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L'ASSIGNE, EN PARTICULIER: L'APPLICATION DU CORRECTIF DE L'ENRICHISSEMENT

6.1. Les vices du rapport de valeur

6.1.1. Contrat inexistant, nul, invalidé ou résolu

Dans la meilleure tradition de ceux qui s'occupent de l'application des règles de l'enrichissement illégitime aux rapports triangulaires, et pour

188 Cf. supra 4.2.

189 La différence entre le dol et la fraude consiste en ce que le dol fausse la volonté de la banque de s'engager, alors que la fraude n'intervient qu'au moment de l'exécution de cet engagement, sans influer sur la formation de la volonté de s'obliger de la banque.

La fraude du bénéficiaire et les moyens propres à empêcher ce dernier d'obtenir la réalisation d'un crédit irrévocable sont l'objet du chapitre septième. Nous reviendrons donc dans les détails sur ces questions.

190 Supra 4.2.

191 Merz no. 28 ad art. 2 CC.

éviter une répétition fastidieuse des mêmes termes, nous désignerons les parties par un sigle:

DO = assignant, donneur d'ordre (acheteur) B

=

assigné, banque

BE assignataire, bénéficiaire (vendeur)192

6.1.1.1. DO et BE ont conclu (par exemple) un contrat de vente; DO est l'acheteur, BE le vendeur. DO assigne B à payer à BE le prix de vente193,

B accepte l'assignation et notifie son acceptation à BE. Or il s'avère que l'exécution du contrat de vente est impossible, l'objet dudit contrat ayant (par hypothèse) péri avant sa conclusion. En droit suisse, le contrat est donc nul 194

BE ne pourrait pas demander l'exécution du contrat de vente à DO, à savoir le paiement du prix, car la toute première condition d'une prétention contractuelle en exécution195 fait défaut.

Toutefois, en vertu des art. 466 ss CO, BE a été autorisé à demander le paiement à B. Celle-ci a été à son tour autorisée à effectuer ce même paiement; bien plus, elle est obligée de l'effectuer en vertu de son engage-ment propre.

BE demande à B le paiement du prix de vente (d'accréditif); B s'exécute et demande le remboursement à DO sur la base de leurs rapports internes.

DO rembourse B, mais ne peut agir ni en exécution contre BE ni demander de dommages-intérêts pour inexécution sur la base d'un contrat nul.

6.1.1.2. Des déplacements de patrimoine ont eu lieu avec les effets suivants:

Le bénéficiaire est enrichi du fait qu'il a reçu le prix de vente196

192 D'habitude, ils s'appellent A, B et X (comme supra 3.1.3), ou A, B et C, ou même S, D et G. Notre expérience personnelle est que - lorsque le sujet se poursuit sur plusieurs pages - il faut revenir sans cesse en arrière pour voir qui est qui. Peut-être qu'une désignation différente des parties est un peu plus claire.

193 Le «prix d'accréditif».

194 Impossibilité initiale objective (définitive) d'exécution, application de l'art. 20 al. 1 CO.

195 Il s'agit bien entendu de l'existence d'un contrat valable; art. 184 ss CO, art.

211 CO.

196 Augmentation de l'actif (lucrum emergens) de l'assignataire.

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Le donneur d'ordre subit une diminution patrimoniale197: la banque ayant effectué le paiement, il doit la désintéresser sur la base de leurs rapports internes.

Le patrimoine de la banque assignée demeure théoriquement inchangé, si l'on considère que son paiement au bénéficiaire fait naître sa créance en remboursement contre le donneur d'ordre, ou le libère d'une dette envers celui-ci. Qui plus est, la banque assignée ne peut d'aucune manière agir contre l'assignataire afin d'obtenir le remboursement de la prestation faite:

elle a fourni une prestation avec une cause valable, qui est son propre engagement né de la notification de l'acceptation de l'assignation.

6.1.1.3. Le seul qui pourrait obtenir une créance en remboursement contre le bénéficiaire est le donneur d'ordre.

La connexité198 existe entre l'enrichissement de l'un et l'appauvrisse-ment de l'autre: le même fait, le paiel'appauvrisse-ment de la banque assignée, a pro-voqué l'un et l'autre. La dernière des conditions d'application de l'art. 62 CO est qu'une prestation ait été effectuée de l' «appauvri» à l' «enrichi» en l'absence d'une cause valable.

