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Une convergence des éthiques animale et environnementale

La cause animale n’est pas nouvelle. Au xviiie siècle, la responsabilité morale des hommes vis-à-vis des animaux s’est construite sur l’idée que, capables de souffrances et vivant sous notre dépendance, nous étions responsables de leur environnement de

vie. Au milieu du xxe siècle, au Royaume-Uni, puis en Europe et au-delà, une

dénoncia-tion des condidénoncia-tions de vie des animaux de ferme émerge parallèlement au

développe-ment de l’élevage intensif. Cette prise de conscience a abouti au tournant du xxie siècle à

un cadre réglementaire visant à protéger les animaux ainsi qu’à l’intégration — parcimo-nieuse encore — des aspects de bien-être animal dans les démarches qualité.

L’encadrement juridique du bien-être animal

La protection des animaux est récente dans le droit européen. En 1997, le traité d’Ams-terdam ne considère plus les animaux comme des marchandises (c’était le cas dans le traité de Rome), et leur caractère d’êtres sensibles est affermi dans le traité de Lisbonne (2009). Le droit européen est souvent à l’origine de l’évolution, parfois contrainte, des légis-lations nationales européennes qui sont loin d’être uniformes (Falaise, 2013). L’évolution du statut juridique de l’animal suscite des débats passionnés, comme en témoignent ceux qui ont eu lieu en France en 2015 (loi n° 2015-177) (Marguénaud, 2015). Les législations visent le bien-être des animaux dans l’élevage, mais aussi pendant leur transport (2005) et à l’abattage (2009). Pour le transport, sont encadrés le temps du voyage la surface au sol, l’accès à la nourriture et à l’eau, les pauses ainsi que les compétences et condi-tions d’exercice des transporteurs. La législation européenne sur l’abattage date de 1974. Depuis 1988, elle est organisée par une Convention européenne et des règlements addi-tionnels dont le but est d’uniformiser les méthodes visant à limiter les souffrances et le stress des animaux au moment de leur mise à mort. Les débats sur les pratiques d’étour-dissement et leur dérogation dans le cadre des abattages rituels ne sont pas résolus. De plus, régulièrement, des scandales révèlent la continuité des atteintes aux réglementa-tions dont des flagrants délits de maltraitance. La possibilité d’exemption des règles du bien-être dans des cas exceptionnels comme les pandémies ouvre la critique sur une autre brèche dans le droit.

Le bien-être animal se définit selon cinq libertés21 qui constituent le socle à partir

duquel les réglementations ou les cahiers des charges visant à protéger les animaux d’élevage ont été construits. Les problèmes les plus souvent rapportés portent sur

21. 1) Ne pas souffrir de la faim ou de la soif, grâce à l’accès à de l’eau fraîche et à une nourriture adéquate assurant la bonne santé et la vigueur des animaux ; 2) ne pas souffrir d’inconfort, en leur fournissant un environnement approprié comportant des abris et une aire de repos confortable ; 3) ne pas souffrir de douleurs, de blessures ou de maladies, grâce à la prévention ou au diagnostic rapide et au traitement ; 4) pouvoir exprimer les comportements naturels propres à l’espèce, en leur fournissant un espace suffisant, un environnement approprié aux besoins des animaux, et des contacts avec des congénères ; 5) ne pas éprouver de peur ou de détresse, en s’assurant que les conditions d’élevage et les pratiques n’induisent pas de souffrances psychiques.

des maladies liées au fort niveau de production des animaux (troubles locomoteurs, ascites chez les poulets à croissance rapide, mammites et boiteries chez les vaches laitières…) ; les pratiques douloureuses (écornage, castration, épointage du bec ou des dents) ; le confinement et la concentration des animaux, qui limitent leur déplace-ment, accentuent les agressions mutuelles et favorisent les maladies ; la pauvreté de leur habitat, qui entraîne l’ennui et des comportements anormaux ; et aussi les mani-pulations brusques lors des transports et le mauvais étourdissement avant la saignée à l’abattoir. Les mauvaises conditions de logement concernent toutes les espèces : de même, les pratiques maltraitantes se rencontrent dans différents systèmes (castra-tion, écornage, etc.).

