. Une lutte idéologique sans fin prend forme, dès lors, dans la logique narrative où, elle sera manifestement menée par les deux amoureux, condamnés par les habitants d’Ighil-Nezman, avides de scandale et curieux qui ne perdent rien pour attendre et se mettent à leur coller des étiquettes salissant leur réputation et portant atteinte à leur honneur. Cette réflexion met, en effet, en évidence la culture de la relation de couple qui sacralise la fidélité dans la relation conjugale et condamne la digression dans les mœurs.

Cette lutte semble, dès lors, n’avoir peut-être rien de pertinent. Mais elle n’est pas un simple tremplin ou une simple butée établie juste pour susciter le suspense ou créer un horizon d’attente qui accroche le lecteur et lui procure du plaisir en satisfaisant un désir serré cherchant, tout simplement, à découvrir le fin mot de l’histoire pour ainsi dire connaître le dénouement et la résolution. En effet, elle a des liens significatifs et évidents avec la mise en exergue de la société, de la culture et surtout de ce qui peut porter atteinte à cette dernière et qui est passé sous silence à propos duquel, Pierre Daco souligne dans ce qui suit :

<<Le contact humain s’établie par la parole, mais aussi au-delà de la parole. Certains silences sont lourds de sens, qu’ils soient chargés d’agressivité, d’affection, de peur, d’angoisse, de sérénité. Tout silence signifie quelque chose. >>122

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L’inscription de cette relation illégitime, illégale, illicite voire angoissante constitue dans le récit une belle pyramide autour de laquelle se resserrent, en l’occurrence, des interprétations où le moi s’affirme avec des sentiments et des émotions. En effet, elle se perçoit comme un tabou que l’on considère inacceptable dans le milieu rural d’Ighil-Nezman et elle est strictement et sans le moindre doute interdite voire condamnable et maudite dont aucune excuse n’est valable dans cette ethnie kabyle où les esprits conservateurs et protecteurs ne tolèrent qu’elle ne demeure impunie. Ceci dit, la dénonciation est fort remarquable et flagrante.

A la lumière de cette donnée que nous estimons très significative et signifiante, nous concevons qu’il soit possible d’obtenir un éclairage sur la dimension du vécu culturel et manifestement conflictuel dans lequel s’opposent deux comportements complètement différents qui se distinguent, de ce fait, par des référentiels spatiaux-idéologiques et des caractères fondamentalement incompatibles n’ayant aucun trait en commun, l’un se fonde sur des principes construits sur la pudeur, le bon sens, le respect, l’intégrité, le pur, la chasteté, le sain et le saint, la sincérité, l’échange mutuel de service, l’amour fraternel et réciproque, le vivre ensemble dans la communion et dans l’amour et surtout l’amour de la terre, l’autre se fonde sur l’indépendance d’esprit et sur le principe libertin qui n’impose aucune limite contraignante, permettant à l’individu de jouir de toutes les libertés possibles pour, ainsi dire, assouvir ses désirs et mener sa vie comme il l’entend et comme bon lui semble. Ceci donne à percevoir deux cultures de mental et de mœurs qui divergent complètement.

En effet, l’inscription de cette relation ou de cet amour suscite des interrogations essentielles et possibles qui peuvent être ainsi posées en vue d’une éventuelle interprétation pouvant donner un regain plausible de la dynamique de l’activité psychique qui nous permet d’appréhender le sens implicite et de faire une analyse autant psychique ou psychanalytique que psychologique dont l’évolution se développe en pénétrant, d’une part, dans la vie sociale ou le monde social. D’autre

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part, elle relativise les catastrophes, les chaos en pénétrant la conscience qui souffre d’un malaise saisi de la réalité.

Ainsi, il convient de dire que cette attention portée au problème des mœurs de la communauté kabyle invite à s’intéresser à une information à tendances sous-jacentes qui nous permettent d’épouser tous les méandres de cette intrigue romanesque où le personnage Amer se figure être amoureux de Chabha sans pouvoir l’avouer et sans se soucier de la française dont il se désintéresse.

Il s’agit là d’une représentation problématique si importante que c’est sur elle que se perçoit la rupture de sens et sur elle que se cristallise la révolte, car nous sommes ici au terme d’une critique d’un tiraillement que recèle une stratégie textuelle intelligemment conçue et que mène, avec dextérité, une réflexion lucide et parfaitement dotée d’une compétence susceptible de soumettre à bon escient ce qui relève de la réalité amère et mal gérée à des jugements qui, tout en étant basés sur des données tapis dans les profondeurs, suscitent des interrogations.

Nous notons ici que la perspective d’un sens second qui se construit et se vérifie dans ce que le travail de l’analyse peut inférer de l’hypothèse et de l’interprétation, tente, dès lors, d’impliquer le centre d’orientation dont l’esprit se limite à filtrer une perception nette et paisiblement vigilante du rejet, du choc culturel ou, mieux encore, de l’acculturation imposée que l’on peut percevoir dans La Terre et Le Sang de Mouloud Feraoun à travers la jonction des deux relations que le personnage Amer entretient simultanément avec Marie la française et Chabha l’algérienne. Ceci dit, il s’agit là de ce qu’appelle Pierre Daco<<La volonté morale>> et <<La volonté rationnelle>> qu’il définit comme suit :

<<La volonté morale, c’est la volonté qui nous dirige vers le bien. Tout homme a le sentiment que suivre sa raison vaut mieux qu’obéir à ses penchants instinctifs. Or, l’homme le plus conscient du monde garde des penchants, des instincts, etc. Donc pour avoir une volonté morale parfaite... il faudrait être pur esprit. La Psychologie moderne a tendance

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à ne considérer comme authentique que la volonté cherchant le bien et le mieux. >>123

Cette définition soutient, en effet, l’aspect psychique de l’œuvre où s’inscrit la modalité des règles morales qui régissent les comportements et les décisions au gré de la conscience communautaire dont une certaine tendance exclut la liberté individualiste qui peut mener au disloquement des membres du groupe à savoir que l’humain peut parfois s’assujettir à ses désirs et ses tentations qui peuvent l’emporter sur la raison.

