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ÉVALUER LE CADRE DES ÉCHANGES : LES CRITÈRES SUR L’ORGANISATION DU DÉBAT PUBLIC

Figure 1 - Différentes conceptions de l’organisation du débat public par les Cpdp

II. ÉVALUER LE CADRE DES ÉCHANGES : LES CRITÈRES SUR L’ORGANISATION DU DÉBAT PUBLIC

Notre démarche d’évaluation se préoccupe de formaliser comment la dynamique du débat peut influencer le processus de décision. C’est pourquoi nous distinguons deux plans d’évaluation, celui de la dynamique du débat qui résulte de son organisation, celui de la production du débat qui résulte de sa dynamique. Examinons maintenant le premier plan.

Nous avons indiqué dans l’introduction du rapport que le mouvement d’institutionnalisation de la participation produisait un lien entre la manière d’envisager la participation et la définition du public, en conséquence de l’acception générique du terme « public » posée par la Convention d’Aarhus. Cette conséquence contredit notre longue tradition d’« administration consultative » comme la pratique des maîtres d’ouvrage cherchant à dresser des listes de critères

« sociologiques » pour trier les associations et le public appelé à participer à l’élaboration des décisions. Elle conforte, au contraire, la pratique des commissions particulières, dans leur diversité, en ne réduisant pas la participation à l’information du public. Elle dote la participation de ce public générique d’un intérêt général propre distinct de celui du projet. Alors qu’une conception instrumentale de la participation conduit à retenir des critères substantiels (compétences, représentativité, degré de généralité des intérêts défendus) de délimitation du public appelé à participer à l’élaboration des décisions, cette conception politique de la participation conduit à rechercher des règles procédurales de conduite du débat public.

Évaluer le débat, c’est donc d’abord évaluer la mise en œuvre de cette conception politique à travers les modalités de son organisation, son déroulement, son fonctionnement informatif ou délibératif et la place qui y est faite à chacun. Pour définir des critères qui puissent faire sens dans l’expérience des participants, cette manière d’envisager l’évaluation fait une hypothèse explicite : il est attendu d’un « bon » débat qu’il change quelque chose dans les relations entre les participants, dans la problématique du projet ou dans le partage du sensible. Le point fondamental pour notre perspective est que les remaniements des configurations des acteurs, des objets et des thèmes que produit le débat ne sont entièrement maîtrisés par aucun acteur du collectif initialement concerné par le projet. Il faut donc attendre d’un « bon » débat qu’il déstabilise et réorganise des rapports sociaux bien établis et fasse émerger du nouveau, sans qu’aucun acteur puisse ni anticiper l’incertitude que fera surgir le débat, ni en contrôler toutes les conséquences. C’est là tout l’enjeu des formes d’organisation du débat que d’orienter la composition d’un collectif incertain, le « public du débat ». C’est l’objet de notre premier plan d’évaluation.

Nous retenons trois critères pour ce premier plan d’évaluation. Ils synthétisent l’ensemble des éléments descriptifs précédemment établis par ce rapport. Nous les énonçons donc sans nécessairement les illustrer à nouveau.

1. Une place offerte à chacun

Le premier critère porte sur la qualité des relations entre les participants au débat. Nous retrouvons là des aspects largement documentés dans la plupart des recherches empiriques sur les dispositifs de participation. Retenons-en les deux principaux :

• Relations dans le débat respectant une « grammaire de la vie démocratique » (Catherin, 2000 ; Cefai et Lafaye, 2003, C&S Conseils, 2003)

• Reconnaissance de la pluralité des motivations, des modes d’engagement dans le débat (Rui, 2004 ; Leborgne, 2004)

2. Des règles de discussion partagées parce que mises à l’épreuve

Nous avons largement exposé ce point sur le cas du débat Boutre-Carros dans la 3ème partie du rapport. Si le domaine propre du débat public est bien la confrontation des différents intérêts généraux sollicités par un projet complexe, s’engager dans le débat public pour qu’il fonctionne comme un moment d’échange d’arguments plutôt que comme une arène d’affrontement entre des positions préétablies, nécessite de dépasser les disputes sur les critères classiques d’évaluation des partenaires potentiels d’une négociation (représentativité, compétences, degré de généralité des intérêts défendus), pour soumettre à la vérification commune des règles procédurales de conduite du débat. Le moment délibératif fonctionne alors selon les quatre règles procédurales que nous avons établies.

