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A- La domination de la haute banque et du négoce

1- Cooptation et pérennité des choix initiaux

Pour comprendre comment se construit la composition de la Chambre, il faut d’abord en revenir au choix initial de 60 électeurs par le préfet Frochot et à celui des 15 premiers élus par ces électeurs, ou plutôt par les 53 d’entre eux qui votent le 30 ventôse an XI (21 mars 1803)6. Un élément important pour l’avenir de la Chambre paraît clairement découler de ces choix initiaux de Frochot : il s’agit de la réduction à la portion congrue des manufacturiers de la Seine (ce qui n’exclut pas la présence de banquiers dirigeant des manufactures en Alsace ou en Normandie). Il est possible d’évaluer cette absence par rapport aux critères de Frochot lui-même : en effet, en l’an IX, il citait « les plus marquantes de ces manufactures [parisiennes,

intra ou extra muros] » dans un rapport officiel, en donnant quinze noms de personnes pour

vingt-quatre manufactures7. Aucun des hommes qu’il nommait n’est désigné comme électeur ; en revanche, les deux principales manufactures sont représentés par leurs directeurs : Guillaumot pour les Gobelins et Naurois pour les Glaces. Ces représentants des anciennes manufactures privilégiées, donc d’une forme très particulière d’industrie, ne sont d’ailleurs pas élus à la Chambre. Seuls trois autres futurs électeurs de la Chambre sont également cités par Frochot dans son rapport de l’an IX : mais ils le sont parmi les fabriques en crise, réduites à quelques dizaines d’ouvriers car produisant des objets de qualité pour l’exportation8. Eux non plus ne sont pas élus. C’est donc à la fois sous l’influence de Frochot et des négociants

5 Il faut rappeler ici la place minime des pétitions de banquiers signées comme telles parmi le courrier reçu par la Chambre (cf. chapitre un). A cela, trois explications complémentaires, qui toutes éclairent un aspect de la Chambre : les banquiers n’ont pas forcément autant d’intérêts communs ressentis comme tels que d’autres professions (ils n’ont notamment aucun héritage corporatif) ; ils peuvent s’exprimer directement dans la Chambre, sans la contacter par écrit (mais ils ne le font jamais explicitement comme groupe) ; ils disposent d’autres lieux d’action plus adaptés à leurs problèmes propres, au premier chef le Conseil Général de la Banque de France.

6 Ils ont été convoqués par un arrêté préfectoral du 24 ventôse an XI (15 mars 1803), reproduit au Moniteur Universel du 27 ventôse (18 mars 1803). Les trois tours de scrutin se prolongent jusqu’à 23h, et il n’y a plus que 46 votants au troisième. Le Moniteur Universel (an XI, p.829) ne donne malheureusement pas les noms des abstentionnistes. Il faut souligner que Paris semble avoir connu une bonne participation : Jean-Marie Moine évoque pour Metz 28 votants, pour La Rochelle 34, pour Bayonne 42 et pour Lyon 52. (Jean-Marie MOINE, « Un patriciat économique ? Recrutement et représentativité dans les Chambres de Commerce en France aux XIX° et XX° siècles », multigraphié, 1999, p.9-10). J’ai reproduit en annexe 2-7 les qualités et adresses des électeurs selon leur arrêté de nomination, ainsi que les postes institutionnels qu’ils occupent en l’an XI d’après mes propres informations, et, pour les élus, le nombre de voix qu’ils ont obtenues, selon le Moniteur.

7 cf. Bertrand GILLE, Documents sur l’état de l’industrie et du commerce de Paris et du département de la Seine, 1778-1810, Ville de Paris, Commission des travaux historiques, Sous-Commission de recherches d'histoire municipale contemporaine, 1963, 81p.

8 Il s’agit de l’ébéniste Jacob, du chapelier Danloux et du bonnetier Cahours (ibid.).

choisis par lui que les premières manufactures parisiennes se retrouvent absentes de la Chambre.

Qu’en est-il alors des qualités des autres électeurs ? Onze sont décrits comme fabricants, le terme étant employé une seule fois de façon absolue ; trois sont manufacturiers ou directeurs de manufactures. Les onze marchands sont tous qualifiés par la marchandise vendue. En revanche, parmi les vingt négociants, seuls un négociant commissionnaire et un négociant en vins sont plus précisément qualifiés. On retrouve ici une figure importante des premières années de la Chambre : celle du négoce des vins, seul commerce à la fois spécialisé et ayant sa place parmi les négociants. On compte enfin six banquiers et huit professions plus diverses, dont certaines qui relevaient auparavant des Six Corps (un imprimeur, un libraire, un orfèvre). La simple mention des qualités semble donc distinguer deux mondes, celui des spécialités, qui est notamment, mais pas exclusivement, celui de la fabrication, et celui du grand négoce. C’est ce dernier qui domine, non seulement, de façon relative, le corps électoral, mais surtout les élus.

