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CE QUE DÉBATTRE VEUT DIRE

CONTRIBUTIONS DE L’ANALYSE ÉCONOMIQUE À L’ÉTUDE DE LA DÉMOCRATIE

I. DE LA DÉMOCRATIE POUR LES ÉCONOMISTES

Une lecture attentive des manuels d’économie contemporains pourrait laisser à penser que l’économie à rejeter hors de son champ l’analyse de la démocratie. Le terme lui-même apparaît rarement. La situation la plus fréquemment décrite est celle d’une science économique en charge d’éclairer la décision en indiquant les choix à opérer pour respecter des finalités fixées par ailleurs. L’analyse des grands problèmes macroéconomiques est très majoritairement présentée dans ce cadre. Les dirigeants fixent les objectifs à suivre (baisse du chômage, stabilisation des taux de change, etc), charge aux économistes désigner les décisions

« optimales ». Si l’on s’en tient à cette approche « traditionnelle », la théorie économique prise dans son ensemble ne contiendrait pas de conceptualisation de la démocratie. Il s’agirait cependant d’une conclusion hâtive. Certes, l’analyse de la démocratie n’occupe pas au sein de la théorie économique une place aussi importante que les travaux portant sur la croissance, la monnaie ou l’analyse des marchés, mais il existe un volume de travaux substantiel, au point qu’il est possible de mettre en évidence un modèle sous-jacent de démocratie.

Les travaux sur la démocratie au sein de la théorie économique ne dessinent pas un tout cohérent. Différentes méthodes sont à l’œuvre (avec cependant une nette prédominance des analyses formalisées). Différents points de vue sont adoptés (tantôt normatif, tantôt positif).

Enfin, différents niveaux d’approche (micro, macro) sont proposés. Nous sommes donc face à un foisonnement de travaux. À titre d’illustration, le moteur de recherche « econlit », qui référence la majeure partie des publications en économie des dernières décennies, indique plus de 2000 articles et ouvrages traitant directement de la question de la démocratie au sein de la littérature économique. Il n’est donc pas évident que, pris en bloc, ces travaux aient une cohérence particulière. Le terme de « démocratie » lui-même n’est pas défini très précisément.

En dépit de cet éclatement, nous pensons que les travaux sur la démocratie en économie dessinent de manière sous-jacente un modèle institutionnel spécifique. L’architecture institutionnelle dans laquelle s’inscrivent ces différents travaux nous semble pouvoir être représentée par le schéma suivant. Celui-ci est obtenu en juxtaposant les différents questionnements sur la démocratie présents au sein de la théorie économique. Chaque cadre regroupe donc un, voire plusieurs, champs de recherche relativement autonome. Ce n’est qu’en accolant ces différents cadres qu’apparaît un modèle sous-jacent de la démocratie pour les économistes.

La représentation graphique donnée ici ne tient pas compte du volume des travaux puisque chaque cadre a la même taille. Ainsi le cadre « B » regroupe l’ensemble de l’analyse économique qui ne prend pas explicitement en compte le modèle démocratique (ce que nous nommons l’analyse « traditionnelle »), c’est-à-dire la majeure partie de l’analyse économique.

Figure 1 : un modèle de démocratie sous-jacent

Les différents cadres, indexés par A, B, C et D, renvoient à des travaux distincts. Nous proposons de les passer en revue en rappelant à quelle tradition de pensée ils renvoient.

V O T E D E C I S I O N S

P U B L I Q U E S

ELECTEURS AGENT ECONOMIQUE

É T A T

A B

C

D

« A » : la logique agrégative

Les travaux portant sur la démocratie en économie ont en commun d’aborder la question par le biais de l’agrégation des préférences. Deux grands courants de pensée abordent cette question, le social choice et le public choice. Nous les présentons ci-dessous à partir des deux ouvrages fondateurs, celui d’Arrow et celui de Downs.

L’ouvrage d’Arrow, Social Choice And Individual Value, paru en 1951, renoue avec une problématique initiée par Condorcet. La filiation avec Condorcet, et dans une moindre mesure avec Borda, apparaîtra après la parution de la première version du livre d’Arrow en 1951. La version de 1963 fait explicitement référence à Condorcet en introduction. Le courant du social choice engendré par cet ouvrage va consister en une étude détaillée des mécanismes d’agrégation des préférences. Le plus souvent, il s’agit de mécanismes directs, où la décision collective est directement déduite des préférences individuelles. Vincent Merlin et Mathieu Martin nous rappellent que le résultat central d’Arrow conclut à une relative indétermination des processus d’agrégation. La question de l’agrégation des préférences ne reçoit donc pas de réponse évidente, et toute théorie de la décision politique se doit, d’une manière ou d’une autre, d’apporter une réponse au problème soulevé par Arrow.

L’ouvrage de Downs An Economic Theory of Democracy (1957) est, lui, à l’origine de l’autre grand courant, qui marquera l’analyse économique de la démocratie, à savoir le public choice.

L’inspiration principale est celle du Schumpeter de « Capitalisme, socialisme et démocratie ».