Il n’existe pas de moyens d’évaluation rapide du bien-être des animaux dans les conditions d’élevage ou d’abattage. Cette évaluation représente un exercice lourd, et les méthodes font l’objet de controverses. Certains estiment notamment que la façon dont la protection animale s’est construite a donné les moyens de justifier des pratiques d’élevage

inten-sives. L’outil d’évaluation Welfare Quality®, considéré globalement comme une avancée,

est par exemple critiqué car ses indicateurs s’adaptent plus facilement à des conditions en bâtiment qu’à des conditions plus extensives, celles des élevages de plein air, sur par-cours par exemple. La conséquence pourrait être que les élevages intensifs seraient plus

facilement labellisés par Welfare Quality®.

Peu de labels « bien-être »

Les actions en faveur du bien-être animal combinent généralement différentes mesures agissant sur l’environnement des animaux et le contrôle de leur état physique et mental. Les bonnes pratiques sont peu reconnues par des labels. De manière géné-rale, le bien-être est mieux pris en compte dans le label bio qu’en conventionnel. La Commission européenne avait introduit en 2009 l’idée d’un label « bien-être » sur les produits de consommation, mais il n’a pas encore vu le jour. Certains pays ont déve-loppé leur propre label. Par exemple : Freedom Food au Royaume-Uni ou Beter Leven aux Pays-Bas, initié par la société néerlandaise de protection des animaux, qui attribue une, deux ou trois étoiles aux élevages qui respectent le bien-être animal. Les élevages « trois étoiles » correspondent au niveau le plus élevé de bien-être et sont générale-ment des élevages en AB. Les Pays-Bas développent actuellegénérale-ment un nouveau sys-tème de poulailler hexagonal nommé Rondeel dont l’architecture offre un accès à l’extérieur et permet aux poules toute une variété de comportements (exploration, per-chage, bains de poussière…). En France, les volailles ou les porcs de plein air intègrent des critères de bien-être dans leur certification. Le cahier des charges de l’élevage de porcs de Thierry Schweitzer (Alsace) est l’initiative la plus aboutie et copiée : les porcs sont élevés sur paille, dans des bâtiments ouverts, et disposent d’une large place. Les queues et les dents des porcelets ne sont pas coupées, et la castration à vif est rem-placée par l’immuno-castration.

D’une approche dissociée de l’animal à une cohérence

environnementale

Les représentations semblent avoir nettement évolué ces dernières années. Schématiquement, on avait avant tendance à dissocier l’animal « consommé » de l’animal familier et de l’animal sauvage idéalisé. Cette discontinuité a d’ailleurs permis que l’éle-vage se justifie essentiellement d’un point de vue socio-économique, résumé par l’argu-ment de la démocratisation de la consommation de viande. L’éthique animale était alors restrictivement centrée sur les obligations morales des humains. Deux mouvements ont changé la façon de voir : d’une part, l’éthique environnementale, qui clivait nature sau-vage et nature domestique (héritage des philosophies outre-Atlantique sur le wilderness), articule davantage les deux et les relie à des considérations sociales, économiques et de santé publique. D’autre part, l’éthique animale prenant appui sur le modèle de l’éthique environnementale met davantage en cohérence l’élevage, la gestion de la nature et le bien-être de l’animal. Cette analyse rejoint les travaux scientifiques européens qui ont constaté que les attentes en matière de bien-être animal ne sont généralement pas dis-sociées d’autres attentes envers l’élevage (Miele et al., 2011). Ainsi dans le projet Welfare

Quality®, les membres des 49 focus groupes de 7 pays européens (France, Italie, Pays-Bas,

Suède, Norvège, Hongrie et Royaume-Uni) ont relié les attentes en matière de bien-être animal à la protection de l’environnement, à la qualité et au goût des aliments, et à la santé humaine. Cette cohérence se retrouve également dans les instruments des politiques européennes : ainsi le bien-être figure depuis 2007 dans la conditionnalité du soutien de la PAC ; il apparaît également dans plusieurs directives environnementales qui ne lui sont pas directement dédiées (par exemple dans la directive sur les émissions industrielles datant de 2010). Cette inscription du bien-être dans les politiques environnementales pourrait contribuer à la remise en cause de l’élevage « industriel ».

