LE RÔLE RELATIVEMENT EFFACÉ DES CRÉANCIERS
A- Les créanciers soumis à l’accord : interdiction de payer
120.La loi impose au débiteur d’indiquer dans sa requête aux fins d’ouverture du règlement
préventif, les créances pour lesquelles il sollicite la suspension des poursuites individuelles ;
c’est, en effet, les modalités de règlement de celles-ci dont il sera principalement question
dans le concordat à intervenir. Ainsi, pour un créancier, privilégié ou non, la procédure du
règlement préventif semble présenter l’avantage de pouvoir sauvegarder ses intérêts mieux
que dans le cadre d’une procédure collective, stricto sensu, où les décisions des créanciers
sont prises à la majorité, comme c’est le cas en présence de comités de créanciers
226.
223 SAINT-ALARY-HOUIN (C), Le projet de loi sur la sauvegarde des entreprises : continuité, rupture ou retour en arrière ?, Dr. et patri. janv. 2005, n° 133, p. 30.
224 MARTIN (J.-F.), Le règlement amiable, réflexion d’un praticien, RJ com. 1986, p. 96 ; MACORIG-VENIER (F) et SAINT-ALARY-HOUIN (C), La situation des créanciers dans la loi de sauvegarde des entreprises, Rev. dr. banc. et fin., 2006, n° 2 ; LE CORRE (P.-M.), Le privilège de la conciliation, Gaz. pal. 7-8 sept. 2005, p. 50 ; SAINT-ALARY-HOUIN (C), La procédure de conciliation, Rev. proc. coll. 2006, p. 169 ; LIÉNHARD (A), Sauvegarde des entreprises : fin du premier round parlementaire, D. 2005, p. 775.
225 LAFARGE, La situation des salariés et l’AGS, RJ com. févr. 1987, n° spéc. p. 178 ; LAFARGE, SERFATI et METEYE, Le nouveau régime de garantie des salaires, Gaz. pal. 1986, 1, Doc. 299 ; LAFARGE, SERFATI et SICARD, Procédures collectives et droit du travail, Nathan, p. 62 et s.
226 Lamy, Droit Commercial, éd. 2010, Fasc. 2786, p. 1221 ; V. notamment les décisions citées par F. DERRIDA, Observations sur la masse des créanciers dans le règlement judiciaire et la liquidation des biens, D. 1981, chron. 267 ; RODIÈRE (J.-Y.), Du sort des créances incertaines contre un débiteur "en faillite", Les Petites affiches, 17 nov. 1986, p. 28 ; BRÉMOND (G) et SCOLASTIQUE (E), Réflexions sur la composition des comités de créanciers dans les procédures de sauvegarde et de redressement judiciaire, JCP E 2006, p. 466 ; LEGROS (J.-P.), "Loi de sauvegarde des entreprises", La nouvelle procédure de sauvegarde (2ème partie), Dr. sociétés, nov. 2005, p. 7, n° 11 et s. ; CROZE (H), "Loi de sauvegarde des entreprises", Procédure de sauvegarde, Procédures, déc. 2005, p. 8, n° 41 et s. ; MACORIG-VENIER (F) et SAINT-ALARY-HOUIN (C), La situation des créanciers dans la loi du 26 juillet 2005 de sauvegarde des entreprises, RDBF 2006, p. 60, n° 15 et s.
121.La raison d’être de la procédure de règlement préventif est bien évidemment la conclusion
d’un accord amiable entre le débiteur, d’une part, et ses créanciers importants, d’autre part,
accord par lequel ces derniers consentent un certain nombre de sacrifices
227. Parce qu’il s’agit
d’un contrat, chaque créancier est donc juridiquement libre de participer à un tel accord, voire
de s’engager pour partie seulement de ses créances
228. Avec le chef d’entreprise, l’expert
établit la liste de ceux qui seront invités à participer aux pourparlers en vue de rechercher un
accord. Ces derniers ne sont tenus à aucune obligation, notamment celle de confidentialité
229,
et ne sont aucunement engagés, puisque leur interpellation ne tend qu’à instaurer une
négociation
230, qui ne s’engagera qu’avec ceux qui acceptent d’y participer. En pratique, cette
négociation est le plus souvent entamée avant l’ouverture de la procédure
231.
122.En effet, la requête introductive est déposée au greffe du tribunal. Et jusqu’à la décision de
suspension des poursuites individuelles qui n’intervient qu’après le dépôt d’une offre de
concordat, soit au plus tard un mois après l’introduction de la demande, les créanciers
conservent l’intégralité de leurs droits, notamment de poursuites, à l’égard du débiteur. Il est
donc à craindre qu’informé des difficultés de celui-ci, chaque créancier s’efforce d’obtenir un
meilleur sort et des garanties particulières. Ce qui conduirait, par exemple, le banquier à
mettre fin à son concours, le fournisseur à cesser de livrer, le cocontractant à suspendre une
prestation indispensable, le bailleur à dénoncer le bail commercial
232, le créancier
chirographaire à prendre des sûretés, le créancier nanti de privilèges à renforcer ceux-ci.
