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LA RECHERCHE INFRUCTUEUSE D’UN CONCEPT JURIDIQUE AUTONOME DE DIGNITE

1 : LA CONTROVERSE DOCTRINALE

320. L’idée même de la juridicisation emporte reconnaissance d’un principe qui n’est originairement pas juridique, dans la mesure où il s’agit de faire passer dans le droit un principe originellement hors du droit .La doctrine juridique est divisée sur le point de savoir si le concept utilisé par le droit est un concept juridique457 ou si la notion de dignité utilisée par le droit n’est que la notion morale, philosophique utilisée « en l’état » en droit458. La juridicisation de la notion de dignité s’inscrit dans un contexte intellectuel hostile à la « juridicisation » des valeurs morales, favorable à une séparation entre morale et droit, entre valeurs philosophiques et droit. Il faut d’abord se départir des affirmations erronées qui entourent ce que l’on appelle la « juridicisation » de la notion de dignité, notamment l’affirmation de la naissance d’un principe juridique de dignité, qui serait le principe né après la seconde guerre mondiale et qui serait un principe juridique. Cette affirmation est contredite par l’histoire et la mention de la dignité dans les textes internationaux et nationaux de l’immédiat après-guerre. En effet, la primauté après la guerre est la réaffirmation de la notion de dignité, mais réaffirmer ne veut pas dire autre chose que affirmer ce qu’il y avait déjà avant, il ne s’agit pas de l’émergence d’un concept juridique nouveau, mais bel et bien de la reprise par le droit d’un concept préexistant au droit. Il ne s’agit que de la découverte d’un principe moral utilisé par le droit, quoi qu’en dise une partie de la doctrine juridique. C’est au

457 Voir en ce sens notamment, S. HENNETTE-VAUCHEZ, C. GIRARD, L. JEANNIN, M. LOISELLE et D. ROMAN. Voyage au bout de la Dignité : Recherche généalogique sur le principe juridique de la dignité de la personne humaine. Rapport de recherche dactylographié, op.cit.

458 Voir en ce sens notamment, C. NEIRINCK, La dignité ou le mauvais usage juridique d’une notion philosophique, in P. PEDROT (dir.), Ethique, Droit et Dignité de la personne. Economica, 1999, p. 39-50, selon l’auteur, la dignité est un concept que le juriste découvre et utilise facilement, avec une certaine délectation, (…) la notion était avant tout et demeure essentiellement philosophique.

droit de le faire advenir juridique en réalisant les impératifs de dignité, les exigences de dignité. Pour une partie de la doctrine, le fait même de la juridicisation entraîne l’émergence d’un concept juridique nouveau et autonome (A). Une autre frange de la doctrine, soucieuse d’affirmer le caractère dépassé de la querelle entre jusnaturalistes et positiviste, est interpellée par la résistance qu’offre la notion de dignité à l’une ou l’autre des natures (B).

A) LA REVENDICATION DE L’AUTONOMIE DU FAIT DE LA JURIDICISATION 321. Il convient de définir la notion de juridicisation (1°) avant de se demander si le fait même de la juridicisation emporte autonomisation de la notion de dignité par rapport à ses origines philosophiques (2°).

1° La définition de la notion de juridicisation

322. On peut envisager trois manières de « juridiciser » une notion, c'est-à-dire trois manières de la faire « advenir juridique ». La juridicisation peut s’entendre par le fait pour la dignité d’être devenue « une composante » du système juridique, la simple présence de la notion dans le discours et le vocabulaire juridiques suffisant à lui reconnaître la nature de principe juridicisé. Il s’agirait d’affirmer que la dignité est juridique même si elle n’a pas encore reçu l’adoubement par sa mention dans un texte législatif. S’agissant de la dignité, on constate le rôle important joué par la doctrine juridique pour en faire un principe juridique. Soit la doctrine appelle de ses vœux une « positivisation » de la notion afin de reconnaître à la notion le caractère de principe juridique, soit, elle considère tout simplement que malgré l’absence de toute mention de la notion dans un texte de loi, elle est un principe juridique. Il s’agit du discours doctrinal prescriptif révélé par le rapport Voyage au bout de la dignité459. Les auteurs en effet, mettent en évidence le fait que la doctrine sortant de son rôle traditionnel qui est de décrire le droit tel qu’elle l’observe, tel qu’il est fait notamment par la loi et par ceux qui sont chargés de l’appliquer, endosse un habit moins convenu en transformant un discours habituellement descriptif en discours éminemment prescriptif. Ainsi la notion de dignité est telle que la doctrine l’institue en tant que principe juridique, en mettant en avant surtout

459 S. HENNETTE-VAUCHEZ, C. GIRARD, L. JEANNIN, M. LOISELLE, et D. ROMAN, Voyage au bout de la Dignité : Recherche généalogique sur le principe juridique de la dignité de la personne humaine. Rapport dactylographié, op.cit

l’importance du principe plus que sa « positivisation ». La positivisation pour ces auteurs n’est qu’une formalité puisque le principe n’est pas institué juridiquement par sa reconnaissance par le Conseil Constitutionnel. Cette reconnaissance ne faisant qu’officialiser une nature jusque là officieuse.