Plus de la moitié des « négociants » sont en effet élus, représentant ainsi onze des quinze membres de la première Chambre. Trois autres élus, Vignon, Lesguilliez et L.V. Moreau, sont pour deux d’entre eux retirés et sont surtout désignés pour leurs fonctions institutionnelles. Enfin, G. Ternaux est désigné comme simple « marchand de draps ». En réalité, même si ses activités n’ont alors pas atteint leur plein développement, Ternaux est aussi à la tête de nombreuses fabriques (mais en province seulement : il n’a pas encore développé ses ateliers mécaniques à Paris) et travaille à l’échelle du grand négoce, qui l’amène même par la suite à intégrer des activités bancaires9.

En revanche, aucun des simples « banquiers » n’est élu. C’est seulement la connaissance de la biographie des membres qui permet de repérer, parmi les « négociants », la présence de Benjamin Delessert, de Jean-Charles Davillier et de Jacques Bidermann. Le premier est issu d’une famille suisse implantée à Lyon, puis à Paris à la fin du XVIII° siècle, déjà dans la banque et l’assurance ; mais il pratique aussi le grand négoce et possède, depuis 1801, une raffinerie de sucre à Passy (avant de se lancer ensuite dans la filature de cotons). Le second est issu d’une famille montpelliéraine de négociants, un temps intéressés dans le commerce des Indes orientales avec Bidermann, et associée avec lui précisément en 1803 pour la très importante manufacture de toiles peintes de Wesserling, dans le Haut-Rhin. Jean-Charles, contrairement à son frère qui lui succède à la Chambre, n’est d’ailleurs que ponctuellement associé à cette dernière entreprise, et semble plutôt gérer les activités bancaires de la famille. Enfin Bidermann est un des spéculateurs les plus célèbres du Consulat, déjà enrichi dans les fournitures aux armées depuis plusieurs années.

9 cf. notamment L.M. LOMÜLLER, Histoire économique et industrielle de la France de la fin du XVIII° au début du XIX° siècle. Guillaume Ternaux, 1763-1833, créateur de la première intégration industrielle française, La Cabro d'Or, 1978, 531p., et Guillaume de BERTIER DE SAUVIGNY, « Un grand capitaliste d'industrie au début du XIX° siècle, Guillaume Ternaux, 1763-1833 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2, 1981. Pour les biographies des membres, sauf lorsqu’un renseignement bien précis et important relève d’une source unique, je me permets dorénavant de renvoyer à mes divers tableaux en annexe (pour les éléments généraux) et aux bibliographies données pour chaque membre en annexe 7-2 (pour les points plus précis).

Il reste que ces hommes, présentés parce qu’ils sont à l’origine de réseaux familiaux très présents ensuite à la Chambre, ne représentent qu’une minorité face à d’autres qui, malgré certaines proximités avec la banque, ne sont jamais désignés comme banquiers dans les sources d’époque. Au bureau même de la Chambre, les hommes qui marquent ces premières années sont plutôt Vignon, Président du Tribunal de Commerce, à l’origine comme on l’a vu de la demande de création d’une Chambre à Paris et qui est son premier Président ; ainsi que Dupont de Nemours et Vital Roux (élu à la Chambre dès 1803 à la faveur d’une démission, et non choisi par le préfet). Les deux premiers sont âgés ; Vignon est un ancien Constituant, comme l’économiste Dupont (qui est aussi négociant, certes avec peu de succès, sous le Consulat et l’Empire). Roux, lui, pratique le négoce en lien avec se ville d’origine, Lyon, mais semble surtout avoir été apprécié, comme les deux autres, pour ses connaissances et ses opinions en matière de droit commercial et d’économie, plutôt qu’il n’a représenté un secteur à la Chambre. Ces hommes dont l’action marque durablement les principes et les méthodes de travail de la Chambre ne relèvent en tout cas pas à proprement parler du monde de la banque.

