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3. F ACTEURS EXPLICATIFS DU SUCCES DES ESPECES INVASIVES

3.2. Construction de la sociologie de l’environnement

Pour comprendre et situer les hypothèses des sociologues quant au succès des espèces invasives dans l’espace public, il est important de revenir d’abord sur certains aspects de la construction de la sociologie de l’environnement qui aborde ces questions et particulièrement de la façon dont elle se saisit des objets naturels et dont elle prend en compte les facteurs biophysiques dans son analyse sociologique.

L’institutionnalisation de la discipline sociologique avec la mise en place d’un cadre épistémique s’opère à la fin du XIXème siècle tout particulièrement à partir des travaux fondateurs de Durkheim, en France et de Weber, en Allemagne (Berthelot 2005). En France, cette institutionnalisation est notamment le résultat de la publication des règles de la méthode

sociologiques en 1894 par Durkheim dans laquelle l’objet d’étude spécifique de la sociologie

est défini : il s’agit des faits sociaux considérés comme « des choses » à définir rigoureusement et dont l’on recherche les causes dans d’autres faits sociaux. Ce postulat la distingue des autres sciences comme la philosophie, la psychologie ou la géographie qui intègrent dans leurs explications des variables psychiques ou biologique. L’école française de sociologie est réputée pour être marquée par un constructivisme englobant qui vise à penser que tout ce qui touche l’humain relève uniquement d’une construction sociale (Charles & Kalaora 2003 ; Larrère & Larrère 2012). Dans leurs confiances à tout embrasser, à tout appréhender par le social, des études sociologiques peuvent aller selon Charles & Kalaora (2003) jusqu’à ignorer ce qui n’est pas au cœur de leur approche, ce qui peut se traduire par une dénégation de la réalité biologique des phénomènes et dans notre cas, de la réalité physique de l’expansion géographique ou de l’évolution des espèces exotiques. Toutefois, les relectures des textes fondateurs de Simmel, Durkheim et Marx notamment par Buttel (2002), Boudes (2009) et Candau & Lewis (2012)

32 suggèrent que ces premiers sociologues intégraient indirectement dans leurs analyses des facteurs explicatifs biophysiques tels que la dépendance à la nature, l’accès aux ressources, la température, la durée du jour. En d’autres termes le rôle de la dimension biologique est indirect mais reconnu tandis que le déterminisme biologique, lui, est rejeté (ce que les sociologues appellent aussi la naturalisation* des questions sociales) : les conditions de vie matérielle n’expliquent pas à elles seules les formes différentes d’organisation sociale. Il faut aussi noter qu’à la même époque, entre la fin du XIXème et le début du XXème, les sciences de la nature ont tout autant cherché à être autonomes, en étudiant les milieux naturels indépendamment de tout intervention humaine (Di Piazza 1995 ; Deléage 2010).

A partir des années 1970-1980, en Occident, les questions liées au monde rural puis à l’environnement6 et aux dommages causés par les activités humaines sont entrées dans la sphère sociale (Charvolin 2003). Elles sont de plus en plus devenues une préoccupation sociale majeure (ex : agriculture moderne, extension de l’urbanisation, effet de serre, disparition des forêts, risque alimentaire) et ont fait l’objet d’une prise en charge croissante par des institutions publiques et privées. Dans les écoles de sociologie nord-américaines (ex : Catton et Dunlap, 1978), puis en France par les pionniers de la sociologie de l’environnement7 souvent issus de la sociologie rurale, les objets socio-naturels sont devenus des objets d’étude (Jollivet 1992 ; Jollivet & Pavé 1993 ; Charles & Kalaora 2003 ; Picon 2012 ; Billaud 2012).

La sociologie de l’environnement propose ainsi un nouveau paradigme avec l’insertion des humains, de la société et globalement de toute la réalité sociale dans un monde biophysique et matériel (Boudes 2012)8. La spécificité de la sociologie de l’environnement tient ainsi au fait qu’elle s’intéresse à l’influence des facteurs naturels sur la société (Dunlap et Catton, 1979), ou tout au moins à l’interaction entre nature et société : pourquoi et comment la société s’intéresse à l’environnement ? Par quels processus sociaux les questions environnementales font « problème » ? L’influence inverse des sociétés sur la nature ne concerne pas la sociologie de l’environnement (il s’agit davantage d’écologie) mais elle s’intéresse tout de même aux origines sociales des problèmes environnementaux (en faisant par exemple référence à l’ère de

6 Pour une étude approfondie de la définition du concept « environnement », voir l’ouvrage de Charvolin (2003).

En sociologie, selon (Candau and Lewis 2012), l’environnement peut être défini comme l’ensemble des liens d’interdépendance entre une société et son milieu biophysique.

