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CHAPITRE 1 : PERSPECTIVES CRITIQUES SUR LES PRATIQUES DE LA RECHERCHE EN GÉNOMIQUE HUMAINE

A. Ambiguïté de la notion de matériel biologique humain

La notion de matériel biologique n’est pas intuitive. Le biologique ne se présente pas dans la nature comme un matériau inerte mais désigne l’ordre de l’ensemble des êtres vivants, c’est-à-dire des organismes, microbiens, végétaux, animaux qui luttent pour leur survie et déploient des trésors d’ingéniosité pour s’adapter à leur environnement. La notion de matériel biologique heurte donc nos catégories parce que cette substance organique a priori naturelle ne se trouve pas telle quelle dans la nature. Lorsque l’on parle de matériel biologique, le

en dehors de lui. Pour faire du vivant cette chose, il a fallu intervenir. Le matériel biologique est donc le produit d’une technologie.

À cette première difficulté s’en ajoute une autre lorsque l’on considère le cas du matériel biologique humain. Il s’agit de la difficulté que l’on a à caractériser la relation qu’entretient un individu – du latin individuum (« ce qui est indivisible ») – avec cette substance désormais détachée de son corps. Pour nous introduire à l’étrangeté de penser aux éléments détachés du corps humain, l’historien du droit Jean-Pierre Baud construit une fiction (Baud 1993). Il propose de réfléchir au cas d’un ouvrier qui se serait tranché la main, laquelle aurait été retrouvée par un passant. Et le juriste de se demander à qui cette main appartient. En entendant cette histoire, le premier mouvement est à l’évidence de rendre « sa » main à l’ouvrier. Mais voilà, dans le droit français, pour des raisons qui tiennent à son histoire et se justifient par la volonté de faire respecter l’intégrité du corps humain, l’on n’est propriétaire ni de son corps, ni des éléments qui en sont détachés. Selon le droit, cette main coupée n’appartiendrait donc pas à celui qui l’a perdue ; elle pourrait même appartenir à celui qui l’a trouvée. Intuitivement, quelque chose nous heurte cependant à l’idée que le pauvre ouvrier ne retrouve pas cette main qui fut sienne jusqu’au jour funeste de son accident et qu’il en soit même destitué par le droit, à l’issue d’un examen juridique axé sur le respect de sa dignité.

Notre désarroi dans cette histoire tient à notre rapport au corps humain. Le corps est l’image de l’être naturel. Il constitue l’unité que nous découpons dans la trame de ce qui se donne à voir, à sentir, à toucher pour donner du sens à ce que nous sommes et à ce qui nous entoure. Et dans ce théâtre des corps, le corps humain joue un rôle singulier : il est ce lieu si particulier où, intuitivement, nous situons la personne. Les expériences qui sont à l’origine de ce mouvement d’identification ne manquent pas. C’est dans la chair de ce corps que souffre le malade. C’est l’unité physique du corps qui se meut et agit sous l’effet d’une volonté. C’est sur le corps que s’exercent le droit et le gouvernement qui nous constituent en sujets – comme le montrent les exemples du corps emprisonné de celui qui n’a pas respecté la loi ou du corps discipliné de l’écolier qui se soumet à l’autorité de l’école de la République (Foucault, 1993 [1975).

Cette identification des personnes à leur corps se retrouve aussi dans le droit et la bioéthique, lorsque se trouve formulé l’impératif de respecter l’intégrité du corps humain. C’est parce que porter atteinte à l’intégrité du corps humain revient à attenter à la dignité d’une personne que cet interdit moral peut être repris par le droit et ancré dans nos constitutions. Il s’agit d’une vision du corps comme « substrat » de la personne (Crignon de

Oliveira and Gaille 2004). Cette perspective trouve une formulation aboutie dans la philosophie kantienne. Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant se propose de fonder la morale, c’est-à-dire de découvrir les racines des principes moraux. Les devoirs moraux peuvent reposer sur plusieurs principes généraux. Premièrement, les actions sont d’ordre moral si et seulement si elles sont prises dans l’intérêt de la morale seule (sans aucune arrière-pensée). Deuxièmement, la moralité d’une action n’est pas jugée selon ses conséquences, mais selon le motif qui l’a produite. Troisièmement, les actions sont morales si et seulement si elles sont faites par respect pour la loi morale, et non selon un besoin ou un désir. Kant donne la formule suivante pour garantir l’universalité de la loi morale : « nous devons agir de telle manière que nous pourrions vouloir que la maxime (le principe de motivation) de notre action devienne une loi universelle ». Parce qu’il s’applique en toutes circonstances, le principe premier de la morale peut être appelé «impératif catégorique». A partir de ce principe fondamental, Kant décline deux autres impératifs :

- Traiter les autres êtres rationnels comme des fins, et non des moyens (réfutation de la morale utilitariste). Autrement dit, traiter autrui comme soi-même.

