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CHAPITRE 1 : PERSPECTIVES CRITIQUES SUR LES PRATIQUES DE LA RECHERCHE EN GÉNOMIQUE HUMAINE

A. Construire le naturel : un enjeu moral

L’analyse de ce que nous avons appelé « les mythes fondateurs » de la génomique est utile de deux points de vue. Le premier enjeu, purement analytique, consiste à comprendre autour de quelles valeurs s’est construite la recherche en génomique. Mais l’examen de ces mythes doit aussi avoir comporter une fonction de démystification. Il s’agit de prendre conscience de ce que les expressions affirmant la nouveauté radicale de certaines pratiques sont des jugements potentiellement influencés par les « valeurs » de la recherche et que, loin d’être neutres, ces expressions pèsent sur la façon dont on appréhende l’éthique de la recherche en biobanques (cf. le jeu entre jugement de nouveauté et positivisme, p.57). C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons choisi d’appuyer notre méthode d’approche sur des travaux historiques. Alors que nous nous apprêtons à travailler sur les enjeux éthiques de la collection et de la classification, nous proposons de prendre pour guide l’un de ses grands noms, Carl Linné.

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104 Difficile mais pas impossible puisque l’une des questions importantes posées par la recherche biomédicale

Dans leur article consacré au célèbre botaniste, les historiennes des sciences Staffan Müller-Wille et Isabelle Charmantier étudient comment celui-ci en est venu à inventer la technologie de l’herbier pour faire face à la profusion d’informations qu’il lui fallait traiter. Mais qu’est-ce que Linné collectionne au juste ? À quelle fin, Linné souhaite-t-il mettre en ordre le vivant ?

Ce que les historiennes nous apprennent, c’est qu’avant même de prêter attention aux parties et à la forme des plantes, Linné s’intéressait en priorité aux informations concernant les propriétés et les usages des ressources naturelles. Il collectionnait des données correspondant à l’habitat naturel des plantes, à leur distribution géographique, à leur mode de vie, aux relations que ces plantes entretiennent avec d’autres organismes et surtout à leurs usages pharmaceutiques et économiques (concernant la consommation et l’agriculture, la teinture, l’exploitation industrielle).

Cet intérêt pour l’usage des plantes s’explique par le dévouement de Linné à la cause caméraliste. Le travail de Linné était en effet destiné à soutenir une gestion nationale des ressources naturelles qui profiterait à l’économie suédoise – en apportant notamment des arguments scientifiques pour optimiser le commerce d’importation et d’exportation de ces ressources (Koerner 1999). Dès lors, on peut se demander comment Linné en est venu à s’intéresser à la morphologie des plantes, qui sert de base au classement taxonomique. Cet intérêt s’explique par une hypothèse qui lie l’aspect des plantes à leur productivité. Si les propriétés morphologiques des plantes sont partagées avec leurs plus proches parents d’ici ou d’ailleurs, sans doute en va-t-il de même pour leurs usages, pense Linné. Autrement dit, la forme ne l’intéressait qu’en tant qu’elle était un indice d’une parenté, laquelle pouvait sans doute renseigner sur la capacité de deux êtres à partager des propriétés, c’est-à-dire à s’adapter dans tel ou tel milieu mais aussi à servir aux mêmes usages. La parenté ne constituait certes pas la finalité de l’entreprise taxonomique mais elle était au cœur de son raisonnement. L’herbier est précisément la technologie qui a permis aux botanistes d’insérer de nouveaux spécimens au sein de collections déjà constituées, afin de tester ces hypothèses de parenté dont Linné espérait qu’elles contribueraient à un commerce international plus efficace.

En mettant au jour le type de raisonnement qui préside à la construction de la taxonomie, l’on s’aperçoit que si la taxonomie a bien pour objet de décrire les êtres vivants pour les classer, ce classement reflète moins un ordre prétendument naturel qu’une hypothèse théorique au sein d’un argument économique. L’erreur consisterait ici à oublier l’origine

idéologique de la classification et l’origine pragmatique du classement105 qui en est issue pour ne considérer l’entreprise linnéenne que comme un travail de révélation de l’ordre naturel. Pourquoi craindre une telle interprétation ? Parce que les conditions matérielles de productions des classifications tendent à s’effacer dans l’opérativité du système de sorte que les catégories ainsi produites peuvent in fine nous sembler refléter un « ordre naturel ». Tous ces éléments, déterminants pour comprendre quelles sont les contraintes (le nombre de tiroirs dont disposait Linné) et les aspirations (notamment économiques) qui ont motivé et donné forme à la taxonomie, s’estompent à mesure que la science et la technologie opèrent. De sorte qu’il ne reste plus que des outils apparemment neutres pour rendre compte du réel. L’exemple de la taxonomie linnéenne est particulièrement parlant : le développement d’une technologie de collection et un système théorique sur la parenté aboutissent à la construction d’un « ordre naturel », lorsque l’ensemble de ce savoir fait d’abord sens au sein d’un ordre marchand.

