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3. F ACTEURS EXPLICATIFS DU SUCCES DES ESPECES INVASIVES

3.3. Les hypothèses des sciences humaines et sociales

3.3.2. Convergences d’arguments et réseau

Selon les sociologues de la traduction, une connaissance scientifique, un fait existe par le réseau dit « sociotechnique » qui le porte, composé d’individus et de collectifs, d’actants

37 humains et non-humains ; le fait se stabilise, à un moment donné sur la base d’un accord partagé qui satisfait tous les membres du réseau (Callon 1986 ; Callon & Latour 1991 ; Akrich et al. 2006 ; Latour & Woolgar 2013). La robustesse d’une connaissance et son succès dans l’espace public tient à la longueur et la solidité du réseau, à l’art de réussir à intéresser de nouveaux acteurs et aux choix de bons porte-paroles (Akrich et al. 1988). Callon (1986) montre ainsi que les différentes positions et statuts des actants, humains et non-humains sont le fruit de compromis et de négociations et sont en perpétuelle redéfinition. Ils se modifient en fonction des interprétations, des définitions, des intérêts, des capacités à imposer, à intéresser, puis à enrôler.

Appliquées aux espèces invasives, la sociologie des sciences suggère que la reconnaissance sociale d’une invasion biologique ou du statut invasif d’une espèce ne relèvent pas uniquement des connaissances biologiques et écologiques mais aussi de la dynamique des collectifs, de leurs motivations, leurs objectifs, des alliances créées, des arènes* de débats publiques dans lesquelles ils s’expriment, de la façon dont des acteurs deviennent légitimes. La convergence d’arguments plus ou moins hétérogènes et apparentés à des rationalités différentes vers un même accord peut conduire des groupes d’acteurs d’ordinaire peu enclins à travailler ensemble à se rencontrer, à s’allier et à collaborer. Par exemple, imagions un cas où des pêcheurs, des aménageurs, des promeneurs et des écologues s’allient sur la lutte contre une même espèce parce que pour les premiers son expansion les empêchent d’approcher la rivière et de circuler sur des canaux, pour les seconds elle limite l’accès des aires de repos au public, pour les troisièmes, elle n’est pas à sa place dans ce paysage et pour les derniers elle modifie la structure des communautés végétales.

Pour étudier les réseaux d’acteurs alliés sur les espèces invasives, une des premières étapes est d’inventorier la diversité des perceptions de ces espèces par les groupes d’acteurs d’un même territoire. Ceci constitue d’ailleurs un des axes fédérateurs des études en sciences humaines réalisées sur les espèces invasives. A travers plusieurs cas d’études, différents facteurs expliquent la diversité des perceptions de ces espèces parmi lesquels le rapport à la nature, les connaissances en écologie, les conséquences pour les activités humaines (ex : déplacement des chasseurs, des pêcheurs, accès aux zones touristiques), l’affection ou non pour l’espèce, la manière d’interagir avec le milieu (ex : pragmatique, contemplatif), les conditions de présence des acteurs sur le terrain (ex : forestiers privés ou publics, rang hiérarchique au sein des établissements) (Javelle et al. 2006 ; Mougenot & Roussel 2006 ; Méchin 2007 ; Bernardina 2010 ; Menozzi 2010).

38 A notre connaissance, peu d’études ont porté sur le récit de la construction du statut invasif, sur la piste des justifications accumulées et des réseaux constitués au fil du temps tel que proposé par les sociologues des sciences comme Callon (Callon 1986 ; Callon 1989 ; Callon & Latour 1991). Gramaglia (2010) a étudié les statuts du Goéland leucophée (Larus

michahellis) dans le sud de la France, espèce protégée mais proliférante. Elle a mis en évidence

un important travail de problématisation, de dramatisation et d’intéressement des naturalistes pour traduire la menace que faisait peser la prolifération de cet oiseau sur les milieux naturels vers une plainte collective de toutes les nuisances inventoriées, scellant par là même de nombreuses alliances avec des acteurs aux justifications a priori incommensurables (Callon & Latour 1991). Dans le cas du séneçon en arbre (Baccharis halimifolia) en Camargue, des alliances se créent sur la désignation de l’expansion comme un problème entre les écologues et les gestionnaires pour qui elle menace la biodiversité, et les chasseurs dont elle limite les déplacements (Bernardina 2010 ; Claeys 2010). Dans le cas de la Jussie (Ludwigia sp.), qui s’étend dans les canaux et sur les prairies humides, les écologues et gestionnaires créent, de la même manière, des alliances avec des pêcheurs et des agriculteurs. Dans le cas de l’ambroisie (Ambrosia artemisiifolia), plante très allergène, le réseau comprend des écologues, des agriculteurs, des médecins, et la sécurité sociale Rhône-Alpes ou encore l’Observatoire de la Santé … Dans ces différentes situations, les acteurs ne définissent pas le problème avec la même rationalité, les mêmes arguments (écologiques, naturalistes, économiques, sanitaires) mais ils acceptent de raccrocher leur problème les uns aux autres, à un moment donné, sur un accord commun. Quand l’accord de tous ces acteurs est la désignation d’une espèce comme une invasive majeure, contre laquelle la lutte doit être prioritaire, alors le statut invasif se trouve particulièrement projeté dans l’espace public via différentes arènes : réglementations, rapports institutionnels, articles de presse, affichages publics, distribution de tracts, etc. A l’inverse, Javelle et al., (2006) et Chlous (2014) ont insisté sur la méconnaissance de l’invasion respectivement de le cerisier tardif (Prunus serotina)et la crépidule (Crepidula fornicata) dans la sphère sociale élargie et donc sur les difficultés d’initier les processus d’intéressements et de créer des alliances.

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Les hypothèses des sciences de la vie et des sciences humaines présentées dans cette partie reflètent la diversité des questionnements scientifiques actuels.

Ces hypothèses ne sont pas construites comme antagonistes ou exclusives. Toutefois, du fait de la forte spécialisation des questions de recherche au sein de la biologie et de l’écologie et l’isolement entre les sciences humaines et les sciences de la vie, chaque approche ne peut donner qu’un éclairage partiel des conditions d’attribution du statut invasif pour une espèce. Les cas où une large gamme d’hypothèses a été testée sur une même espèce et dans un même lieu restent encore marginaux ce qui empêche d’appréhender le phénomène de façon systémique (Catford et al. 2009).

Dans le cadre de cette thèse nous allons cumuler sur un même cas d’étude, l’ajonc à La Réunion, plusieurs approches. Nous avons choisi de nous focaliser sur les capacités d’expansion géographique de l’ajonc, sur les interactions entre ses capacités et la configuration des milieux dans lesquels il s’étend et sur les facteurs sociaux et notamment les jeux d’acteurs ayant favorisé la percée du statut dans l’espace public.

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4. L’

AJONC D’EUROPE A

LA REUNION, UN BON MODELE POUR

ETUDIER LES IMBRICATIONS DU NATUREL ET DU SOCIAL