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L’esprit critique allié à une bonne formation en sciences humaines devrait permettre de déconstruire l’argumentaire de toute désinformation

Dans le document 90 010 Belfort cedex. (Page 47-53)

La mémoire est-elle l’alliée de l’histoire ? Telle est la question que pose Martine Verlhac en introduction d’un colloque réunissant historiens et philosophes autour du thème Histoire et Mémoire à Grenoble en 1998 :

« Ceux qui se tiennent dans le cercle enchanté de la mémoire peuvent nier le travail de l’historien ou vouloir l’inféoder à la mémoire. Le philo-sophe sait que les hommes d’une époque donnée projettent sur l’histoire leurs préoccupations, lesquelles sont plus ou moins bornées, à court terme ou encore plus ou moins idéologiques. C’est pourquoi la mémoire qu’ils proposent et les commémorations qu’ils organisent peuvent bien, tout en exprimant apparemment une déférence à l’égard des études historiques

143 François Bédarida, la mémoire contre L’histoire, in Histoire, critique et responsabilité. Paris, IHTP, Bruxelles, Com-plexe, 2003, p. 259. Le numéro 128 du quatrième trimestre 1998 de la revue Raison Présente porte comme titre

« Mémoire et Histoire : un procès réciproque ». Une demi-douzaine d’articles ouvre des perspectives intéres-santes.

144 La question est posée par Olivier Pétré-Grenouilleau dans un article percutant, Les identités traumatiques.

Traites, esclavage, colonisation, in Le Débat, N° 136, septembre-octobre 2005, p. 93-107.

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et de leur rôle, être une façon sournoise, même si elle n’est pas forcément délibérée, de soumettre l’histoire à des motifs discutables »145.

Rudolf von Thadden, moins sévère que Martine Verlhac, propose une approche nuancée de cette relation entre histoire et mémoire en acceptant que « deux présentations différentes d’un évènement puissent coexister sans que l’histoire y perde son fond de vérité. Étant donné que les faits historiques ne se conçoivent pas sans être perçus, leur perception est tout aussi importante que leur facticité. Il est illusoire de chercher des faits en dehors de leur perception »146 et il illustre ses propos en prenant l’exemple de l’Allemagne de la seconde moitié du XXe siècle qui a une histoire et deux mémoires : celle de l’Est et celle de l’Ouest.

Pour ma part, ayant œuvré activement dans diverses commémorations, je réponds positivement à la question de Martine Verlhac. La mémoire et l’histoire sont indissociables, consubstantielles en histoire contemporaine, plus précisément ce que l’on nomme l’histoire du temps présent ou his-toire immédiate147. Les témoignages complètent et enrichissent l’apport des archives, mais leur traitement diffère. L’historien doit maîtriser toutes ces approches, l’oral, l’écrit et le monde des images pour faire son miel.

L’histoire ne cesse de se remettre en cause, les meilleures études vieillis-sent plus ou moins bien, Jean Tulard et François Monnier ont chacun pu-blié, l’un en 1991, l’autre en 2006, leurs réflexions sur L’obsolescence des œuvres historiques148. Chaque génération d’historiens renouvelle l’inven-taire des questions fondant leur discipline. Les champions du mémoriel devraient faire de même, car comme le dit l’historien polonais Bronislaw Geremek, récemment élu à la présidence de la fondation Jean Monnet pour l’Europe à Lausanne : « Une mémoire sur laquelle on ne réfléchit pas n’est pas une mémoire »149.

145 Manuel Simon Velasco, 1,2 million de morts par an : les accidents de travail tuent deux fois plus que les guerres, in Le Temps, 30 avril 2001, p. 11.

146 Histoire et Mémoire, Coordonné par Martine Verlhac, Grenoble, Centre régional de documentation pédagogi-que, 1998, p.9-10. Cf. aussi Mémoire et Histoire in Revue de métaphysique et de morale, N° 1, janvier-mars 1998 et La tribune psychanalytique, n° 3, 2001 consacre son numéro à mémoire et histoire.

147 Rudolf von Thadden, Une histoire, deux mémoires, in In Dubis Libertas. Mélanges d’histoire offerts au profes-seur Rémy Scheurer.Hauterive, Gilles Attinger, 1999, p. 439-443.

148 Écrire L’histoire du temps présent. En hommage à François Bédarida. Paris, IHTP, 1993, 417 p. ; Jean-François Sou-let, L’histoire immédiate. Paris, PUF, 1994, 128 p. ; Benoît Verhaegen, Introduction à L’histoire immédiate. Gem-bloux, Duculot, 1974, 200 p.

149 Jean Tulard, De l’obsolescence des œuvres historiques, in L’Année sociologique 1991, p. 193-201 ; François Mon-nier, l’Obsolescence des œuvres historiques, in Peut-on faire confiance aux historiens ?, sous la direction de Jean Tulard. Paris, PUF, 2006, p. 263-278.

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Pour Hélène Wallenborn, le témoin semble être devenu le relais in-dispensable, le passage obligé pour la mémoire et les commémorations faisant ainsi concurrence à une transmission plus critique du passé, de l’histoire, celle produite par les historiens de métier150. Cette inflation de la « parole des gens », qui se développa dans la dernière décennie du XXe siècle, est parfois expliquée comme le retour refoulé après l’évènement traumatique thème repris par la revue Tribune psychanalytique dans son numéro consacré à l’histoire et à la mémoire151.