C’est de cette tendance des systèmes de classement à s’oublier dans l’opérativité de la technologie et à inventer un ordre qui se donne pour naturel dont parlent les sociologues Leigh Star et Jeffrey Bowker à propos des modes contemporains d’organisation de la science. Leur projet consiste à montrer que ce qui, dans les nomenclatures et infrastructures, peut sembler naturel, relève de facto de conventions et de négociations. Ce projet qui relève de la sociologie des sciences comporte des enjeux éthiques importants parce que ce qui se donne pour naturel, ce qui semble refléter un ordre naturel, comporte d’emblée une valeur axiologique : le « naturel » est ce par rapport à quoi toute culture se justifie, à la fois dans ses prétentions à s’écarter de lui et dans ses aspirations à renouer avec lui.

Les études d’infrastructures scientifiques ont toujours une double mission, à la fois descriptive et critique. Il s’agit de révéler des tensions qui, bien qu’elles aient animé les décisions lors de la construction de systèmes opérationnels, sont tombées dans les oubliettes à mesure que le système devenait opérationnel. Il revient ainsi à ceux qui s’intéressent à de tels systèmes de retrouver les conditions qui ont déterminé leur mode de construction106. Qu’il s’agisse de contraintes matérielles ou de négociations sociales, les catégories utilisées dans les nomenclatures et les infrastructures ont une histoire, et souvent une histoire mouvementée107. !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

105 A ce sujet, nos historiennes nous apprennent que les catégories taxonomiques linnéennes sont justement au

même nombre que les tiroirs du secrétaire dans lequel Linné rangeait ses spécimens !

106 Par exemple, l’argument économique chez Linné

107 Dans son article portant sur l’encadrement des tests génétiques en entreprise, la juriste Sophie Douay

Comme nous l’avons remarqué, ce travail d’analyse visant à déjouer ce qui se donne pour évident, neutre et naturel a aussi pour effet de lutter contre les effets axiologiques que comporterait tout système semblant reposer sur un ordre naturel. Ce qui se donne pour naturel n’est pas neutre : c’est aussi ce qui se donne pour authentique et pour adapté. Le naturel comporte en lui-même, par son statut originaire, une raison d’être que l’on peut difficilement mettre en question. En cela, le label « naturel » agit à la fois comme un écran de fumée et comme une formidable source de normes108. Il n’est donc pas étonnant que nos sociologues décrivent ces systèmes de classification comme « un environnement moral » (Bowker & Star, 1999, p. 326) d’autant plus influent qu’il ne s’affiche pas comme tel.

Ces questionnements prennent une résonnance particulière lorsqu’il s’agit de classer des êtres humains, sur la base de différences biologiques, comme c’est le cas dans la science génomique humaine. Si la science a la capacité d’assigner des limites « naturelles » aux groupes humains, et d’identifier auxquels de ces groupes appartient chaque individu, la taxonomie devient une source d’usages sociaux et d’arguments politiques particulièrement efficace – à la fois en ce qui concerne les groupes et les individus. Les étiquettes de population utilisées pour caractériser un ensemble d'échantillons génétiques ou la méthode de classification des matériaux biologiques stockés dans la biobanque sont autant d’opérations banales dans les laboratoires et cependant susceptibles d’avoir un impact significatif en aval, sur la recherche biomédicale et sur le monde social. Les taxonomies fondées sur les différences moléculaires entre groupes humains, loin d’être anodines, fournissent des critères scientifiques pour appréhender les populations comme biologiquement distinctes. Ce qui se donne pour naturel n’est donc ni neutre, ni innocent mais au contraire axiologiquement fort et politiquement puissant. C’est la raison pour laquelle nous chercherons à comprendre par quelles pratiques scientifiques sont définies les « populations génomiques », épousant des contours qui se donnent pour naturels109 et quel(s) rôle(s) ces constructions peuvent jouer dans !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! l’ensemble de l’espèce humaine. Ces seuils ont bien un sens – ils font accréditer l’idée qu’en dessous d’un certain seuil l’exposition à un toxique est sinon inoffensive du moins tolérable – mais ils ne protègent pas les personnes exposées. Cf. Douay Sophie. 2003. « Tests génétiques en entreprise. Une irruption à contre-courant de la législation sociale », Revue internationale de droit économique/2 t. XVII, 2 : 233-272.

108 Une autre façon d’appréhender ces deux temps consiste à penser comme le fait le sociologue et philosophe

Bruno Latour d’une part la projection de catégories sociales sur la nature et d’autre part le rôle de cette réimportation dans le débat politique (si cet ordre existe dans la nature alors il doit être réel et nous devrions le prendre pour modèle en société). Voir Latour B. 1991. Nous n'avons jamais été modernes. Essai d'anthropologie

symétrique. Paris: la Découverte.

109 Nous nous intéressons à la définition de ces populations sur des critères établis par la science postgénomique

mais il est intéressant de remarquer que la recherche historique produit ses propres effets de légitimité. C’est notamment l’objet des études de l’anthropologue Abu El-Haj qui examine comment les « faits archéologiques » voyagent dans des contextes culturels variés et contribuent à la légitimation de discours d’identité nationale. Voir

des contextes sociaux aussi variés que dans l’imaginaire collectif, dans la reconnaissance des identités nationales, dans des argumentaires politiques ou dans la mise en place de dispositifs sécuritaires.

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