Or le bénéficiaire a reçu une prestation de la banque assignée, et non du donneur d'ordre, prestation qui a une cause valable. Le fait que cette prestation ait eu lieu suite à une assignation ne change rien à la situation, puisque seul le paiement de !'assigné libère l'assignant de sa dette envers l'assignataire au sens de l'art. 467 al. 1 CO: assigner quelqu'un à effectuer une prestation ne correspond pas à l'exécution de la prestation même.

197 On sait que la question de !'«appauvrissement» du créancier est controversée.

D'après la loi (art. 62 al. 1 CO) celui qui s'est enrichi sans cause aux dépens d'autrui est tenu à restitution. Il n'est fait mention ni de la nécessité d'une modification dans le patrimoine de celui qui prétend la «restitution», ni d'une connexité entre les modifications du patrimoine de !'«enrichi» et de !'«appau-vri». Ainsi, d'après v. Büren A.T. p. 309, l'enrichissement du débiteur est indépendant d'une diminution patrimoniale du créancier. En revanche, selon la tendance majoritaire, l'enrichissement du débiteur doit correspondre à l'ap-pauvrissement du créancier, ces deux modifications du patrimoine devant de plus se trouver dans un rapport de connexité; cf. notamment Bucher A.T.

p. 658-659, Guhl/Merz/Kummer p. 197. Du même avis: v. Tuhr/Peter p. 472-473 et note no. 4, qui parlent de «perte» ( « Verlust») plutôt que d' «appauvris-sement».

Cela dit, la créance en remboursement pour enrichissement illégitime et la légitimation active pour faire valoir cette créance en justice doivent bien ap-partenir à quelqu'un: celui «aux dépens» de qui le débiteur est enrichi. Dans les pages qui suivent, on essayera donc de définir «aux dépens» de qui le bénéficiaire reçoit le prix d'accréditif. C'est cette personne que l'on définira en tant qu'«appauvrie».

198 Cf. supra note no. 197.

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Apparemment donc, ni la banque assignée, qui agit avec une cause valable, ni le donneur d'ordre, qui ne s'exécute pas, ne peuvent agir contre le bénéficiaire en remboursement de ce dont ce dernier est enrichi, sur la base d'un contrat nul. Il n'en va pas ainsi, car la situation est particulière.

6.1.1.4. Dans la règle, une action pour enrichissement illégitime est donnée dans le cadre d'une relation bilatérale d'attribution, c'est-à-dire entre deux personnes, l'attribuant et l'attributaire199

Le cas d'un rapport triangulaire, et de ce qu'on appelle l'attribution indirecte200, est différent. Dans ce cas, on soutient parfois que celui qui a fourni une prestation «à travers un tiers» dispose d'une créance pour en-richissement illégitime contre l'attributaire, si l'obligation qu'il voulait exé-cuter est en réalité inexistante201

Pour ce qui est de l'assignation, cependant, l'assigné exécute son enga-gement propre, et non celui de l'assignant, lorsqu'il paie en main de l'as-signataire. Dans ce rapport triangulaire, l'application des règles de l'enri-chissement illégitime n'est dès lors possible que si l'on fait la distinction entre le rapport de prestation et le rapport d'attribution.

Si l'on considère que la prestation de !'assigné à l'assignataire libère l'assignant d'une dette envers l'assignataire et !'assigné d'une dette envers l'assignant, on peut conceptuellement scinder cette prestation de B à BE en deux attributions, de B à DO et de DO à BE202.

Nous rappellerons qu'une attribution est l'acte par lequel une personne procure à une autre un avantage patrimonial par le sacrifice d'un bien propre; une prestation est le comportement du débiteur par lequel il trans-fère un bien au créancier 203.

L'assigné procure à l'assignataire un avantage patrimonial par son com-portement (le paiement); il ne supporte théoriquement pas de «sacrifice»

en faveur de ce dernier, dans la mesure où sa prestation à l'assignataire fait naître une créance contre l'assignant, ou le libère d'une dette envers celui-ci204La situation patrimoniale de l'assigné reste de cette manière

199 Respectivement «appauvri» et «enrichi» suite à l'attribution, v. Büren A.T.

p. 307.

