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III LES EFFETS DES FLUCTUATIONS CLIMATIQUES SUR LA FORÊT JURASSIENNE MEDIEVALE

III.2 LE CLIMAT JURASSIEN MEDIEVAL

III.2.2 Les débuts du Petit Âge glaciaire

On a coutume d’appeler « Petit Âge glaciaire » ou PAG (« Little ice age »), la période s’étendant de 1550 à 1850 de notre ère, phase de péjoration climatique, attestée par l’avancée des glaciers alpins (les maxima des crues ont lieu en 1600, 1820, 1850), confirmée par les premiers relevés météorologiques à l’époque moderne et révélée par les sources écrites et les documents iconographiques exploités par E. Le Roy Ladurie 202 (1967), C. Pfister203 (1980), P. Alexandre 204 (1987). Or, les travaux les plus récents205 qui concernent en particulier l’histoire des lacs du Jura, l’évolution du glacier d’Aletsch et des rivières alpines prouvent que cette détérioration s’est en fait amorcée dès le XIVe siècle, l’année 1303 ouvrant une série d’hivers rudes.

200

Les deux avancées spectaculaires du glacier d’Aletsch, vers 900 et 1360, situent l’Optimum climatique médiéval entre 900 et 1300.

201

P. ALEXANDRE, op. cit. p.807.

202

E. LE ROY LADURIE 1967, op. cit. supra

203

C. PFISTER, 1980, « The Little Ice Age : Thermal and Wetness Ice for Central Europe », in Journal of

Interdisciplinary History, 10,1980, p. 665-696.

204

P. ALEXANDRE, op. cit. supra

205

J.-M. GROVE, « The initiation of the “ Little Ice Age” in regions round the North Atlantic », in Climatic

Change 48, 2001, p.53-82; D. MAUQUOY, B. van GEEL, M. BLAAUW, J.van der PLICHT, “Evidence from

northwest European bogs shows ‘Little Ice Age” climatic changes driven by variations in solar activity”, in The

La première caractéristique de cette période, en particulier pour la décennie 1310- 1320, est l’humidité.

C’est « une des quatre grandes périodes diluviennes de tout le Moyen Âge classique avec 1150-1169, 1190-1200 et 1340-1350 » précise Emmanuel Le Roy Ladurie206 ; certains parlent d’une « énorme vague d’humidité » qui a eu pour conséquences les pires famines du Moyen Âge. Mais l’Anglais John Titow nuance davantage ; à partir des archives manoriales de l’évêché de Winchester, il conclut qu’après la période 1270-1312 très sèche, la décennie 1313-1320 est très humide, puis il souligne une alternance : 1321-1336 années sèches ; 1337-1369 période « plutôt mélangée » ; 1370-1398 plutôt sèches ; 1399-1403 humides . En tout cas cette « énorme vague d’humidité » est unanimement constatée ; elle est l’objet d’approches multiples, documentaires et naturalistes207.

Pierre Alexandre (Fig. 32) constate lui aussi, dans la première moitié du XIVe siècle comme dans la seconde moitié du XIIe siècle, une phase de forte pluviosité (6 décennies pluvieuses-estivales contre 2). La palynologie corrobore ces données et montre un XIIIe siècle très sec, précédé et suivi de périodes plus humides208 (1150-1169 ; 1190-1199 ; 1310-1319 ; 1340-1349, phases d’humidité « estivales-aqueuses » des XIIe et XIVe siècles encadrant le « beau XIIIe siècle ». En ce qui concerne le Jura, les recherches confirment que la transgression des eaux lacustres, particulièrement du lac d’Ilay, appelée « phase du Petit Clairvaux », s’amorce avant 1380 AD et se développe après 1420 AD209.