Mais, si ces négociants particuliers ont pesé sur l’avenir de la Chambre, il n’en va pas de même de tous les élus issus de la première liste d’électeurs choisis par le préfet. En effet, dès 1807, les membres présents depuis 1803 sont devenus (définitivement) minoritaires au sein de la Chambre. Ce rapide renouvellement est évidemment le fruit de la mise en place de l’institution. A mesure que les membres apprennent ce qu’elle fait et permet de faire réellement, ils choisissent leurs nouveaux collègues en fonction de ces appréciations, et souhaitent eux-mêmes ou non réintégrer la Chambre10. La rapidité du renouvellement est certes accentuée par l’institution en 1806 d’une année de sortie obligatoire avant toute réélection11 : jusque-là, un seul membre n’avait pas été réélu, et il est probable que le renouvellement aurait été moindre sans cette mesure. Après l’année de sortie, les membres ne rejoignent pas tous la Chambre. La question est alors de savoir s’ils sont remplacés ou non par leurs semblables, et selon quel critère de similitude (parenté, même secteur, même expérience institutionnelle…). En tout cas, une chose est claire : seuls deux des membres entrés à la Chambre après 1803 sont encore issus de la liste d’électeurs dressée par le préfet. Autrement dit, la cooptation l’a largement emporté sur le poids de l’autorité.

D’ailleurs, même si cela n’empêche nullement que les membres soient souvent issus du même milieu, une évaluation plus générale du renouvellement de la Chambre entre 1803 et 1853 montre une circulation assez rapide des membres, accentuée, donc, mais non créée par l’année de sortie obligatoire (mesure d’ailleurs affaiblie après 1832 puisqu’elle n’est plus obligatoire qu’après deux mandats). On peut ainsi observer le nombre de membres totalement nouveaux entrant à la Chambre chaque année.

10 Aucune forme de candidature n’est indiquée dans les procès verbaux. Ils indiquent parfois des noms d’hommes ayant recueilli un nombre insuffisant de voix pour être élus, mais rien ne permet de dire que ces hommes – ni les élus – ont fait pour cela une démarche volontaire.

11 Je reviens au chapitre trois sur l’origine de cette décision qui apparaît plutôt imposée à la Chambre, et change à coup sûr ses pratiques.

Nombre annuel d'entrées de nouveaux membres 0 2 4 6 8 10 1 8 0 5 1 8 0 8 1 8 1 1 1 8 1 4 1 8 1 7 1 8 2 0 1 8 2 3 1 8 2 6 1 8 2 9 1 8 3 2 1 8 3 5 1 8 3 8 1 8 4 2 1 8 4 4 1 8 4 7 1 8 5 0 1 8 5 3

Il n’est qu’exceptionnellement nul : ce sont en général un à trois nouveaux membres qui se retrouvent élus sur certains des cinq sièges offerts chaque année au renouvellement (et cinq en 1833, où a lieu un renouvellement intégral). Si les sommets de 1849 et 1853, lors de renouvellements intégraux accompagnant de nouvelles procédures, ne peuvent mécaniquement pas être atteints chaque année, il existe donc un appel d’air permanent. Pour prendre mieux conscience de son ampleur, on peut se référer à un indicateur un peu plus complexe12.

Le renouvellement à long terme des membres de la Chambre

1803 1813 1823 1833 1843 1853 1863 1 8 0 3 1 8 0 6 1 8 0 9 1 8 1 2 1 8 1 5 1 8 1 8 1 8 2 1 1 8 2 4 1 8 2 7 1 8 3 0 1 8 3 3 1 8 3 6 1 8 3 9 1 8 4 2 1 8 4 5 1 8 4 8 1 8 5 1

Cette courbe répond à la question suivante : au bout de combien de temps les deux tiers des membres présents à la Chambre une année donnée l’ont-ils quittée13 ? C’est par exemple en 1819 que les deux tiers des premiers élus ne font plus partie de la Chambre. Cette courbe peut connaître de rares retours en arrière : ainsi, les membres de la Chambre de 1806 y ont fait des carrières particulièrement courtes. Mais c’est son allure d’ensemble qui est intéressante, car elle souligne l’existence de points de non retour dans l’histoire de la composition de la Chambre. Ainsi, il ne reste presque plus rien après 1819 de chacune des assemblées qui a 12 En ordonnée est donnée l'année où les deux tiers des membres de la Chambre qui étaient présents l'année donnée en abscisse l'ont définitivement quittée. Exemple de lecture : à partir de 1819, on ne retrouve jamais à la Chambre plus de 4 de ses membres de 1804.