Mais, ainsi que le souligne Lakomsky et Longuet, la démarche de Schumpeter ne se saurait être réduite à l’analyse néo-classique contemporaine. Schumpeter propose, en creux, une approche que l’on pourrait qualifier de cognitiviste dans le langage actuel. Downs opère donc un prolongement des idées Schumpetériennes en même temps qu’une réduction de celles-ci.

Pour Downs, l’agrégation des préférences se fait via le jeu de la concurrence entre les partis politiques, et non pas directement comme dans le social choice. Downs adapte un modèle de concurrence proposé par Hotelling en 1929, pour rendre compte de la concurrence politique.

Dans un jeu « à la Downs », les partis politiques sont en concurrence pour capter les suffrages des électeurs. La variable stratégique dont ils usent est leur programme. Des partis politiques qui cherchent à maximiser le nombre de voix obtenues sont conduits, à l’équilibre, à adopter le même programme. Il n’y a donc plus de différence entre les partis dans ce cas et ils deviennent interchangeables. Le programme d’équilibre correspond au programme préféré par l’électeur médian (celui qui divise la population en deux parties égales, l’une plus à droite que lui, l’autre plus à gauche). C’est le fameux théorème de l’électeur médian13. La chasse aux voix induit une force centripète qui entraîne les partis à adopter des positions similaires et modérées.

Downs fait sienne l’idée de Schumpeter selon laquelle la démocratie consiste en une lutte concurrentielle entre partis politiques. L’action stratégique est donc le fait des partis, ou candidats, et non des électeurs qui se contentent de choisir entre les candidats proposés. La tonalité générale de l’ouvrage de Downs est cependant loin d’être aussi sceptique que peut l’être celle de l’ouvrage de Schumpeter. Certes, Downs déplore que l’électeur médian (qui selon son

13. Il est à noter que les modèles Downsiens évitent le résultat négatif d’Arrow en restreignant l’étude à des cas unidimensionnels. En d’autres termes, ces modèles reposent sur le fait que les électeurs peuvent être situés sur un axe droite/gauche. Les modèles multidirectionnels sont loin de posséder autant de régularité.

modèle détermine la politique à suivre) soit trop keynésien à son goût, mais il n’en rejette pas la démocratie pour autant, comme peut être tenté de le faire Schumpeter.

« B » : l’analyse « traditionnelle » des politiques publiques

L’analyse des politiques publiques englobe une large part des travaux de sciences économiques.

La théorie économique abonde en travaux qui se proposent de déterminer la politique économique optimale. Il s’agit de déterminer le bon taux de taxation, le bon taux de change, le bon taux d’intérêt, etc. Suivant en cela la théorie keynésienne, il s’agit d’éclairer les décideurs sur la politique économique à suivre. La manière dont les décideurs sont portés au pouvoir n’est guère prise en compte dans cette littérature. En ce sens, l’analyse des politiques publiques peut s’appliquer à des régimes démocratiques ou non.

Cette manière de faire a conduit à un certain autisme de l’analyse économique qui tend à décrire l’économie comme une part autonome du social. Les phénomènes économiques seraient eux-mêmes engendrés par des variables économiques.

Parmi les travaux qui font exception, il convient de citer les travaux sur les groupes de pression, ou lobbies, qui offrent un tableau moins simpliste du fonctionnement de l’Etat et de la prise de décision en son sein.

« C » : la délégation

Les travaux qui s’inscrivent dans ce cadre ont pour vocation de rendre compte du fonctionnement interne de l’Etat. Ils étudient la manière dont les personnes chargées de la décision utilisent leur autonomie vis-à-vis des électeurs. En ce sens, il s’agit de traiter de la délégation du pouvoir et de la nature du contrat liant gouvernants et gouvernés.

Le terme de délégation mérite que l’on s’y attarde. Il a en effet pris un sens particulier dans la science économique. Les théories des contrats, popularisées et développées en France par Jean-Jacques Laffont et Jean Tirole, étudient une large classe de modèles dans lesquels une tâche est déléguée. La nature de cette tâche est supposée connue. Le contrat liant le principal et l’agent est alors clairement défini. Abordée sous cet angle, la délégation pose un problème d’asymétrie d’information (une des parties du contrat est mieux informée que l’autre). Or, le contrat de délégation en politique pose des problèmes spécifiques. Le contrat liant gouvernés et gouvernants n’est en effet pas explicite. Il est par exemple intéressant de noter que les obligations d’un élu ne sont quasiment pas explicitées dans les constitutions contemporaines.

De plus, le mécanisme de régulation, à savoir des élections très espacées dans le temps, ne permet pas une régulation fine. Au problème d’information s’ajoute donc un problème spécifique qui suppose de modéliser la manière dont les élus utilisent leur marge de manœuvre.

Deux modélisations polaires sont utilisées. L’une suppose que l’agent, l’élu en l’occurrence, utilise sa marge de manœuvre au mieux de ses intérêts privés. C’est le modèle dit de « rent seeking ». Sur cette base, la théorie questionne les mécanismes permettant de réduire les marges de manœuvre des élus. On trouve, sans surprise, grand nombre d’auteurs libéraux dans ce domaine de recherche. En simplifiant à l’excès, les élus profitent de leur autonomie pour poursuivre des buts personnels, éloignant ainsi la société de son intérêt propre.

