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La formation professionnelle des enseignants de langues

4.1. La professionnalisation des enseignants

4.1.2. À quelle condition l’enseignant est-il un enseignant professionnel ?

La formation des enseignants de langues ne me semble pas poser clairement ce questionnement. La vision d'une formation par concours qui certifie la maîtrise des savoirs disciplinaires, excluant ipso

facto toute référence à un agir professionnel, ignore la professionnalisation. Perrenoud (2001 : 186)

rappelle l’alternative majoritaire dans laquelle on se trouve aujourd'hui : soit on développe une formation « sur le tas » laissant le futur enseignant face au réel pédagogique sans accompagnement, soit on s’en remet à la formation théorique universitaire pour transmettre les savoirs disciplinaires avec les concours comme validation. Dans un cas comme dans l’autre, il ne peut y avoir que difficilement une construction réfléchie d'un agir professionnel.

Pour dépasser cette alternative, un courant de pensées s'intéresse depuis peu à la prise en compte des pratiques professionnelles. Paquay & al. (2001) considèrent l’enseignant professionnel comme un praticien efficace qui fait preuve d’une « expertise pratique ». Cette définition caractérise l'agir professionnel par son aspect pratique et aussi par une certaine efficacité. C'est justement cette « expertise pratique » qu'il s'agit de définir de manière plus explicite. Vanhulle (2009 : 166) reprend la notion de compétence professionnelle, issue de l'entreprise et des travaux de Le Boterf (2006), en la définissant comme une capacité à mobiliser des connaissances et des savoir-faire adaptés aux situations pédagogiques complexes. Dans ce cas, l’expertise pratique consisterait à faire face de manière satisfaisante à l'ensemble des situations d'enseignement et d'apprentissage. Cela implique que l’enseignant(e) doit pouvoir résoudre des tâches complexes dans un contexte social singulier et pluriel. Il acquiert de cette façon son expertise pratique dans l’action à partir de sa manière d’être et en tenant compte de la micro société dans laquelle il évolue.

voit ainsi apparaître un nouveau volet qui n'a pas été jusqu'ici pris en compte dans la formation des enseignantes et des enseignants.

L'université forme des spécialistes d'une discipline, la maîtrise des savoirs disciplinaires est validée par les concours d'enseignement. Une épreuve de didactique figure depuis peu, avec une importance relative (l'agrégation en est dispensée), montrant que le métier de l'enseignement suppose également des connaissances en didactique de la discipline. Les savoirs et savoir-faire pragmatiques n'ont actuellement aucune reconnaissance à l’université.

À partir de ces considérations, on s'entend pour dire que l'agir professionnel est à construire en situation. Il ne relève pas uniquement de savoirs académiques et purement disciplinaires, ni même de savoirs et savoir-faire didactiques. Il ne peut se concevoir que dans un développement personnel et professionnel qui s’inscrit dans la durée et en situation. L’enseignant débutant en devenir a ainsi besoin d’être confronté aux réalités pédagogiques en tant qu’acteur social à part entière afin de se constituer un premier portefeuille d’expériences.

Cependant, ces expériences pratiques ne sont pas suffisantes, elles ont besoin d'être questionnées à partir d'un bagage réel. Pour Schön (1994 : 13), l’enseignant professionnel se construit à partir de ses expériences professionnelles mais aussi de sa capacité à penser l’action. La capacité à prendre du recul est nécessaire à l'action. Il distingue deux types de pensée réflexive : la première dans l’action et la deuxième sur l’action (Schön, 1996 : 280-281). Tout praticien développe d’une certaine façon une capacité à penser l’action. Il n’y a pas obligatoirement une théorisation en référence à des savoirs disciplinaires explicites. Cette réflexivité est en quelque sorte un « inconscient pratique » (Perrenoud, 2001 : 182) qui se met en place naturellement. Cependant, la construction d’une identité professionnelle ne peut s’envisager que grâce à ce mécanisme qui structure petit à petit les différentes expériences professionnelles en une théorie personnelle. Il est indéniable que la qualité de cette réflexivité va dépendre des savoirs didactiques, disciplinaires, sociologiques, psychologiques, c’est-à-dire des connaissances en sciences sociales (Perrenoud, 2004).

Ainsi, la professionnalisation des enseignants s'appuie à la fois sur une base de connaissances disciplinaires et sur une base méthodologique didactique qui constituent l'aspect théorique et scientifique de la formation. Cependant, l'agir professionnel ne peut s'envisager en dehors d'expériences réelles en situation avec une mise en place effective d'un processus de réflexivité qui constituent l'aspect pragmatique. Professionnaliser les enseignantes et les enseignants implique par conséquent ces deux aspects complémentaires.

4.1.2.1. L’expérience réflexive

Si l’expérience apparaît comme un élément capital de la construction de l’identité professionnelle, elle n’a pas toujours été perçue comme telle. Elle a suscité des débats chez les philosophes grecs qui se sont intéressés à la construction du savoir. En effet, Aristote s’est attaché à réfuter la philosophie des « Idées » de Platon qui rejette l’expérience, le sensible comme moyen d’atteindre l’absolu des « Idées ». Platon explique la connaissance par delà les cas particuliers rencontrés dans l’expérience. La connaissance vraie n’est possible que grâce aux Idées présentes dans le monde intelligible, Idées accessibles non pas par les sens mais grâce à notre raison. Aristote rompt avec l’idéalisme platonicien en développant l’idée que l’expérience est susceptible d’instruire :