13 Plus précisément, l’année Y est l’année où restent à la Chambre strictement moins de cinq membres qui y étaient présents l’année X, et qui n’est jamais suivie par une année où ce nombre remonte au-dessus de cinq (cela pour tenir compte de quelques retours tardifs, d’ailleurs rares).

composé la Chambre de sa création à 1817, par l’effet de plusieurs forts renouvellements successifs : au contraire, jusque-là, la Chambre ressemblait encore assez à ce qu’elle était en 1803. De la même façon, les années 1845 à 1847 voient la disparition des membres présents entre 1833 et 1843. Ce renouvellement important est seulement complété par celui de 1849, plus net encore, qui touche tous les membres antérieurs et installe un groupe qui ne disparaît aux deux-tiers qu’en 1863. En revanche, 1833 apparaît comme un moment de fort renouvellement, mais moins fort que les deux autres, et qui a été suivi et précédé par des mouvements plus graduels. La Chambre est plutôt en perpétuelle transformation de 1819 à 1833, avant que ne se stabilise le nouveau groupe qui persiste jusqu’en 1845 environ. Deux points sont donc à souligner, qui recoupent certaines autres évolutions déjà notées quant aux thèmes des travaux de la Chambre : la Chambre des années 1820 n’est vraiment plus celle de l’Empire et du début de la Restauration, qui avait connu d’assez longues carrières ; la nouvelle Chambre mise en place au début des années 1830 est déjà en pleines transformations internes avant la Révolution de 1848, qui lui impose d’autres évolutions.

En tout cas, tout cela implique pour les membres des mandats en général courts14. Parmi les membres entrés entre 1803 et 1852, 35% ont fait un seul mandat de trois ans (complet ou écourté), 30% en ont fait deux et 35% sont restés de 7 à 24 ans à la Chambre : si certaines carrières sont exceptionnellement longues, elles ne constituent pas la norme. Elles ne sont pas plus fréquentes pendant la période de cooptation : des membres entrés jusqu’en 1832, 47% n’ont fait qu’un mandat, 22% deux et 31% plus. Visiblement, à ce moment, certains membres n’ont pas satisfait – ou n’ont pas souhaité rester – au bout d’un mandat, tandis que ceux qui restaient s’installaient pour longtemps.

14 Cette situation semble distinguer nettement la Chambre de Paris de ses homologues de province, si l’on se réfère à la synthèse de Jean-Marie MOINE, « Un patriciat économique ? Recrutement et représentativité dans les Chambres de Commerce en France aux XIX° et XX° siècles », multigraphié, 1999, p.24-26, même si les études sur lesquelles il s’appuie concernent malheureusement surtout la fin du XIX° siècle. Il mentionne ainsi, sans les dater, une dizaine de carrières de 30 ou 50 ans (voire d’exercice de la présidence de Chambres pendant les mêmes durées, parfois avec des alternances), et donne quelques chiffres plus généraux. A Marseille, sous le Second Empire, seulement la moitié des élus exercent plus d’un mandat. Mais à Caen, entre 1848 et 1908, la durée moyenne de mandat est de 13 ans et demi ; elle est de plus de 16 ans à Honfleur ; et à Valenciennes de 13 ans entre 1836 et 1914. A Rouen, elle est de 12 ans sur tout le XIX° siècle, avec un maximum de 15 ans vers 1850 et nombre de mandats se poursuivant jusqu’au décès des membres (cf. Jean-Pierre CHALINE, Les bourgeois de Rouen. Une élite urbaine au XIX° siècle, Presses de la FNSP, 1982, p.327). A Montpellier, on passe de 15 ans de moyenne en 1803-1831 à 4 ans en 1832-1848 (Patrick AUGE, Histoire de la Chambre de commerce et d'industrie de Montpellier au XIXe siècle, mémoire de maîtrise imprimé par la Chambre de commerce et d’industrie de Montpellier, 1991, p.18). A Paris, de 1880 à 1914, la moyenne est de 10 ans (cf. Philippe LACOMBRADE, La Chambre de Commerce de Paris et la modernisation du capitalisme français, 1880-1914, mémoire de DEA, Université de Paris-X, dir. Francis DEMIER, 1995, 72p). Pour ma période, même si cet indicateur est grossier, on peut retenir une durée moyenne de mandat de 7 ans et 2 mois, en incluant ceux qui se terminent après 1852 et qui sont en général plus long. Si l’on ne prend en compte que les mandats commencés et terminés avant 1853, la moyenne tombe à 6 ans et 2 mois, soit grosso modo deux mandats de trois ans, contre trois ou quatre dans d’autres Chambres.