<<La volonté rationnelle est une qualité humaine consiste à prévoir les conséquences de certains actes. L’être humain sait, par exemple, que l’usage immodéré de l’alcool le fera souffrir dans un temps plus ou moins rapproché. Le sachant, il lui est possible de faire la comparaison entre sa santé actuelle et la maladie future. Bref, l’homme digne de ce nom est capable d’établir le bilan de ses actes, de les raisonner et les analyser. >>124

Le penchant qu’a Amer pour chabha qui, contrairement à la Française, a les mêmes origines et le même sang, celui des Kabyles, traduit d’une manière consciente et formelle la mise en évidence de l’amour instinctif, inné et raisonnable à la fois qu’éprouve le Kabyle pour sa culture d’origine. Ce qui signifie nettement l’attachement viscéral et la volonté ou les volontés claires de promouvoir la culture du pays dans laquelle le sujet retrouve ses sources instinctives et apprend à vivre avec les siens en union harmonieuse et ce quel que soit le soit le prix à payer. Cependant, cette culture est menacée par le triomphe de la culture de l’autre, l’intrus indésirable. Ceci dit, la voir complètement disparaître serait donc un choc émotionnel et une perte dévastatrice susceptible de remettre en cause la dignité de la population kabyle et de tout le peuple algérien voire mettre en péril toute son existence et tous ses principes.

123 -Daco Pierre, Les prodigieuses victoires de la psychologie moderne, Ed Verviers, Belgique, 1973. P408.

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L’éclat de l’intelligence, lequel étant joint à la richesse sémantique, de La Terre et Le Sang de Mouloud Feraoun, peut faire qu’un sens de déchirement est directement suggéré par le comportement, les faits, les actes et les évènements qui s’enchaînent les uns aux autres dans une logique cherchant, à priori à appréhender ce sens établi en filigrane pour pouvoir accéder à l’identification des différentes manifestations qui renforce et consolide relativement la compréhension du processus dont la mise en œuvre opère pour rendre, d’une certaine façon la visée envisagée par l’auteur, facile à atteindre.

Cette manière d’opérer nous offre un panorama effectué autour de l’image naturelle des ruraux qui se symbolise dans ce qui connote la terre, le sol et le terroir tout en supposant la valeur de la ruralité. Et c’est dans une intention accordée à la culture, qui se manifeste sous les effets de la terre, que nous argumentons comme suit :

<<Dans une portée plus romanesque, Rufin écrit à propos de certains enfants brésiliens : <<Parfois, un enfant de cinq ou six ans, échappé des cuisines où sa serveuse de mère l’avait trainé, se joignait aux danseurs sur la piste. […]. Il reproduisait d’instinct les pas les plus complexes en rythme et avec naturel, et révélait le lien profond de cette danse avec un peuple et une terre dont elle naît comme un végétal. […]. Tout apprentissage est vanité pour qui ne s’enracine pas dans cet humus-là125. >> (Rufin, 2005, P. 91). >>126

Conclusion.

Les romans champêtres, notamment ceux de notre corpus, qui sont d’expression française, algériens ou français soient-ils et dans lesquels l’inscription de la culture est pertinente, ne sauraient, de ce fait, se réduire à manifester un vécu lié à

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-Dans un sol, substance colloïdale noirâtre résultant de la décomposition partielle, par les micro-organismes,

de matière végétale et animale, Dictionnaire Larousse illustré 2012.

126-Roques Jean-Luc, La terre comme objet de convoitise : Appropriation, Exploitation, Dégradation, Ed.

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un état d’esprit et à une simple prise de conscience mise en évidence par une histoire d’une déception amoureuse par exemple ou de vengeance et de haine qui relève du domaine de la littérature de distraction et de détente.

Et donc loin d’être perçus comme un simple outil linguistique ou comme un simple moyen de divertissement, ils constituent les lieux où se reflète indéniablement la réalité des ruraux. Ils se veulent doués d’une intelligence avisée dans la mesure où ils restituent, dans la cohérence sémantique de leurs récits, l’image parfaite des paysans. Ils mettent en évidence la mystification des productions et créations culturelles par lesquelles le rural demeure lié à sa propre terre et ses propres origines. Leur portée morale suscite une réminiscence qui nous projette dans un passé douloureusement signifiant où la présence de l’autre n’a causé et n’a laissé que ruine et désolation et où l’écho des ancêtres résonne sur un ton qui condamne la déculturation.

En effet, l’atmosphère nostalgique est la dominante, elle imprègne d’une manière intense les récits de notre corpus dont le point focal est le départ aléatoire qui, quelle qu’elle soit sa nature, éveille l’intérêt psychanalytique et psychologique pour satisfaire l’analyse des textes. C’est, en effet, dans le départ métaphorique et la séparation aussi brutale que douloureuse que se perçoive une énigme subversive