323. La juridicisation peut également s’entendre d’une judiciarisation, ou d’une juridictionnalisation. Il s’agit d’un recours systématique aux tribunaux, dans le but de faire valoir ses prétentions, ou plus généralement d’affirmer ses droits. Ce faisant, le recours à la dignité comme fondement de ses revendications, en l’absence de tout texte juridique, entraînerait une juridicisation de la notion. La juridictionnalisation de la notion de dignité s’entendrait alors de l’utilisation de cette notion comme fondement de certaines revendications par les parties devant les tribunaux, soit par les parties au procès, soit par les juges. Le rapport Voyage au bout de la dignité460 met en exergue le fait que cette notion est souvent invoquée soit par les parties, soit par le juge lui-même ; lorsqu’il s’agit du juge celui-ci peut soit reprendre l’argument des parties et « le faire gagner », soit tirer d’office lui-même l’invocabilité de la notion de dignité.

324. La juridicisation peut s’entendre enfin de manière plus convenue par la « positivisation ». Il s’agit de la mention de la notion dans les textes juridiques, notamment dans la loi ou les conventions internationales.

325. En droit interne français, il faut attendre le début des années 90, pour voir apparaître les premiers textes « positivant » la notion. C’est au code pénal entré en vigueur le 1er mars 1994, que revient la primeur de cette « positivisation » de la notion. On assiste à une pénalisation de certains comportements dits attentatoires à la dignité. L’élan positiviste est ensuite suivi par le Conseil constitutionnel quelques mois plus tard, le 27 juillet 1994. Le « mot est lâché » et il sera repris par un certains nombre de textes par la suite, notamment en droit médical et dans le droit de la bioéthique. Le mouvement est en marche et la positivisation semble bien lancée, elle s’est poursuivie notamment avec la loi du n° 2004-800 du 6 août 2004461 introduit l’article L611-17 au Code de la propriété intellectuelle. Ce texte réaffirme le caractère non brevetable des inventions dont l’exploitation serait contraire à la dignité, à l’ordre public ou aux bonnes mœurs.

326. S’agissant plus précisément de la notion de dignité, force est de constater, sa présence dans le discours juridique, dans les textes de droit nationaux et internationaux, et enfin, son

460 S. HENNETTE-VAUCHEZ, C. GIRARD, L. JEANNIN, M. LOISELLE, et D. ROMAN, Voyage au bout de la Dignité : Recherche généalogique sur le principe juridique de la dignité de la personne humaine. Rapport dactylographié, op.cit

utilisation devant les tribunaux aussi peu systématique que soit ce recours462. La notion de dignité est alors si on s’arrête à ces approches de la juridicisation, un principe juridicisé. En effet, il est récurrent dans le discours juridique et dans la « littérature juridique », il est juridictionnalisé et « positivé ».

327. La question qui se pose est alors naturellement celle de l’autonomie de cette notion par rapport à la notion philosophique dont elle ne peut contester l’antériorité.

2° La juridicisation comme preuve suffisante d’autonomisation

328. Le principe de dignité qui apparaît dans les textes de droit est-il un concept juridique nouveau ? Ou alors ne s’agit-il que du concept philosophique « transformé » en concept juridique ? La juridicisation a-t-elle entraîné la création d’un concept juridique autonome de dignité qui n’a plus aucun rapport avec la notion philosophique ? Faut-il nécessairement que la dignité quitte le « cadre du droit naturel pour s’inscrire dans celui du droit positif 463 ? Pour certains auteurs, il ne fait aucun doute, que le principe de dignité juridicisé est un principe juridique nouveau, le caractère moral de la notion est passé sous silence.464 Le fait même de la juridicisation entraînerait alors son autonomie par rapport à la philosophie et à ses origines morales. C’est notamment la position défendue par Hans Kelsen, qui pose de manière générale l’idée que la positivisation d’une notion morale entraîne naissance d’une norme juridique « autonome »465. Kelsen466 rappelle ainsi la nécessité de distinguer au sein du droit entre les principes de la morale, de la politique ou de la religion qui vont inspirer la création de normes juridiques dont le contenu leur sera conforme, et les normes juridiques ainsi créés qui seules constituent du droit positif selon Kelsen. Il rappelle la nécessité de maintenir la séparation entre les principes juridiques et les principes de la morale, de la politique, des mœurs, afin d’éviter la confusion entre la morale, la politique et le droit. En effet, à partir du moment, où l’on considère qu’un principe est positivé parce qu’il est incarné par un des actes formateurs du droit dont il a largement influencé le contenu, et que l’on qualifie ce principe

462 Ce sont les conclusions du rapport de recherche sur l’utilisation du principe dans la jurisprudence. S. HENNETTE-VAUCHEZ, C. GIRARD, L. JEANNIN, M. LOISELLE, D. ROMAN La dignité de la personne humaine : recherche sur un processus de juridicisation. PUF, 2005,318p.