En résumé, de la lecture de la littérature ressortent trois tendances perceptibles, sans être cependant étayées. La première est celle d’une éthique de type contractuel avec la société et les pouvoirs publics : les règles ou cahiers des charges portent aussi bien sur les animaux que sur l’environnement. Cette éthique s’incarne dans le développement des signes de qualité et autres labels, qu’ils soient mis en œuvre par les États ou non. Elle se retrouve aussi dans l’évolution des positions environnementalistes, qui ont notamment réévalué le rôle écologique de l’élevage dans les approches sur les services environne-mentaux. La deuxième tendance est celle plus traditionnelle d’une éthique de la solli-citude, encore appelée éthique du care. Elle cherche à unir le plus possible et de façon individualisée le soin vis-à-vis des animaux et la bonne gestion de la nature, la relation de proximité à l’animal constituant le pivot de cette éthique. Dans l’exemple emblématique du loup ou de l’ours en France, les éleveurs font valoir cette éthique du care à l’égard de leurs troupeaux, tout en faisant également valoir un rapport de contrat et de responsabi-lité avec la société et les pouvoirs publics, pointant, en retour, les manquements de l’État dans sa défense des éleveurs. La troisième tendance, enfin, est celle d’éthiques claire-ment environneclaire-mentalo-centrées : elles prônent une intégration quasi symbiotique aux

milieux naturels, valorisant par là une éthique de l’intégrité de l’animal d’élevage rendu à un environnement le plus naturel possible et pouvant donc comporter occasionnel-lement des risques liés aux aléas d’un milieu plus « sauvage », y compris l’éventualité de prédateurs. Certains auteurs (Lund et Olsson, 2006) inscrivent ainsi l’élevage dans une relation « symbiotique » entre l’animal et l’homme. Cette perspective suggère que le développement actuel de l’élevage bio ou agroécologique est la marque d’une conti-nuité, à la différence de l’élevage industriel qui rompt profondément cette « symbiose ». L’image de l’éleveur s’en trouve modifiée. Le contrat de 1950 du paysan avec la société et le consommateur assurait au premier un meilleur revenu en échange de son consen-tement à la modernisation. Aujourd’hui, l’éleveur est appelé à inventer un nouveau modèle-pilote qui réconcilierait tradition et modernité (que les années 1960 et 1970, voire 1980, opposaient) en conciliant intérêts humains ou individuels et intérêts globaux, sys-témiques et environnementaux.

Les publications scientifiques ne reflètent cependant pas la volatilité de l’opinion, et, s’agis-sant d’une littérature à majorité anglo-saxonne, elles ne reflètent pas non plus la totalité des comportements européens. Les dénonciations à répétition concernant des abattoirs en France — trop récentes pour que l’on puisse disposer d’études suffisantes — sont des exemples de points de cristallisation susceptibles de modifier rapidement les opinions.

Conclusion

Ce chapitre a abordé plusieurs enjeux sociaux en lien avec la santé animale et avec les dimensions patrimoniales et culturelles contribuant à la vitalité des régions d’éle-vage. Ces entrées soulignent la convergence des approches intellectuelles reliant les enjeux de l’humanité, des animaux et plus largement de la biodiversité et de l’environ-nement. Cette convergence s’affirme tant en matière de santé (démarche One Health ou Une seule santé) que d’éthique et d’analyse des transformations du monde à l’ère de l’An-thropocène. Alors que dans un contexte de remise en cause de l’élevage, les arguments économiques, environnementaux et de santé publique peinent à suffire pour définir les modalités de maintien de l’élevage, ses enjeux sociaux et culturels mériteraient d’être

plus étudiés. Les motivations culturelles et de « justice spatiale »22 font notamment écho

à la vigilance renouvelée de la société envers les mutations à l’œuvre dans les filières animales (agrandissement, concentration, robotisation).

22. La justice spatiale est une notion portée par les géographes ; elle renvoie à la fois aux représentations de l’espace et à la distribution spatiale des biens, des pratiques, des services et des personnes.

6. Les « bouquets »

de services issus