200 «Mittelbare Zuwendung liegt vor, wenn eine Vermogensverschiebung zwischen A und B durch Vorgange im Vermogen eines Dritten, X, herbeigeführt wird.»

V. Tuhr/Peter p. 199.

201 V. Tuhr/Peter p. 477.

202 Cf. Engel p. 114, v. Büren A.T. p 307 et B.T. p. 310, v. Tuhr/Peter p. 199-200 et notes no. 6 a et 6 b ; cf. aussi Koppensteiner/Kramer p. 40-41, Kupisch p. 4-6. Becker no. 1 ad art. 466 parle de «Vollzugsleistung» dans la relation B-BE et de «Grundleistungen» à propos des relations B-DO et DO-BE.

203 Cf. supra note no. 76.

204 Cf. cependant aussi infra 6.3.2.3 et note no. 250.

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virtuellement inchangée205. On peut alors admettre que le sacrifice patri-monial en faveur d'autrui est supporté par l'assignant, dans la mesure où il est tenu de rembourser l'assigné. C'est l'assignant qui rentre dans un rapport d'attribution avec l'assignataire.

Le rapport d'attribution présuppose une cause en vertu de laquelle l'assi-gnataire peut garder l'attribution qu'il a reçue. Si la dette de DO envers BE n'existe pas, DO, qui est «celui aux dépens de qui» le paiement a lieu, dispose d'une créance pour enrichissement illégitime contre BE206, créance que B n'obtient pas car ce rapport d'attribution lui est indifférent207

6.1.1.5. Le paiement effectué en exécution d'une assignation acceptée concerne à la fois la prestation que l'assignant doit à l'assigné en vertu du rapport de valeur, celle que l'assigné doit à l'assignant en raison du rapport de couverture, et enfin la dette de l'assigné envers l'assignataire208

En cas de vice de l'un des rapports, l'action pour enrichissement illégi-time est donnée aux parties à ce même rapport vicié209, un déplacement de patrimoine ayant eu lieu en l'absence d'une cause valable dans le cadre de cette relation.

6.1.1.6. Dans notre exemple, l'acheteur-assignant a conclu avec le vendeur-assignataire un contrat frappé de nullité. Le vendeur a reçu une prestation à la charge de l'acheteur, qui obtient contre lui une créance en rembour-sement d'après les règles de l'enrichisrembour-sement illégitime (art. 62 CO sine causa).

Les mêmes considérations sont valables au cas où le rapport de valeur est entaché d'un vice autre que la nullité, à la condition que la cause de la prestation du donneur d'ordre en faveur du bénéficiaire n'ait jamais 205 La créance contre l'assignant est pour l'assigné un actif moins facilement

réa-lisable que ne l'étaient les disponibilités attribuées à l'assignataire. En effet, l'assignant peut se révéler insolvable ou bien il peut devenir nécessaire d'in-troduire une action en justice contre lui, afin d'obtenir l'exécution du rapport de couverture. Les actifs d'un patrimoine ne s'équivalent pas de par leur liquidité, même s'ils pourraient s'équivaloir au sens de l'art. 62 CO.

206 Dans le rapport - généralement international - entre DO et BE, c'est la loi applicable à ce rapport qui régit la créance pour enrichissement illégitime qui en résulte, d'après les règles suisses de conflit, art. 128 al. 1 LDIP. Cf. aussi Vischer p. 213 et références citées.

207 De cet avis: v. Büren A.T. p. 307, Kupisch p. 8, Larenz p. 527.

208 Dans ce sens Larenz p. 546. Contra: Kupisch p. 8, pour qui le seul but de B est celui de se libérer de son obligation envers DO.

209 Dans ce sens v. Büren A.T. p. 307, Koppensteiner/Kramer p. 40-41, v. Tuhr/Peter p. 477. Même opinion: Kupisch p. 8, qui admet toutefois une application seulement analogique des règles de l'enrichissement illégitime aux rapports triangulaires.

existé210 ou ait cessé d'exister. Cette dernière hypothèse est réalisée si -par exemple - le contrat de vente qui constitue le rapport de valeur est résolu par le donneur d'ordre en raison des défauts présentés par la chose vendue211, et - plus généralement - dans le cas où l'acheteur choisit la résolution du contrat parmi les possibilités qui lui sont offertes212

6.1.2. Les vices de l'exécution du rapport de valeur (violation d'une