Il s’avère que l’humidité se conjugue avec un abaissement général des températures. D’après Pierre Alexandre210 (Fig. 33), le début du XIVe siècle (1303-1328) fut marqué par un net refroidissement hivernal (température hivernale moyenne de -1°6, 11

206

E. LE ROY LADURIE, 2005, Histoire humaine et comparée du climat, op. cit., p.34

207

Pour plus d’information se référer aux ouvrages suivants :

C. HOLZHAUSER, 1984, « Zur Geschichte der Aletschgletscher und des Fieschergletschers », Geographisches

Institut, Physische Geographie, T.13, Zürich,1984 ; „Rekonstruction von Glescherschwankungen mit Hilfe

fossiler Hölzer“, Geographica Helvetica, 39, 1984, p.3-15 ; J.-P. BRAVARD, A. VEROT, P.G. SALVADOR, « Le Climat d’après les informations fournies par les enregistrements sédimentaires fluviatiles étudiés sur les sites archéologiques », in Les Nouvelles de l’Archéologie, 50,1992, p.7-13 ; J. TITOW, « Evidence of weather in the account rolls of the bishopric of Winchester 1209-1350”, in Economic History Review, 12, 1959-1960, p.360-407 ; « Le climat à travers les rôles de comptabilité de l’évêché de Winchester (1350-1450) », Annales

ESC, 25, 1970, p.312-350.

208

M. MAGNY, « Les fluctuations des lacs jurassiens et subalpins et l’histoire du climat au Moyen Âge »,

Histoire et Mesures, 8 (1-2), 1993, p.5-17.

209

M. MAGNY, H. RICHARD, « Nouvelle contribution à l’histoire holocène des lacs du Jura français: recherches sédimentologiques et palynologiques sur les lacs de Chalain, de Clairvaux et de l’Abbaye », Revue de

Paléobiologie, 7, 1988, p.11-23.

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hivers froids dont 4 jugés très froids, par rapport aux années « normales » 1901-1960 et deux années particulièrement glaciales 1305-1306 et 1322-1323).

Fig. 32 Le climat en Europe occidentale au Moyen Âge (Nombre d’années par demi- siècle couvertes par la documentation climatique saisonnière) d’après Pierre Alexandre, Le climat en Europe au Moyen Âge, 1987.

Aux printemps froids de la première moitié du XIVe, succédèrent des étés pluvieux et frais. Au milieu du XIVe siècle, la hausse des températures d’hiver s’accompagna d’un accroissement des pluies d’été, donc d’une baisse des températures estivales. Le refroidissement culmina dans la décennie 1340-1350, mais se prolongea, d’après Emmanuel Le Roy Ladurie, au moins jusque vers 1370211. Cette rupture climatique relevée dans la documentation écrite se trouve corroborée par la confrontation avec les résultats obtenus par des méthodes scientifiques.

Les transgressions lacustres évoquées plus haut coïncident avec des avancées glaciaires et un abaissement de la timberline dans les Alpes suisses et autrichiennes (l’abaissement de la timberline est la conséquence d’étés courts, frais, humides) ceci malgré l’imprécision liée aux marges d’incertitude propres aux datations radiocarbone212.. Lorsque l’activité solaire s’affaiblit en effet, la production de 14C dans la haute atmosphère se renforce, le niveau des lacs s’élève et les glaciers avancent ; après un premier maximum vers 750 BC, on constate un autre maximum de 14C, donc une détérioration du climat, marquée par la phase transgressive du Petit Clairvaux (cf. supra : cette phase commence avant la fin du XIVe) et le Petit Âge glaciaire qui culmine dans les Alpes vers 1500-1700 AD. Entre ces deux maxima, l’affaissement de la teneur en 14C coïncide avec une amélioration centrée sur le milieu du premier millénaire (fin de la période gallo-romaine, début du Moyen Âge).

Ainsi, d’après l’ensemble de ces données, le Moyen Âge ne correspond pas globalement à une détérioration climatique mais s’inscrit dans la longue phase d’amélioration qui se situe entre l’Âge du Fer et le Petit Âge glaciaire, à l’exception de deux siècles de détérioration du VIIe au IXe siècle ; ce qui valide ce qui a été dit de l’Optimum climatique.