463 B.MATHIEU, La dignité de la personne humaine : quel droit ?quel titulaire ? Dalloz, 1996, chron. p. 282.

464 Voir En ce sens S. BOUCHENE, Principe de dignité et droit de la personne, Déontologie, et soin. Juin 2002, vol.2, n° 2 .p. 270-274. Voir également en ce sens B. EDELMAN La personne en danger. PUF, 1999, 550p.

465 H. KELSEN, Théorie générale des normes. PUF, 1996, 604p.p.154.

de juridique de ce seul fait, « la frontière existant entre le droit positif d’un côté et la morale et la politique d’un autre est effacée »467.

329. Il est par conséquent indispensable de bien distinguer les principes juridiques et les normes juridiques, ce sont seulement les secondes qui doivent selon Kelsen être considérés comme partie du droit positif. Les principes de la morale, de la politique, qui ont présidé et influencé l’élaboration des normes juridiques, peuvent être qualifiés de principes juridiques, parce qu’ils ont influencé la création de normes juridiques. Cependant ils conservent nécessairement leur caractère de principe de la morale, de la politique. Et en tout état de cause, ils ne peuvent être juridiquement obligatoires, ce caractère n’étant réservé qu’aux seules normes juridiques conformes au niveau du contenu à ces principes extra juridiques. Il n’y a donc pas transformation des principes de la morale et de la politique en principes de droit positif. Il y a bien au contraire création de normes juridiques, indépendantes, et dont la validité est indépendante des normes de morale, de politique avec lesquelles elles n’ont en commun que le contenu. La norme morale ou le postulat sociopolitique conserve son caractère qui est différent du caractère juridique, il n’est pas métamorphosé en droit, pas plus que le comportement d’un homme qui est conforme à une norme morale n’est une transformation de la norme morale. Admettre le contraire revient à superposer droit et moral, ce qui est inacceptable pour Kelsen. La condamnation de cette confusion est péremptoire: « la morale et le sociopolitique d’un côté, et le droit de l’autre, sont deux niveaux différents de devoir-être et ou des sphères différentes des normes »468. Dans une perspective kelsenienne, il y a lieu de maintenir la distance entre le principe moral de dignité et son pendant juridique, la norme juridique obligatoire de dignité. On peut ainsi affirmer l’existence d’un principe moral de dignité, tout en constatant la création d’une norme juridique de dignité.

330. Si on s’arrête à cette thèse développée par Kelsen, on peut alors affirmer que la notion de dignité positivée est une norme juridique indépendante du principe moral de dignité auquel elle emprunte son contenu. La fragilité de la ligne de démarcation entre le principe moral et la norme juridique à laquelle elle fournit son contenu amène à émettre quelques réserves sur cette autonomie en général et sur l’autonomie de la norme juridique de dignité en particulier. S’agissant de la notion de dignité, force est de constater qu’elle affiche de manière ferme son irréductibilité à l’une ou l’autre nature, elle affirme avec détermination sa double nature malgré la juridicisation.

467 H. KELSEN, Théorie générale des normes,op.cit., p.156

B) LE MAINTIEN DE L’AUTONOMIE MALGRE LA JURIDICISATION

331. La théorie de la transformation de Jossef Esser fournit une caution non négligeable à cette affirmation selon laquelle la juridicisation n’annihile pas toute velléité morale dans un principe juridique dont le contenu est fourni par la morale (1°). Ceci étant particulièrement vrai pour le principe de dignité qui se situe aux confins du droit et de la morale, comme le montre la thèse de l’éthique publique et de l’éthique privée (2°).