Autant de mesures qui risquent fort de compromettre gravement la situation financière du
227 JACQUEMONT (A), Droit des entreprises en difficulté, 5ème éd., op. cit., n° 82, p. 49
228Lamy, Droit Commercial, éd. 2010, Fasc. 2786, p. 1221 op. cit. ; JACQUEMONT (A), Droit des entreprises en difficulté, 5ème éd., op. cit., n° 82, p. 49
229 Contrairement à la procédure de règlement amiable et à celle de conciliation du droit français (Art. L.611-15, C. com.) où dès le premier contact, il est rappelé aux participants à l’accord, l’obligation de confidentialité qui pèse sur eux, sous peine de dommages-intérêts.
230Lamy, Droit Commercial, éd. 2010, Fasc. 2786, p. 1221, op. cit.
231 En ce sens, MARTIN (J.-F.), Le règlement amiable, réflexion d’un praticien, in Le souci d’éviter la faillite des entreprises, RJ com. 1986, n° spéc., p. 96 ; v. sur le règlement amiable dans la loi du 10 juin 1994, ROURNE (P), Le traitement non judiciaire des difficultés, in Les réformes du nouveau droit de l’entreprise, Montchrestien, 1995, p. 63 ; COURET (A), Prévention et traitement amiable des difficultés, les nouvelles règles, in Les réformes du nouveau droit de l’entreprise, Montchrestien, 1995, op. cit., p. 115 ; LUCHEUX (J.-M.), Les innovations dans la détection des difficultés des entreprises et dans les modalités de leur règlement amiable, in Le nouveau droit des défaillances d’entreprises, Dalloz 1995, p. 67 ; ROUGER (M), La prévention des difficultés des entreprises au Tribunal de commerce de Paris, in Le nouveau droit des défaillances d’entreprises, Dalloz 1995, op. cit., p. 61 ; CHAPUT (Y), L’office du juge dans le traitement précoce des difficultés, in Le nouveau droit des défaillances d’entreprises, Dalloz 1995, op. cit. p. 93 ; MARTIN (J.-F.), La prévention : histoire d’une pratique consulaire, Dr. et patri. 1998, n° 57, p. 43 ; SAINT-ALARY-HOUIN (C), La réforme des procédures collectives, Dr. et patri. 1995, p. 41.
débiteur. Car, bien que l’entreprise ne soit pas encore en cessation des paiements, dès lors que
chacun cherche à se ménager un avantage particulier et arrête ses prestations indispensables,
l’échec de la procédure est assuré, avant même le prononcé de la suspension des poursuites
individuelles.
123.De plus, en cas de suspension des poursuites, seules les créances désignées par le débiteur
sont frappées d’interdiction de payer ; les créances non désignées par le débiteur,
volontairement ou par négligence, échappe à l’interdiction et pourront donc être valablement
payées
233, bénéficiant du coup d’un régime de faveur
234. Il est certes, de l’intérêt du débiteur
de désigner toutes les créances antérieures, afin de bénéficier pleinement de la protection
judiciaire résultant de la procédure. Ce qui devrait, en outre, permettre au président du
tribunal d’obtenir une information complète de l’état des créances au moment de la requête
introductive d’instance
235. Or, en permettant au débiteur de ne pas désigner telle ou telle
créance, non seulement il est autorisé à violer le principe d’égalité des créanciers, mais
surtout il peut être tenté de favoriser tel ou tel créancier
236. Toutefois, sauf à ignorer la lettre
du texte
237, on ne peut qu’admettre que c’est le législateur lui-même qui, textuellement,
octroie au débiteur la possibilité de choisir librement, et sans aucun contrôle, les créances
soumises à la suspension et à l’interdiction des poursuites.
124.Au risque d’un traitement inégal des créanciers dans la procédure, s’ajoute celui d’un échec
des négociations, faute de mesures de nature à inciter ces derniers à participer à un accord
homologué. Les créanciers sont, en effet, sollicités aussi bien pour accorder des nouveaux
délais ou une remise totale ou partielle de dettes au titre de crédits antérieurs, que pour
apporter des fonds nouveaux nécessaires
238au redressement. En contrepartie, ils
233 ROUSSEL-GALLE (Ph), OHADA et difficultés des entreprises, op. cit. n° 35 et s.
234 SAWADOGO (F. M.), obs. sous Art. 9, AUPC, in OHADA, Traités et Actes uniformes, 3ème éd. op. cit.
235 CHAPUT (Y), L’office du juge dans le traitement précoce des difficultés, in Le nouveau droit des défaillances d’entreprises, op. cit. p. 95 ; ROUSSEL-GALLE (Ph), OHADA et difficultés des entreprises, op. cit. n° 35 et s.
236 Le Doyen SAWADOGO observe d’ailleurs que « le débiteur pourrait…favoriser certains créanciers en ne les mentionnant pas intentionnellement dans sa requête, puisqu’alors ils échappent à la suspension des poursuites ». cf. obs. sous art. 11, AUPC, in OHADA, Traités et Actes uniformes, 3ème éd. op. cit.
