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CHAPITRE 1 : PERSPECTIVES CRITIQUES SUR LES PRATIQUES DE LA RECHERCHE EN GÉNOMIQUE HUMAINE

C. La place centrale des biobanques dans la bioéconomie

1. A quoi tient la valeur des échantillons ?

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57 Nous traduisons de l’anglais : “a clear opposition cannot be made between public, civil participation, and the

Parce que le matériel biologique humain n’existe pas tel quel à l’état naturel, son mode d’acquisition – voire de production, dans le cas de la culture cellulaire – mais aussi ses modes de conservation et de traitement contribuent à le définir comme chose technique. L’échantillon est le format du matériel biologique utilisé en laboratoire. Le format désigne ici à la fois une transformation et une mise en forme du matériel biologique.

- La transformation correspond à l’ensemble des opérations de prélèvement et de conservation qui permettent de le stocker.

- La mise en forme concerne quant à elle les opérations permettant de partager le matériel biologique – c’est-à-dire de le constituer en ressource commune pour une communauté scientifique. L’utilisation d’un format commun est nécessaire dans la recherche scientifique pour deux raisons. D’une part, le format doit être exploitable dans différents sites pour permettre un travail collaboratif. D’autre part, l’utilisation de matériaux standard constitue un gage de reproductibilité, essentiel pour produire la preuve de l’objectivité scientifique.

Le format est par conséquent lié à deux opérations qui confèrent leur valeur aux biotechnologies : la transformation et la circulation (Waldby & Mitchell, 2006). Notons ici que la notion de valeur n’est pas qu’heuristique ou clinique mais aussi économique : « la biovaleur correspond à la plus-value de vitalité produit par la reformulation biotechnologique des processus vivants58 » (Waldby & Mitchell, 2006, p. 310). La biovaleur correspond donc à une forme d’excédent produit par un certain type de connaissance sur le vivant. Cette biovaleur peut s’entendre à la fois comme valeur d’usage et comme valeur d’échange (Marx, 1859, I, 1) :

- La valeur d’usage de la connaissance biomédicale correspond à tout ce qu’elle permet de produire afin d’améliorer la santé. C’est typiquement le type de valeur sur lequel repose l’appel au don des participants à la recherche. On ne rentre pas dans le détail précis des recherches scientifiques pour solliciter la participation mais on mise d’emblée sur l’intérêt sanitaire de l’avancée des connaissances.

- La valeur d’échange de la recherche correspond quant à elle à ce qui a été « produit »59 au cours de la recherche scientifique et peut se vendre ou s’acheter. Ainsi, dès lors que le matériel biologique, décomposé en une série d’éléments, (gènes, cellules, organes, tissus), devient un échantillon, conçu pour être pratique et mobile, et qu’il peut circuler, il devient la matière première d’un important marché, la bioéconomie.

« La vitalité a été décomposée en une série d'objets distincts et discrets qui peuvent être rendus visibles, isolés, décomposés, stabilisés, congelés, stockés, transformés en marchandises, accumulés, échangés ; de commerces qui s’effectuent à travers le temps et l'espace, entre organes et espèces ; et de divers contextes et entreprises - au service d’objectifs bioéconomiques60. » (Rose, 2008,

p. 46)

On assiste donc, avec le déploiement de la biomédecine dans la deuxième partie du vingtième siècle, à la production en masse de produits normalisés mis à disposition des chercheur et se pliant à une logique économique. Comme l'ont montré Luc Boltanski et Laurent Thévenot, l'activité économique tient aussi bien du monde marchand que du monde industriel, même si les formes de la grandeur n'y sont pas les mêmes : ici, le prix et là, l'optimisation technique et la performance (Boltanski and Thévenot 1991). Dans le cas présent, il est significatif de voir la logique économique s'infiltrer par le monde industriel plutôt que par le monde marchand (Gaudillière 2002). La raison tient à ce que le monde industriel et sa logique d'efficience technique sont en première ligne dès lors qu'il faut produire en masse des produits normalisés selon des normes de sécurité élevées.

Toutefois, le marché n’est pas loin. Dans son ouvrage, Le Corps-Marché, la sociologue Céline Lafontaine s’attache ainsi à décrypter les mécanismes de cette bioéconomie, en montrant notamment quels dispositifs président à « l’appropriation du corps humain et la privatisation des données de recherche » (Lafontaine 2014, 14). Or les biobanques occupent une place de choix dans cette analyse. Comme nous l’avons déjà rappelé, le corps, dans le !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

59 Je dis « produit » faute de mieux mais c’est un enjeu crucial des débats sur la propriété du vivant que de savoir

si l’activité scientifique, comme activité de transformation équivaut à un processus de production et peut donc compter comme une innovation. Cf. : débats sur les cellules souches, les tissus magiques…

60 Nous traduisons de l’anglais : “Vitality has been decomposed into a series of distinct and discrete objects that

can be rendered visible, isolated, decomposed, stabilized, frozen, banked, stored, commoditized, accumulated, exchanged, and trades across time and space, organs and species, and diverse contexts and enterprises, in the service of bioeconomic objectives”

droit français notamment, est frappé du seau de l’indisponibilité. Mais la biobanque constitue un lieu de conversion permettant à des chercheurs de s’approprier des éléments détachés du corps d’un individu – à la fois pour mener leurs recherches mais aussi parfois pour les breveter, afin d’en tirer profit. Autrement dit, la biobanque, organisée de manière à pouvoir être utilisée par autrui (Remmelink 2013, 19), sachant que cet autrui peut tout aussi bien être un médecin, qu’un laboratoire de recherche ou un institut pharmaceutique, est un lieu stratégique de l’innovation scientifique parce que c’est le lieu où le don (gift) nécessairement gratuit d’un élément du corps humain indisponible pour le marché peut acquérir une valeur économique et devenir un bien marchand (commodity). Selon la sociologue, la biobanque participe ainsi du redéploiement néolibéral du rapport entre public et privé : elle est la « clé de voûte » de la bioéconomie (Lafontaine 2014, 131).

Or la réglementation, et plus généralement l’éthique des biobanques, jouent un rôle essentiel dans la réalisation de cette conversion. Il faut ici considérer la biobanque et le jeu des procédures qui s’y déploient (pour qualifier les objets, en réglementer la circulation et en catégoriser les échanges) comme l’avant-scène d’un processus plus vaste permettant de considérer le matériel biologique humain comme un « déchet », pour mieux ensuite le constituer en « ressource » pour la recherche et l’innovation. Nous prendrons deux exemples pour éclaircir ce processus. Le premier constitue une interprétation de l’affaire qui opposa John Moore à son médecin, le Dr. Golde, et met en valeur l’importance pour la bioéconomie de la circulation du matériel biologique. Le second, portant plus précisément sur une étude de cas de biobanque, montre d’une part en quoi ce lieu de transition s’avère crucial pour que le matériel biologique puisse changer de statut et comment la gouvernance des biobanques peut jouer un rôle essentiel dans la création de valeur.

2. Quand la libre circulation du matériel biologique devient un principe de la

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