Les travaux des glaciologues abondent dans le même sens. En opposition avec la période des IXe-XIe siècles de décrue glaciaire, Fernau, Grindelwald, Aletsch, tous ces glaciers connaissent une crue au XIVe ; ce qui fixerait la fin de l’Optimum médiéval vers 1215 ou un peu plus tard. La conjonction hivers doux et humides - printemps froids - étés

211

E. LE ROY LADURIE, Histoire humaine et comparée du climat, I, op. cit., p.9 précise ( en s’appuyant sur les travaux de Van Engelen, History and Climate, p.111) que le glacier du Gorner révèle plusieurs épisodes froids entre 1350 et 1380, en particulier les hivers froids de 1352, 1354-55, 1359, 1361,1367, 1370, 1372, 1374, 1375 et l’hiver glacial de 1363-64, l’un des plus rigoureux du PAG)

212

Complément bibliographique: H.H. LAMB, “The early medieval warm epoch and its sequel”,

Paleogeography, Paleoclimatology, Paleoecology, 1, 1965, p.13-37; Climate, History and the modern world,

pluvieux du second quart du XIV e siècle a pu favoriser, compte tenu de la phase de latence, la crue glaciaire du troisième quart du XIVe siècle ; le maximum glaciaire d’Aletsch et de Gorner vers 1380 intégre les étés frais et plus généralement les années fraîches de 1342-47 et 1349 à 1370, mais, après 1380, une succession d’étés chauds prépare le recul d’Aletsch et de Gorner dans la première moitié du XVe siècle, jusque vers 1455-1461213.

En outre, des données basées sur le 14C et les archives permettent d’affirmer que les glaciers alpins connurent une poussée brève mais marquée entre 1315 et 1350, qui récidive vers 1580-1850, si bien que certains historiens du climat n’hésitent pas à intégrer les XIVe- XVe siècles à la phase de crue du Petit Âge glaciaire. Dès 1327, le Gorner est en phase de « fort gonflement » nourri des faibles ablations des étés pourris des décennies 1310 à 1380 incluses214, et de la fraîcheur notable des années 1340 ; il atteint des « proportions pachydermiques » vers 1380 (dimensions qu’il retrouvera dans le dernier tiers du XVIe siècle). Le glacier d’Aletsch, à quelques nuances près, confirme sur le long terme cette tendance215.

Mais que se passe-t-il après la crue glaciaire du XIVe siècle ? On assiste à un léger recul entre 1350 et 1500, moins net pourtant qu’aux IXe-XIe siècles ; on est loin de revenir à la douceur des environs de l’an mil. Les climatologues estiment que l’écart thermique annuel moyen entre le Petit Optimum médiéval et cette période froide qui a suivi est comparable à celui qui sépare, à l’époque contemporaine, la période fraîche 1800-1850, de la période douce 1900-1950, soit 1°C216.

Par ailleurs, les études dendrochronologiques, affinées par les recherches en xylo-climatologie, attestent un refroidissement sensible dans le monde méditerranéen, comme dans l’Europe atlantique et continentale à la fin du quatorzième siècle (1340-1400)217.

La densitométrie (ou radio-dendrochronologie) corrobore ces données. Les valeurs densitométriques de la série de Lauenen (Oberland bernois) correspondent aux observations sur le climat de l’Europe moyenne pour la période 1270-1400 réunies par Pierre Alexandre Les données densitométriques signalent, en contraste avec les étés chauds de 1270-1300 et

213

E. LE ROY LADURIE, 2005, op. cit., p. 65, cite Van Engelen, History and Climate, p.111.

214

E. LE ROY LADURIE, 2005, fait référence aux travaux de Pfister, p.18

215

Travaux de Holzhauser de 1984 et 1995, fondés sur le C14 et la dendrochronologie, cités par E. Le Roy Ladurie, 2005, op. cit., p.20. « Aletsch s’engagera ultérieurement à partir de la fin du XIIIe siècle vers une nouvelle et forte offensive, avec descente marquée de sa langue terminale et cela jusque vers l’an 1380.»