- Agir seulement en fonction de principes qui pourraient être des lois du «royaume des fins». Chez Kant, le royaume des fins est une communauté juridique dans laquelle tous les êtres rationnels sont à la fois les décideurs et les sujets des lois. Il s’agit du monde moral parfait, où se rejoignent toutes les bonnes volontés.

Cette capacité à agir selon ces principes, c’est-à-dire sous l’empire seul de notre volonté, revient à affirmer notre liberté. Ici, la liberté consiste dans la capacité de se donner à soi- même sa propre loi (auto-nomie). Aussi un acte moral ne peut-il jamais être commis que par une personne libre. Or la personne ne peut se penser indépendamment de son corps. C’est précisément sur ce point que la morale kantienne a pu servir de source d’inspiration à la réflexion bioéthique sur la dignité humaine. Sans corps, on ne peut en effet penser ni la personne, ni la liberté, ni la morale. Autrement dit : dans une réflexion sur la dignité, on est obligé d’en passer par un examen de la condition corporelle des êtres humains. De ce passage obligé, il ressort que le corps ne peut être considéré comme une chose. S’il en était une, le corps pourrait être soumis à des usages qui empêcheraient tout simplement la personne d’exercer son autonomie et donc d’agir moralement. Comme c’est dans le choix de l’acte

moral que réside la dignité de la personne, attenter au corps d’une reviendrait ipso facto à la priver de la possibilité de faire valoir sa dignité.

Cette conception du corps comme substrat de la personne a des conséquences importantes pour ceux qui la défendent dans le droit. Ce raisonnement a en effet pour conséquence de décliner, à partir du principe de dignité humaine, une série d’autres principes concernant le corps humain. Il s’agit des principes d’inviolabilité du corps humain, du respect de son intégrité, de sa non-commercialisation ou encore de son indisponibilité (c’est-à-dire de l’impossibilité de le traiter comme un objet).

Ces principes nous intéressent à la fois en raison de leur conséquence, l’indisponibilité du corps humain, et de la vision du corps humain qu’ils illustrent. D’une part, en effet, ces principes interdisent de faire du corps l’objet d’une transaction ou d’un contrat. D’autre part, le souci dont témoignent ces principes, ayant trait à l’intégrité du corps, relève d’une vision du corps spécifique, perçue comme un tout :

« le corps comme substrat de la personne ne peut être appréhendé comme un ensemble de pièces détachables, mais doit être perçu comme un ensemble indivisible : « Il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale pour la personne (article 16-3) » (Crignon de Oliveira & Gaille, 2004, p.114)

Cette perspective, qui s’appuie sur l’idée de dignité de la personne humaine pour en déduire à la fois l’indisponibilité et le respect dû à son intégrité, ne se restreint pas au droit. Elle est aussi fondamentale dans les discours de la bioéthique, à l’échelle internationale. Le premier principe de la bioéthique serait ainsi « d’assurer le respect de la primauté de la personne humaine, que traduit la reconnaissance de sa dignité propre » (Lenoir & Mathieu, 1998, p.15). Le problème, à ce stade, n’est pas de questionner les fondements de ce principe mais de s’interroger sur sa validité dans le domaine qui nous préoccupe. Peut-on, en effet, maintenir le raisonnement qui déduit l’indisponibilité du corps humain et le respect de son intégrité de la primauté accordée au respect de la dignité des personnes, quand ce n’est pas au corps humain conçu comme un tout que les chercheurs ont à faire mais à certaines de ses parties ? Car enfin, s’il est vrai qu’on ne peut concevoir une personne sans corps, il faut toutefois admettre que des éléments du corps peuvent aujourd’hui être conservés voire cultivés, sans plus aucun rapport organique avec une personne. C’est le cas du matériel

biologique humain dont nous avons à traiter. La question qui se pose est donc celle de savoir si un mode de raisonnement pertinent pour le corps considéré dans sa totalité, l’est aussi pour ses parties.