Tableau 2 – Quatre règles procédurales du débat public

Débat public Processus de mise en

discussion publique Règles procédurales

Le débat est

Épreuves pratiques = critères d’évaluation du caractère

délibératif du débat

Critères d’évaluation des acteurs les uns par les autres dans le conflit

Public publication des débats -

Égalitaire (droits de communication égaux, équivalence des acteurs)

équilibre du débat représentativité Argumentaire (force des

arguments) convictions dans le débat compétences

Pluraliste, Contradictoire participation au débat degré de généralité des intérêts

Composition d’un public débattant des intérêts généraux

(« communauté débattante ») Constitution d’acteurs

sociaux

Ainsi que nous l’avons montré, plus que l’énoncé de ces règles (pour lequel la Cpdp joue un rôle décisif), c’est l’expérience faite de leur réalité par leur mise à l’épreuve dans le débat qui compte pour les participants. Ce constat marque les limites de tout passage au normatif. Ainsi, ces règles font aujourd’hui partie de la culture de la CNDP et sont énoncées sur son site Internet. Cela ne réduit pas pour autant la diversité des pratiques du débat public. Une démarche d’évaluation ne doit donc pas viser à établir des méthodes pour trier les pratiques ou rechercher des normes idéales auxquelles les comparer, mais plutôt générer des principes d’organisation et définir les épreuves auxquelles les soumettre.

3. La reconnaissance de l’expérience sensible

La reconnaissance de l’expérience sensible est l’un de ces principes, soumis dans le débat à l’épreuve d’un déplacement du partage du sensible, par exemple le partage entre raison et passion que nous avons illustré dans le cas du débat Boutre-Carros. Pour bien comprendre ce point, illustrons-le par un autre cas, celui du débat sur le projet d’extension du port de Nice

considéré, a contrario du débat Boutre-Carros, comme un échec parce qu’il n’a pas permis d’apaiser les conflits et encore moins de dégager un consensus (Fourniau, 2004). Un trait marquant de l’organisation de ce débat a été le refus opposé par la commission particulière à toutes les demandes de contre-expertise, que celles-ci portent sur l’examen de solutions alternatives proposées par des associations — jugées irréalistes —, sur la réalisation d’études prospectives indépendantes — jugées superflues —, sur la réalisation d’une étude d’impact en bonne et due forme — jugée prématurée —, ou simplement sur la réalisation de maquettes des diverses solutions d’extension du port. Jugeant que « des maquettes ne paraissent pas nécessaires pour éclairer la décision » et que « l’impact visuel des grands navires de croisière dans le site du port et la façon dont il serait ressenti échappent à l’expertise » (décision de la Cpdp lors de sa réunion du 30/11/2001), la commission suggérait pourtant à la Chambre de commerce, promotrice du projet d’extension du port, de présenter à la dernière réunion sa propre simulation sur ordinateur.

Arrêtons-nous sur ce dernier refus, moins anodin qu’il y paraît, et pas seulement par la dissymétrie de ressources qu’il accentue entre les associations et la CCI. Un photomontage réalisé par une association pour rendre sensible l’impact visuel des grands navires dans le port avait été raillé par la CCI et le maître d’ouvrage et dénoncé comme une manipulation « des lois de la géométrie et de l’optique ». La demande de réalisation de maquettes sous le contrôle de la commission particulière, neutre et indépendante, devait donc permettre à chacun, de se faire sa propre idée sur l’effet de l’arrimage de navires de 300 m de long et 60 m de haut dans le port (la Colline du Château domine le port de 90 m et c’est le rapport perspectif des grands navires à la Colline qui avait été mis en cause dans le photomontage). Le refus de la commission a résonné comme la mise hors débat de l’expérience sensible, son partage échappant à l’échange raisonnable. Or la demande touchait au devenir de l’usage commun du site portuaire qui symbolise pour les Niçois l’appartenance partagée à la Ville. En figeant le partage du sensible, le refus de cette épreuve pratique signifiait donc l’arrêt de l’élaboration collective des appuis nécessaires à un juste règlement des affaires de la Cité.

On peut en inférer, a contrario, qu’il faut attendre d’un « bon » débat qu’il permette une dynamique de partage de l’expérience sensible en :

• favorisant l’expérimentation collective des liens entre principes légitimes et faits tangibles,

• incitant à la reconnaissance des expériences et des points de vue qui n’ont pas encore trouvé une légitimité politique,

• dessinant les frontières de l’espace de confrontation des diverses sources de conviction.

Finalement, la mise à l’épreuve de ces trois critères — place offerte à chacun, règles de discussion partagées, reconnaissance de l’expérience sensible — engage une dynamique de formation de ce que nous avons appelé une « communauté débattante ». En effet, le débat est un « accélérateur de temps », selon la belle expression forgée par Jean-Paul Puyfaucher (2005), un accélérateur de recompositions politiques et un facteur déclenchant pour la création de nouveaux réseaux d’acteurs. Dans ce premier plan d’évaluation de l’organisation du débat, nos critères définissent donc les conditions procédurales rendant possible la formation d’une

« communauté débattante », susceptible de porter dans la suite du processus de décision ce qu’a produit le débat. Il nous faut donc maintenant examiner le deuxième plan d’évaluation qui porte précisément sur ce que produit le débat.

III. ÉVALUER LE LIEN AVEC LA DÉCISION : LES CRITÈRES SUR LA

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