7 Voir par exemple les travaux de Picon (2008) sur la Camargue (première édition en 1978).

8 Des approches globales de la nature, s’efforçant de rendre compte des relations entre les sociétés humaines et

leur milieu ont aussi été traité dès les années 1940 par des anthropologues, ethnologues et géographes, notamment dans les milieux tropicaux, tel que Barrau, Haudricourt, Gourou, Rappaport, Levi-Strauss, Gallais, Descola, Godelier, Vayda (Di Piazza 1995).

33 l’anthropocène, Bonneuil & Fressoz, 2013). Dans la sociologie de l’environnement, l’agriculture, la nature, la ville, la biodiversité, les espèces protégées ou invasives ne sont plus considérées comme des entités uniquement matérielles mais comme des objets complexes, socialement construits, imprégnés des contextes dans lesquels ils se développent, de notre façon de voir le monde et dont l’existence dépend de processus de négociations entre acteurs. Jusqu’à aujourd’hui, la sociologie de l’environnement tente de légitimer sa place au sein de la sociologie constructiviste (Candau & Lewis 2012).

Dans l’objectif de justifier l’existence de la sociologie de l’environnement comme un domaine sociologique à part entière, Boudes (2006, 2012) synthétise trois objets d’études fédérateurs et quatre démarches d’analyses mobilisées pour les appréhender. Les trois objets d’études principaux qu’il identifie sont les mobilisations collectives, les politiques publiques environnementales et les nouvelles formes de participation collective (information, consultation, concertation, négociation, …). Les quatre démarches d’analyses sont : (1) la démarche ‘classique’ portant sur l’analyse des conflits et des rapports de pouvoir entre groupes sociaux par rapport à l’environnement, ses ressources ou sa gestion. (2) La démarche ‘technoscientifique’ portant sur l’étude du risque et de l’expertise. Les travaux s’y référant portent alors notamment sur l’hybridation des savoirs, les controverses au sein des experts. (3) La démarche ‘critique’ portant sur la mise à jour de phénomènes cachés (rapports de domination des classes sociales) et d’idéologies qui permettent d’expliquer le rapport des sociétés à la nature. (4) La démarche ‘hybride’ s’intéressant autant aux facteurs naturels qu’aux facteurs sociaux pour rendre compte de la construction d’un objet ou de la mise en réseau d’acteurs. En cela, elle se situe pleinement dans l’interdisciplinarité. Elle embrasse notamment les travaux réalisés en sociologie de la traduction que nous allons présenter ci-dessous plus en détail.

Les sociologues de la traduction proposent de changer le statut des éléments naturels et de les nommer les « non-humains » (Callon 1986 ; Latour 2008). Cette approche de la sociologie des sciences et des techniques, aussi appelée « théorie de l’acteur réseau » suit le principe de symétrie généralisée conduisant à une non distinction a priori ni entre les macro- acteurs (institutions, organisations, classes sociales), les micro-acteurs (individus, groupes famille) ni entre les humains et les non-humains, tous regroupés sous le terme d’actants (Callon 1986 ; Akrich et al. 2006). Par exemple, dans ses travaux fondateurs sur la coquille St Jacques en baie de St Brieuc Callon (1986) considère comme des actants aussi bien des humains (biologistes, marins, pêcheurs, es ostréiculteurs) que des non-humains (coquilles St Jacques). Les entités naturelles n’apparaissent pas comme passives, elles sont intégrés dans les réseaux

34 sociotechniques, ont la capacité de modifier des rapports sociaux, peuvent former des alliances, avoir plus ou moins de bons porte-paroles (Callon 1986 ; Latour 2008 ; Audet 2008). Même si cette approche ‘hybride’ dans les termes de Boudes (2006) peut être dérangeante pour les sciences de la vie (la coquille Saint-Jacques n’est pas un acteur volontaire avec une stratégie réfléchie au même titre que les marins pêcheurs), elle constitue un modèle qui peut permettre de favoriser l’interdisciplinarité entre sciences sociales et sciences du vivant car elle met sur le même plan d’analyse et sans distinction a priori les facteurs naturels et les facteurs humains dans leur contribution aux dynamiques environnementales. La théorie de l’acteur réseau est encore assez peu développée en France mais connait un grand succès outre-Atlantique (Boudes 2006).

L’étude des espèces invasives en sciences humaines peut être envisagée selon toutes ces approches. Ainsi, peuvent être analysés les controverses autour de l’intégration des savoirs vernaculaires à côté des savoirs scientifiques, la construction des différentes perceptions de ces espèces en fonction des groupes d’acteurs, la comparaison des phénomènes actuels avec des situations analogues éloignés dans le temps et dans l’espace, le caractère irrationnel des croyances sur les espèces invasives, la construction des représentations sociales et la manière dont les concepts définis par les scientifiques sont adoptés ou non par le reste de la société, le poids de l’expertise scientifique, l’acceptation sociale des modalités du contrôle et de la volonté d’éradication (voir Bernardina, 2010, pour la présentation des grande questions de recherches en sciences humaines).