S’il n’est pas si sûr que les règles qui s’appliquent au corps, comme condition de l’existence de la personne, se justifient quand ce sont des parties du corps qui sont considérées, d’autres types de réglementation deviennent envisageables. L’enjeu argumentatif, à la fois pour la bioéthique et le droit, se déplace. Il ne s’agit plus de déduire l’encadrement du corps de la condition corporelle de la personne, c’est-à-dire du lien nécessaire entre corps et personne, mais de déterminer si, entre plusieurs conceptions possibles du corps, les normes fondées sur la vision du corps comme substrat de la personne sont les plus à même de protéger ces personnes. Tel est, ultimement, le propos discuté par Jean-Pierre Baud, dans l’Affaire de la main volée. Comme la fiction de la main perdue le montre, un système qui reconnaît aux personnes un droit de propriété sur leur corps, et qui pour ce faire doit considérer le corps comme une chose (non marchande), peut s’avérer plus protecteur, c’est-à-dire aussi plus respectueux de la dignité des personnes, lorsqu’il aboutit à rendre sa main à l’ouvrier qui l’a perdue, qu’un système qui, parce qu’il repose sur une conception du corps comme substrat de la personne, refuse de considérer que la main de l’ouvrier lui appartienne du moment où elle en a été détachée et finit par l’accorder au premier venu.

Notre propos n’est pas de trancher entre ces visions du corps, comme chose ou comme personne (sachant que ces catégories peuvent, elles aussi, être raffinées, en fonction de la conception spécifique du sujet qui se trouve argumentée20), mais d’introduire au type de considérations que l’éthique rencontre lorsque les pratiques scientifiques portent sur du matériel biologique humain. Dans cette situation, ce n’est plus nécessairement la condition corporelle du sujet qui devient déterminante pour déduire les conditions dans lesquelles traiter !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

20 « Le sujet de droit en tant qu’il a un corps peut donc être pensé de quatre manières différentes : si l’on adopte

la vision du corps-personne, fondée sur le transfert de l’éthique kantienne à la sphère du droit, le corps est considéré comme le substrat de la personne et il semble impossible de parler de propriété du corps humain. On peut cependant concevoir, tout en conservant cette fiction, l’idée d’une libre disposition de son corps pour l’individu, dans le cadre du droit public. (…) Dans ce cas, l’autonomie accordée au citoyen peut être en rupture avec certains corrélats du principe de la dignité humaine, essentiel au choix de la fiction corps-personne. (…) L’alternative à la vision du corps-personne est celle du corps-chose, qui permet de concevoir la personne comme propriétaire de son corps. Elle-même n’est pas univoque : on peut l’adopter au nom d’une liberté individuelle toujours menacée par l’appareil étatique et la majorité des citoyens – faire du corps la propriété de l’individu permettant d’échapper à cette menace ; on peut également la faire sienne, afin d’utiliser la distinction entre chose

le corps. D’ailleurs l’illustration de Jean-Pierre Baud mérite d’être relativisée dans la mesure où une main n’est pas la même « chose » pour celui à qui elle a été tranchée qu’un prélèvement d’ADN. Notre désarroi s’avère d’ailleurs d’autant plus grand que l’invention du matériel biologique humain est relativement récente.

Là encore, il convient de replacer notre propos dans un cadre historique permettant de mieux cerner les pratiques de don de matériel biologique. Le corps humain est utilisé comme « matériau » par la médecine et la science depuis longtemps. Que l’on pense à la dissection de cadavres dont les premiers témoignages datent de 300 ans avant J.-C. (Crignon de Oliveira & Gaille, 2004, p.42), ou encore aux différentes recherches menées, parfois de leur vivant, sur des condamnés à morts, des prostituées et autres personnes jugées moribondes (Chamayou 2012) et l’expérimentation sur le corps humain ne semblera pas un phénomène nouveau. Mais comme nous l’avons rappelé, le matériel biologique humain n’est pas le corps humain. Il s’agit d’une notion qui renvoie à une capacité technologique à recueillir des éléments du corps humain, à les conserver, voire à les « cultiver », indépendamment du corps dont ils sont issus. En ce sens, l’expérimentation sur le matériel biologique humain est tributaire de technologies dont l’histoire est relativement récente puisqu’elle débute au milieu du vingtième siècle avec la mise au point de procédés efficaces pour conserver le sang et congeler le sperme (Baud 1993). L’éthique de la recherche et le droit ont donc à appréhender aujourd’hui un phénomène qui, s’il n’est pas sans rapport avec la longue histoire de l’expérimentation avec des humains, comporte néanmoins une composante technologique dont il faut chercher à analyser si et en quoi elle modifierait l’encadrement de la recherche avec les humains. Deux courants de la littérature portant sur cet encadrement abondent dans le sens d’une rupture des pratiques de la recherche scientifique due à l’invention du matériel biologique humain.

