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Conséquence des événements de 1963, protectionnisme étatique ou enfermement culturel ?

Carte 4.01 : Organisation tribale et confédérale de la Grande Kabylie au début du XIX e siècle

4.1.3. Conséquence des événements de 1963, protectionnisme étatique ou enfermement culturel ?

Retracer le parcours de la lutte des Kabyles depuis l’indépendance de l’Algérie n’est pas une tâche facile. La région de la Kabylie a connu tellement de mouvements de protestations et d’émeutes, que seul un ouvrage pourrait contenir tous les faits. L’enquête de l’historien Ali Guenoun permet de préciser davantage la chronologie des événements qu’a connus la Kabylie109 (G. Perville, 2008). Dans les quelques pages à venir, nous n’allons reprendre que les mouvements les plus significatifs. Certains peuvent paraitre sans grande importance, mais dans le climat qui régnait depuis longtemps en Kabylie, la multiplicité de ce genre d’évènement produit, par un effet boule de neige, des situations de crise comme celle de 1980, de 1988 et de 2001.

121 Même sous le régime du président Boumediene (1965-1978) le militantisme kabyle a toujours été présent. En Juin 1974, le jour de la fête des cerises à Larbaa Nait Irathen, de fortes manifestations ont éclaté en raison du remplacement de plusieurs chanteurs kabyles par des improvisations de chanteurs en arabe. La police et les gendarmes n’ayant pu contenir les manifestants, le maire devra faire appel à l’armée pour rétablir le calme. Comment un simple changement de programme a pu provoquer des émeutes sanglantes ? L’analyse de ce genre d’événements requiert une vision d’ensemble. Ainsi, si l’on remonte quelques années plus tôt on notera le cumul d’une multitude de mesures vexatrices envers les kabyles :

• en 1969, lors de l’ouverture du premier festival culturel panafricain à Alger, le pouvoir a interdit à la chanteuse et romancière berbérophone Taos Amrouche ainsi qu’à d’autres chanteurs berbérophones de représenter l’Algérie ;

• en janvier 1971, le groupe universitaire berbérophone « le cercle d’études berbères » est dissout ;

• en 1973–1974, disparition de la discipline "ethnologie" de l’Université et l’enseignement du berbère n’est prévu dans le cadre d’aucun des modules des nouvelles licences de lettres ou de langues ;

• en 1974, des mesures administratives sévères ont été instaurées, comme celle qui interdisait l’enregistrement de prénoms autres qu’arabes et musulmans à l’état civil, et qui excluait toute une série de prénoms berbères110.

Ainsi, les émeutes de 1974, peuvent apparaître comme une réaction à plusieurs années de musèlement culturel. L’isolement de la langue kabyle et son « assignation à domicile » avait pour objectif d’accélérer l’assimilation des Kabyles au reste de la population algérienne, ce qui éviterait un nouveau soulèvement comme celui de 1963. Mais, les mesures « enclavantes » à l’encontre de la culture et de l’identité berbères ont produit l’effet inverse à celui souhaité par le gouvernement : elles ont renforcé la distance cognitive entre les populations algériennes.

Les émeutes de 1974 représenteraient alors un refus d’enfermement culturel. Mais elles peuvent également cacher une forme de rejet d’ouverture et d’auto enclavement. La politique du gouvernement pendant la décennie 1963-1974, a créé chez les Kabyles un sentiment

110 Les services de l’État-civil disposent d’une liste exhaustive de prénoms autorisés. Aujourd’hui les

122 d’injustice. Qu’elle soit motivée par une détermination d’enfermement et d’étouffement ou par une volonté d’intégration et d’ouverture, la politique de protectionnisme national, a engendrée une double distanciation : politique avec le gouvernement, et culturelle avec la culture arabe.

Or, ce type de mesure a été reconduit. Par exemple, le 16 Avril 1976, le chef de l’État déclara inscrire la mission du système éducatif dans le cadre « des valeurs arabo-islamiques et de la conscience socialiste »111. Il décrit que l’enseignement serait assuré en langue

nationale à tous les niveaux d’éducation et de formation et dans toutes les disciplines (A. Guenoun, 1999). Cette ordonnance, qui visait en premier lieu la langue française, mettait aussi fin aux espoirs et aux attentes des berbéristes112.

Perçue comme davantage enclavante, cette décision a engendré un sentiment de mépris dans les milieux berbérophones, et la revendication se radicalisa. Les contestations se sont durcies après la promulgation de la Constitution et de la Charte nationale qui consolident l’arabisation. En effet, le 27 Juin 1976 la Charte nationale est adoptée par référendum. La politique culturelle s’attèlera, selon la Charte, à concrétiser un projet des plus urgents : la généralisation de l’utilisation de la langue arabe. Même les intellectuels non kabyles considéraient que ces nouvelles lois occultaient la culture berbère : le Parti de la Révolution Socialiste de Mohamed Boudiaf déclarait que : « Sur la question berbère, la Charte ne dit pas un mot. Voila donc un texte qui se présente comme national et qui évacue complètement un problème auquel sont sensibles des millions d’Algériens. (...) Or la langue berbère existe. » (A. Guenoun, 1999). Les kabyles, quant à eux, ont perçu cette nouvelle politique culturelle comme abusive.

Toutes ces lois et mesures « protectrices » ou « enclavantes » semble être motivées par la peur du « wilayisme » et du séparatisme113, spécialement kabyle. En effet, dès la proclamation de l’indépendance, les révolutionnaires algériens avaient peur que les différentes wilayas militaires ne proclament leurs indépendances114. La révolte kabyle de 1963 aurait donc été perçue comme telle. Le « wilayisme », étaient condamné pendant la

111 Déclaration faite dans une ordonnance, publiée au (Journal officiel de la république algérienne) JORA le

23 avril 1976.

112 Militants de la cause berbère. Ce terme est utilisé pour enlever la connotation régionale relative à la Kabylie. 113 Les événements de Kabylie en 1963 ; « la correction de la révolution » ou renversement de Ahmed Ben

Bella en 1965 ; tentative de coup d’État de Tahar Zebiri (chef d’État Major) en 1967.

114 La général Ahmed Bencherif (révolutionnaire, comandant en chef de la gendarmerie nationale dans les

années 1960) déclare au journal El Watan du 20 juin 2005, qu’après l’indépendance, le gouvernement algérien avait peur du « wilayisme » et de la « congolisation » de l’Algérie. Faisant référence à la crise congolaise qui a morcelait le pays de 1960 à 1965.

123 guerre (J. Rocherieux, 2001), et redouté après l’indépendance. Le militantisme kabyle représenterait donc une menace pour l’unité nationale. Mais, doit-on examiner les revendications linguistiques et identitaires des Kabyles comme une volonté régionaliste d’enfermement culturel et de repli communautaire ? Ne doit-on pas les considérer, au contraire, comme une dynamique d’ouverture et de rapprochement avec les autres algériens ? C’est ce que nous essayerons de déterminer.

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