1° La théorie de la transformation de Josef Esser

332. Pour Josef Esser, les principes extra juridiques qui influencent la création de normes juridiques, que ces normes soient créées par le législateur ou par la jurisprudence des tribunaux, deviennent partie intégrante du droit positif. Il y a donc transformation de ces principes qui ont influencé la création de normes juridiques en principes du droit positif. Cette théorie est fondée sur une conception très large de la notion de « principe juridique ». Sont considérés comme principes juridiques, des principes qui « ont été incarnés institutionnellement par des actes (créant du droit) de la législation, de la jurisprudence ou de la vie juridique »469. Dans cette optique, appartiennent au droit positif, « même si ce ne sont pas des règles de droit (rules) parfaites et indépendantes, les prétendues idées juridiques générales, les rationes legis, les principes généraux formant les valeurs et la base du système, mais aussi les principes juridico-éthiques et de justice d’un cercle juridique (…) Tous y appartiennent tant qu’ils acquièrent la validité dans une des formes concrètes d’ordre juridique »470. Ces principes qui à l’origine sont hors du champ juridique, seront « des guides ou des principi informatori pour les organes créant du droit comme le sont toutes les maximes et règles fournissant des solutions traditionnelles à des problèmes, qui incorporent l’expérience juridique »471. Pour Esser, le seul critère pour qualifier un principe de juridique est sa réception dans l’ordre juridique, quelle qu’en soit la forme et la portée. Il faut cependant garder à l’esprit que cette formalisation n’entraîne pas une autonomisation du principe

469J. ESSER Grundsatz und Norm in der richterlichen Forbildung des Privatsrechts (Principe général du droit et norme dans la pratique juridictionnelle du droit privé) Tübingen 1956 cité par H. KELSEN Théorie générale des normes. op. cit. p. 134

470 J. ESSER, Principe général du droit et norme dans la pratique juridictionnelle du droit privé) Tübingen 1956, cité par H. KELSEN, Théorie générale des normes. op. cit. p. 154

juridique ainsi créé. Le principe à l’origine de la norme juridique de même que la norme juridique dont il a inspiré le contenu se voient tous deux reconnaître le statut de principe juridique, et tous les principes juridiques sont des éléments du droit positif protégés « procéduralement »472. En vertu de cette règle, le principe moral est transformé en principe juridique, mais il ne rompt pas avec ses origines morales. C’est l’application de cette théorie qui permet de rendre compte de la double dimension du principe de dignité. Le principe de dignité est de manière incontestable un principe moral. Et à partir de ce principe moral, on voit émerger des normes juridiques dont le contenu semble conforme au principe moral de dignité. Ces normes sont majoritairement d’origine législative, mais on voit également émerger des normes juridictionnelles articulées autour du principe de dignité. De ce fait, si l’on suit le raisonnement développé par Esser, le principe de dignité est donc un principe positivé puisque des normes juridiques lui sont conformes. Il y aurait malgré tout la « survivance » du principe moral de dignité qui serait alors également une composante du droit positif, au même titre que les normes dont le contenu lui est conforme.

2° La distinction de l’éthique privée et de l’éthique publique

333. La juridicisation de la notion de dignité est critiquée par une certaine partie de la doctrine en ce que sa consécration signerait « un retour éclatant du droit naturel »473 Mme Gimeno Cabrera propose de dépasser cette opposition qui marque avant tout « une recrudescence de la critique entre les jusnaturalistes et les positivistes (…) et qui n’a d’autre intérêt que celui de l’élaboration de systèmes théoriques »474. La thèse élaborée par le recteur Peces-Barba permet d’attester cette double dimension morale et juridique de la notion de dignité malgré la juridicisation. La notion de dignité ne saurait être réduite soit à une simple notion morale soit à une simple notion juridique, puisqu’elle « se situe aux confins de ces deux sphères »475. La notion de dignité est donc un élément de connexion de la morale et du droit sans nécessairement que l’un l’emporte sur l’autre. Il ne faut donc pas craindre l’intégration de la notion de dignité dans le droit pour cette seule raison qu’elle constitue une valeur, relevant à ce titre du droit naturel. Bien au contraire, il faut garder présent à l’esprit que « le droit a

472 J. ESSER, Principe général du droit et norme dans la pratique juridictionnelle du droit privé) Tübingen 1956, cité par H. KELSEN, Théorie générale des normes. op. cit. p. 154.

473 C. NEIRINCK, La dignité humaine ou le mauvais usage juridique d’une notion philosophique. Ethique, Droit et Dignité de la personne, Mélanges en l’honneur de Christian BOLZE., Economica, Paris, 1999 p.39-50

474 V. GIMENO-CABRERA, Le traitement jurisprudentiel du principe de dignité de la personne humaine dans la jurisprudence du Conseil Constitutionnel français et du tribunal constitutionnel espagnol op.cit.p.125

besoin de la morale et la morale occupe une place importante dans le droit »476. Le droit est nécessairement influencé par la morale, mais dans certains cas, c’est le droit qui donne une nouvelle orientation à la morale, ainsi : « Il est des situations dans lesquelles le droit obéit à des exigences morales et par conséquent où la morale légitime certaines actions du droit, où les exigences morales constituent une sorte de catalyseur, mais il en est d’autres où la règle de droit s’assigne pour fonction de faire évoluer la morale sociale dominante ou une morale sociale minoritaire »477. Le droit et la morale ont donc toujours été nécessairement liés « la morale et le droit sont deux ordres normatifs différents entre lesquels il existe une connexion essentielle et inéluctable. »