- En premier lieu, les chercheurs en économie de la santé et en études de sciences et de technologie, estiment que l’utilisation de matériel biologique humain permet de faire pénétrer le corps dans la sphère du marché (Lafontaine 2014). La capacité à préserver des éléments indépendamment du corps dont ils sont issus, a en effet accru leur potentiel et augmenté leur valeur en rendant plus flexible leur utilisation dans le temps et en permettant leur circulation dans l’espace. C’est notamment cette invention qui rend possible le déploiement de la bioéconomie, c’est-à-dire d’un marché mondial des éléments du corps humain destinées à la recherche et au développement de médicaments. D’ailleurs, en France, l’innovation technique qui a permis de conserver le sang est ainsi aussitôt suivie d’une réglementation sur la transfusion sanguine (Loi du 21 juillet 1952) qui prend acte de ce que cette nouvelle « chose »

qu’est le sang en flacon représente un intérêt économique qu’il faut au plus vite encadrer afin de préserver l’équité des intérêts mis en présence (Rabinow 1999).

- En deuxième lieu, les auteurs qui s’intéressent à l’encadrement de la recherche scientifique ont pris acte de ce que les technologies qui permettaient de transformer les éléments du corps en ressources utiles à la recherche scientifique, interrogeaient nos procédures. C’est le cas de la cryogénie qui suspend la vie cellulaire et étire la longévité du matériel biologique au point que certains éléments du corps humain peuvent être mis en banque, en attendant d’être utiles à des équipes de recherche. Il s’agit de l’une des techniques cruciales pour le fonctionnement des biobanques. Ce progrès technique pose cependant un problème majeur pour l’application de la procédure du consentement éclairé, qui depuis la Déclaration d’Helsinki constitue une pratique fondamentale de l’éthique de la recherche biomédicale. Parce que nul n’est en mesure de prédire pour quelle étude spécifique les échantillons et données recueillis au sein des biobanques serviront précisément dans l’avenir, les éventuels participants se trouvent dans l’impossibilité de consentir à des recherches dont on ne peut anticiper ni la nature, ni la finalité. Les incertitudes relatives aux directions, méthodes et enjeux de la recherche à venir empêchent de proposer une procédure de « consentement éclairé » adaptée - au présent (Voire « Progrès scientifique et développement

technologique : les figures imposées de l’anticipation dans la recherche », p.394). Il s’agit

alors de s’interroger sur la signification que l’on donne à la procédure du consentement éclairé pour mieux décider des intérêts relatifs de différentes poursuites d’actions. Vaut-il mieux adapter cette procédure aux circonstances présentes, la remplacer par d’autres mécanismes ou au contraire, interdire un type de recherche qui ne permettrait pas de la mettre en œuvre, si l’on estime que cette procédure, en l’état, est incontournable ?

Dès lors, donc, que l’on ne se pose plus la question du traitement du corps mais de celui de ses parties – ce qui signifie que ce n’est plus la vision du corps substrat de la personne qui s’impose mais que différentes possibilités s’ouvrent pour encadrer la recherche sur les éléments du corps – il devient nécessaire d’analyser non pas le statut du corps, mais les pratiques qui mettent en jeu le matériel biologique humain, en s’intéressant au développement technologique, aux circuits sociaux et économiques où le matériel biologique humain circule et à la signification que nous donnons à nos procédures dans un contexte de constante évolution technologique. C’est précisément pour aborder ces dimensions qu’il faut chercher ce qui touche aux dimensions morales et politiques du rapport entre les êtres, au cœur même

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