237 Une comparaison entre les articles 9 et 75 AUPC, fait, en effet, ressortir un contraste frappant. L’art. 75, qui traite de la suspension des poursuites en cas de redressement judiciaire ne reprend pas la formule de l’art. 9, relatif à la suspension des poursuites en matière de règlement préventif. Il vise au contraire toutes les poursuites individuelles, sans distinguer entre les créances visées et celles non-visées par le débiteur. On peut donc en déduire légitimement que la formule de l’art. 9, qui limite l’interdiction aux poursuites individuelles tendant à obtenir paiement des créances désignées par le débiteur, est retenue à dessein (lequel ?) par le législateur.
238 MATHIEU (M), La participation du banquier au règlement amiable des difficultés des entreprises, JCP E 1986, 14805, p. 690, qui estime que les banquiers ont intérêt à participer à la négociation pour discuter les
subordonnent fréquemment leur accord à l’octroi d’un certain nombre de garanties,
accompagnant ou non des paiements partiels
239. De même, il est important pour la poursuite
d’activité, que des fournisseurs ou des prestataires de services puissent traiter avec le débiteur
en acceptant des délais de paiement
240. Il importe donc d’incorporer dans la procédure des
mesures incitatives
241intéressantes pour tous ces cocontractants du débiteur, afin de mieux les
protéger en cas d’échec de ce plan de redressement amiable
242. Il apparaît cependant que les
actes passés en vue de l’accord homologué dans le cadre du règlement préventif ne sont
nullement sécurisés.
125.Aux termes de l’article 34, AUPC, en cas de redressement judiciaire, la juridiction
compétente peut modifier la date de cessation des paiements et la reporter à une date qui « ne
peut être antérieure de plus de dix-huit mois au prononcé de la décision d’ouverture »,
l’objectif étant de déterminer une période suspecte qui autorise l’annulation d’un certain
nombre d’actes faits pendant cette période
243. Or, il se trouve que la période suspecte qui peut
remonter dans le temps et aller jusqu’à dix-huit mois, peut couvrir largement toute la durée de
la procédure du règlement préventif, qui ne peut excéder cinq mois depuis la requête
introductive jusqu’à l’homologation du concordat
244. Autrement dit, en cas d’échec de la
procédure du règlement préventif, la période suspecte pourra être fixée à une date antérieure à
clauses du règlement amiable et sur le plan psychologique pour ne pas être soupçonnés de faire échouer le redressement.
239 JACQUEMONT (A), Droit des entreprises en difficulté, 5ème éd., op. cit., n° 88 et s.
240 Il a été jugé que la procédure de conciliation ne peut imposer des contraintes "hors normes" et que l’accord doit être équilibré (Orléans, 22 févr. 2007, Rev. proc. coll., juill. 2008, p. 29, note Chr. DELATTRE).
241 D’où la proposition qui avait été faite, en droit français, au cours des débats sur la loi de 1985 par J. ROGER-MACHART de reconnaître à ces créanciers la priorité de paiement de l’art. 40 (C. com. art. L. 622-17) ; v. SAINT-ALARY-HOUIN (C), Les créanciers postérieurs, Ann. Fac. Toulouse, 1986, t. 34, p. 211, n° 45.
242 Le législateur français prévoit ce privilège à l’art. L. 611-11, C. com., dans les termes suivants: « En cas d’ouverture d’une procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire, les personnes qui avaient consenti, dans l’accord homologué mentionné au II de l’article L. 611-8, un nouvel apport en trésorerie au débiteur en vue d’assurer la poursuite d’activité de l’entreprise et sa pérennité, sont payées, pour le montant de cet apport, par privilège avant toutes les autres créances, selon le rang prévu au II de l’article L. 622-17 et au II de l’article L. 641-13. Les personnes qui fournissent, dans l’accord homologué, un nouveau bien ou service en vue d’assurer la poursuite d’activité de l’entreprise et sa pérennité bénéficient du même privilège pour le prix de ce bien ou de ce service. - Cette disposition ne s’applique pas aux apports consentis par les actionnaires et associés du débiteur dans le cadre d’une augmentation de capital. - Les créanciers signataires de l’accord ne peuvent bénéficier directement ou indirectement de cette disposition au titre de leurs concours antérieurs à l’ouverture de la conciliation. »
243 L’art. 67, AUPC, dispose expressément : "sont inopposables de droit ou peuvent être déclarés inopposables à la masse des créanciers,…, les actes passés par le débiteur pendant la période suspecte débutant à la date de cessation des paiements et finissant à la date de la décision d’ouverture." v. sur la période suspecte, MAY (J.-C.), Sort des actes accomplis par le débiteur pendant la période suspecte, Petites affiches 5 févr. 1986, p. 25 ; BRIAND-MELEDO (D), Quelques repères sur les nullités de la période suspecte, Mél. PAILLUSSEAU, D. 2003, p. 385.