216

H. LAMB, « The early medieval warm epoch and its sequel » in Paleography, Paleoclimatology,

Paleoecology, I, 1965, p.13-27.

217

Travaux du laboratoire de chrono-écologie de Besançon, 1991 cités par P. GRESSER, Le Crépuscule du

1370-1400, ainsi que l’été chaud et sec de 1473, une accumulation d’étés froids « se répartissant de façon symétrique autour d’un épisode de froid excessif pendant les années 1345-1347 » selon les travaux de Chr. Pfister218 qui appelle cette rupture climatique des années 1342-1350 « l’épreuve écologique la plus rude du dernier millénaire ».

Le climat franc-comtois médiéval reflète toutes ces fluctuations (Fig. 34)

Fig. 34 Le climat en Franche-Comté (XIVe – XVIe siècles), laboratoire de Chrono-Ecologie de Besançon, 1991.

218

Mais si la dégradation climatique du XIVe siècle semble faire l’unanimité, qu’en est-il pour le XVe siècle ?

Le XVe siècle est une période qui semble assez mal connue mais comme le précise Emmanuel Le Roy Ladurie, elle fut « sans doute fraîche au niveau des moyennes annuelles, avec notamment tout une série d’hivers froids » et « quand même de beaux étés », en particulier deux décennies qui s’intercalent entre 1415 et 1435, connues grâce aux dates de vendanges, l’été « ultra-chaud et sec de 1420 échaudant les blés »219 ; plus tard, l’été caniculaire 1473, à l’intérieur du triennat 1471-72-73, se révèle par la dureté exceptionnelle de l’ anneau dendrochronologique. Le petit réchauffement estival antérieur à 1455-1460 (d’après les glaciologues, l’ablation des glaciers est peu accrue ; on demeure au XVe siècle en situation de PAG mais modéré), est suivi, jusqu’en 1504 d’un petit rafraîchissement. Le XVe siècle connut en effet lui aussi des épisodes froids : P. Pédelaborde220 rapporte qu’en 1468 on débitait le vin à la hache…

Un XVe siècle mitigé donc, mais qui ne sort pas du PAG.

En résumé, les certitudes acquises conduisent donc à affirmer, en dépit de toutes les incertitudes et les approximations qui subsistent, qu’il y a bien eu un Petit Optimum médiéval, période de douceur (et d’épisodes de sécheresse de 1220 à 1310) marquée par un recul glaciaire, qui commença aux environs de 800 pour se terminer au début du XIVe siècle (1315 environ) ; mais que lui succéda, au Moyen Âge final, une période de détérioration climatique (refroidissement lié à une conjonction de printemps froids, d’étés pluvieux, d’hivers doux et humides), correspondant à une crue glaciaire, « la grande crise du XIVe siècle » selon l’expression de Pierre Alexandre, prélude au « little ice age » des années 1580-1850.

On a ainsi vu que, dans tous ses constituants, par ses constantes liées à la topographie et à travers ses fluctuations séculaires, le climat a offert un contraste marqué entre le Moyen Âge central et le bas Moyen Âge. Il semble très probable, dans l’état actuel des recherches, que le climat médiéval du massif jurassien a bien été le reflet de ces fluctuations générales.

Le rôle du climat dans l’écosystème forestier bien établi, les conditions climatiques médiévales une fois définies, il devient moins aléatoire de chercher à connaître la forêt du Haut-Doubs au Moyen Âge et son évolution jusqu’à la fin de cette période.

219

E. LE ROY LADURIE, 2005, op. cit. , p.13.

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