Pour reprendre la problématique de notre introduction, si « l’histoire récente a lancé la mémoire à l’assaut de l’histoire »152, le présent n’a pas à réécrire le passé. Pour Jacques Le Goff : « Une des tâches principales de la critique historique doit être pour les historiens de repérer, d’analyser, de se défaire de cette pression que le présent exerce sur eux pour mieux lire le passé »153.

Antoine Prost termine ses Douze leçons sur l’histoire en enfonçant le même clou avec des recommandations sans concession :

« Le défi que les historiens doivent désormais relever est de transfor-mer en histoire la demande de mémoires de leurs contemporains. C’est en fonction de la vie qu’il faut interroger la mort, disait fortement Lucien Febvre154. On fait valoir sans cesse le devoir de mémoire, mais rappeler un évènement ne sert à rien, même pas à éviter qu’il ne se reproduise, si on ne l’explique pas. Il faut faire comprendre comment et pourquoi les choses arrivent. On découvre alors des complexités incompatibles avec le mani-chéisme purificateur de la commémoration. On entre surtout dans l’ordre du raisonnement, qui est autre que celui des sentiments, et plus encore des bons sentiments. La mémoire se justifie à ses propres yeux d’être morale-ment et politiquemorale-ment correcte, et elle tire sa force des sentimorale-ments qu’elle mobilise. L’histoire exige des raisons et des preuves. C’est pourquoi l’his-toire ne doit pas se mettre au service de la mémoire, elle doit certes accep-ter la demande de mémoire, mais pour la transformer en histoire. Si nous

150 L’historien et le politique. Entretiens avec Bronislaw Geremek recueillis par Juan Carlos Vidal. Montricher (Suisse) Les Éditions Noir sur Blanc, 1999, 172 p.

151 Hélène Wallenborn, L’historien, la parole des gens et l’écriture de L’histoire. Le témoignage à l’aube du XXIe siècle.

Bruxelles, Éditions Labor, 2006, 200 p.

152 Histoire et Mémoire, in Tribune psychanalytique, op. cit., La couverture titre mémoire histoire et la page de titre intérieur inverse les deux termes.

153 Cf. note 3, p. 76.

154 Id. p.68.

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voulons êtres les acteurs responsables de notre propre avenir, nous avons d’abord un devoir d’histoire »155.

Le mot de la fin revient au philosophe français Paul Ricœur qui vient de nous quitter à 92 ans en mai 2005 et à qui l’on doit une somme intitulée La mémoire, l’histoire l’oubli, dont la lecture, certes, aride pour un historien, ne devrait pas cacher la profondeur156. Dans une importante contribution précédant l’opus magnum, dont le titre couvre largement la problématique de notre dernière leçon : Histoire et mémoire. L’écriture de l’histoire et la repré-sentation du passé, il prenait position en écrivant :

« Reste ainsi ouverte la question de la compétition entre la mémoire et l’histoire dans la représentation du passé. À la mémoire reste l’avantage de la reconnaissance du passé comme ayant été quoique n’étant plus ; à l’histoire revient le pouvoir d’élargir le regard dans l’espace et dans le temps, la force de la critique dans l’ordre du témoignage, de l’explication et de la compréhension, la maîtrise rhétorique du texte et, plus que tout, l’exercice de l’équité à l’égard des revendications concurrentes des mé-moires blessées et parfois aveugles au malheur des autres. Entre le vœu de fidélité de la mémoire et le pacte de vérité en histoire, l’ordre de priorité est indécidable. Seul est habilité à trancher le débat le lecteur et dans le lecteur le citoyen »157.

La profondeur de cette réflexion humaniste devrait calmer le jeu des mémoires concurrentes ou des concurrences mémorielles et leur opposi-tion aux approches historiques que Paul Ricoeur évoque d’une manière toute personnelle :

« Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donne le trop de mé-moire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des com-mémorations et des abus de mémoire et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques avoués »158.

155 Lucien Febvre, Vers une autre histoire (1949) in Combats pour L’histoire. Paris, Armand Colin, 1965, p. 437.

156 Antoine Prost, Douze leçons sur L’histoire. Paris, Le Seuil, 1996, p. 305-306 ; Antoine Prost, Comment L’histoire fait-elle l’historien ? in Vingtième Siècle, Revue d’histoire, N° 65, janvier-mars 2000, p. 3-12. Marcel Gauchet reprend cette thématique du rapport déficient que la démocratie entretien avec sa propre histoire, in La condi-tion politique. Paris, Gallimard, 2005, 559 p.

157 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli. Paris, Le Seuil, 2000, 681 p. ; Les historiens et le travail de mémoire I Autour de la Mémoire, L’histoire, l’oubli de Paul Ricoeur, in Esprit. Revue Internationale, N°s. 266-267, août-sep-tembre 2000, p. 16-87. L’histoire entre mémoire et épistémologie. Autour de Paul Ricœur publié sous la direction de Bertrand Müller. Lausanne, Payot, 2005, 220 p.

158 Paul Ricœur, L’écriture de L’histoire et la représentation du passé, in Annales HSS, N°4, juillet-août 2000, p. 747 et Olivier Mongin, Les discordances de L’histoire et de la mémoire, in Esprit, op. cit., p. 6-15.

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Pour ma part, la mémoire comme l’écriture de l’histoire comportent un engagement personnel, une manière de vivre individuellement et collec-tivement par mon enseignement la responsabilité de la tâche qui m’a été confiée.

L’histoire, les mémoires et leur rôle respectif à une meilleure connais-sance du passé restent d’une brûlante actualité d’autant plus que leurs champs d’investigation et leurs chantiers de recherche se renouvellent sans cesse.

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Partie II

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