Le point de vue alternatif suppose que les dirigeants se contentent de mettre en œuvre les décisions conformes à l’intérêt général. Cet intérêt général est défini indépendamment d’eux-mêmes. Ils se comportent donc en simple courroie de transmission des volontés populaires.

Il existe peu d’approches intermédiaires et il est notable que l’ensemble de ces travaux bute sur la question de la définition de l’intérêt général.

« D » : le citoyen

Cette problématique pose une question méthodologique sur la possibilité de traiter simultanément du consommateur et de l’électeur. C’est l’objet du livre de Buchanan et Tullock The calculus of consent paru en 1962. À la différence des ouvrages précédents, l’ouvrage ne contient pas de résultat évident ou central. Les auteurs plaident pour une étude qui fasse entrer pleinement l’analyse en termes d’individualisme méthodologique en sciences politiques. Le point de départ de ces auteurs, et du public choice ensuite, est que la rationalité, telle qu’elle est appliquée au consommateur dans la théorie économique, peut être étendue de manière profitable à l’étude des comportements politiques. L’homo oeconomicus serait aussi homo politicus.

Alain Marciano souligne la forte présence d’un arrière-fond idéologique d’inspiration libérale.

Beaucoup des auteurs du public choice ne font pas mystère de leur soutien au libéralisme ; beaucoup d’entre eux participèrent à la Société du Mont Pèlerin. Cet engagement idéologique fort contribuera à donner une image politiquement marquée de ce courant de recherche.

Ces travaux se singularisent également par une volonté de développer une approche positive du fonctionnement démocratique. Cette volonté affichée contraste fortement avec la faiblesse des travaux empiriques développés au sein de ce courant de recherche (voir Mueller 1997 pour une synthèse des résultats obtenus par ce courant).

Les approches globales

La période récente a vu un regain d’intérêt de la part des économistes pour l’analyse de la démocratie. Le courant dit du « political economy » a (re)mis sur l’agenda la question de la démocratie et de la formation des volontés politiques. Cependant, les cadres A et B, comme on le constate sur le dessin, ne se recoupent que très partiellement. Ceci indique que fort peu de travaux font explicitement le lien entre les décisions qui émanent d’un État et les préférences des électeurs. Il convient de souligner que cette coupure disparaît si l’on réduit l’État au rôle de transmetteur des volontés issues du scrutin. Mais, sauf à considérer l’État comme une simple chambre d’enregistrement, à l’image du commissaire-priseur de l’équilibre général, les deux cadres renvoient à des travaux distincts, qui s’ignorent largement.

Il convient cependant de noter un effort récent de différents auteurs pour proposer des analyses globales qui, de plus, figure parmi les rares travaux empiriques dans ce champ d’analyse.

Les travaux pionniers de Lewis-Beck montrent une forte corrélation statistique entre les variables économiques et les résultats électoraux. Ces travaux, et ceux qui s’en inspirèrent s’appuient sur des variables existantes et ne font pas directement le lien avec les décisions prises

par les gouvernants en place (voir Lewis-Beck et Paldam (2000) pour une synthèse de ces travaux).

Les travaux d’Alesina et de ces co-auteurs (Alesina et al. 1995, 1997) proposent des modèles plus élaborés explicitant, au moins partiellement, un modèle microéconomique. Plus généralement, l’approche consistant à reconsidérer les phénomènes macroéconomiques en intégrant des variables politiques connaît un vif développement depuis une dizaine d’années (voir Palombarini 2001 pour un exemple de cette démarche dans un cadre de pensée régulationiste).

Conclusion

Au final, il apparaît que le schéma mis en évidence décrit des interactions très limitées entre gouvernants et gouvernés. Il n’y a notamment pas d’interaction directe : les gouvernés s’expriment au moyen d’un vote, les élus décident sans rendre compte de leur décision en dehors des élections. Cette description est conforme aux règles explicites de fonctionnement des démocraties telles qu’elles sont décrites dans les constitutions. En effet, à l’exception des rares pays disposant d’un droit au référendum d’initiative populaire, le citoyen n’est consulté de plein droit qu’en tant qu’électeur, même si la Constitution lui garantit de nombreux moyens d’expression en dehors des périodes d’élections (manifestations, pétitions, lobbying, etc). La théorie économique possède bien un modèle sous-jacent de démocratie qui prend appui sur les règles explicites de fonctionnement de la démocratie. On retrouve à ce niveau un constat qui vaut pour l’analyse formalisée en sciences sociales en général : l’analyse formalisée n’est nulle part plus à l’aise que dans la description d’univers dont les règles du jeu sont explicites. Dès lors, on comprend bien pourquoi le vote a donné lieu à une longue série de travaux en économie. C’est sans doute pour la même raison que les économistes se sont passionnés pour l’analyse des ventes aux enchères.

Il existe donc bien un biais dans l’analyse formalisée, mais il ne correspond peut-être pas à celui qui lui est le plus couramment imputé.

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