C'est la mémoire qui dans l'homme produit l'expérience; car plusieurs ressouvenirs d'une même chose constituent une expérience; aussi l'expérience paraît-elle presque semblable à la science et à l'art; et c'est de l'expérience que l'art et la science viennent aux hommes; car, comme le dit Polus, et avec raison, c'est l'expérience qui fait l'art, et l'inexpérience le hasard. L'art commence, lorsque, de plusieurs données empruntées à l'expérience, se forme une seule notion générale, qui s'applique à tous les cas analogues. Savoir que Callias étant attaqué de telle maladie, tel remède lui a réussi, ainsi qu'à Socrate; et de même à plusieurs autres pris individuellement, c'est de l'expérience; mais savoir d'une manière générale que tous les individus compris dans une même classe et atteints de telle maladie, de la pituite, par exemple, ou de la bile ou de la fièvre, ont été guéris par le même remède, c'est de l'art. Pour la pratique, l'expérience ne diffère pas de l'art, et même les hommes d'expérience atteignent mieux leur but que ceux qui n'ont que la théorie sans l'expérience; la raison en est que l'expérience est la connaissance du particulier, l'art celle du général, et que tout acte, tout fait tombe sur le particulier; car ce n'est pas l'homme en général que guérit le médecin, mais l'homme particulier, mais Callias ou Socrate, ou tout autre individu semblable, qui se trouve être un homme; si donc quelqu'un possède la théorie sans l'expérience, et connaît le général sans connaître le particulier dont il se compose, celui-là se trompera souvent sur le remède à employer; car ce qu'il s'agit de guérir, c'est l'individu. (Aristote, Livre I, 1840)

Pour Aristote, l’expérience en tant que contact avec le réel, est à l’origine de toute connaissance mais elle ne suffit pas à rendre compte des connaissances car elle est particulière. Elle n’a rien d’universel. Kant (1781-1787), qui considère également l’expérience comme première dans la connaissance, démontrera dans la « Critique de la raison pure », qu’elle est néanmoins instruite par l’entendement, par des connaissances préalables. Si l’opposition entre « vraie connaissance » et

Dans le domaine de l’éducation, Dewey (2011 : 222-235) dépassera cette opposition en déterminant la place de la pensée dans l’expérience. Pour Dewey, l’expérience est « objectivement accessible » (Boutet, 2004). L’expérience résulte de l’interaction qui s’établit entre le sujet agissant et son environnement. Elle comporte deux éléments combinés, l’un actif, l’autre passif. L’expérience « éprouve » et « subit ». Il ne suffit pas de faire une expérience, il faut aussi la vivre, c’est-à-dire endurer les conséquences de ses actions (voir supra chapitre 3). C’est le rapport étroit entre faire et subir qui forme l’expérience. La signification de l’expérience réside alors dans l’interpénétration des phases actives et passives de l’agir :

Quand nous faisons l’expérience d’une chose, nous agissons sur elle, nous faisons quelque chose avec elle ; puis nous en subissons les conséquences. Nous faisons quelque chose à la chose qui, à son tour, nous fait ensuite quelque chose : c’est en cela que consiste cette combinaison particulière. La fécondité, la valeur de l’expérience se mesure à la manière dont ces deux phases sont liées, l’activité pour l’activité ne constitue pas d’expérience. Elle est dans ce cas dispersée, centrifuge, dissipée. L’expérience-épreuve implique changement, mais le changement est un passage sans signification, s’il n’est pas lié consciemment aux reflux des conséquences qu’il provoque. (Dewey, 2011 : 223)

Penser signifie créer des liens entre l’action et ses conséquences. Pour Dewey (2011 : 229), la pensée est « un essai délibéré en vue de découvrir les liens spécifiques qui unissent ce que nous faisons avec les conséquences qui en résultent, en une séquence continue ». C’est un « processus de recherche, d’examen, d’investigation » (Dewey, 2011 : 232). L’expérience implique donc une mise à l’épreuve active et réflexive des connaissances qui ne sont jamais définitives. L’intelligibilité du savoir passe par l’interaction continue avec l’environnement. Dans cette logique expérientielle, l’enseignant professionnel serait celui qui s’inscrit dans une « démarche d’investigation critique de l’expérience d’enseignement » pour construire « de nouvelles connaissances à propos de celle-ci (Saussez, Ewen, Girard, 2001).

4.1.2.2. Le praticien réflexif

Schön s’inscrit dans la pensée de Dewey et reprend son concept « d’expérience réflexive » pour conceptualiser la figure du praticien réflexif, figure qui s’oppose à celle du praticien professionnel de la science appliquée dont les techniques ne s’accordent pas à la complexité de nombreuses professions. Il interroge alors le processus de réflexion dans et sur l’action professionnelle pour découvrir le savoir tacite caché dans l’action professionnelle. Schön (1994 : 98) postule que

la réflexion en cours d'action peut ainsi être rigoureuse et relier l'art de la pratique dans les cas de singularité à l'art déployé en recherche par le scientifique.

Son analyse porte en particulier sur la réflexion dans l’action, moment de réflexion qui intéresse particulièrement l’enseignement puisque l’enseignant professionnel doit faire face à des situations de classe, des comportements d’élèves imprévisibles. Le praticien professionnel face à cet imprévu doit changer certaines stratégies, aborder autrement les problèmes et expérimenter dans l’action (Bourdoncle, 1993).

La réflexion dans l’action représente ainsi une caractéristique essentielle de la pratique professionnelle enseignante. Pour Schön (1987 : 26), elle se distingue de la réflexion sur l’action par son caractère improvisé. Le praticien professionnel peut revenir sur une action accomplie pour découvrir comment « l’acte-de-connaître-dans-l’action » a participé à un résultat. Il peut réfléchir sur l’action après l’action ou lors d’une pause pendant l’action. Dans un cas comme dans l’autre, il n’existe pas de lien direct avec l’action qui s’accomplit. Il peut aussi réfléchir sans arrêter l’action. Il réfléchit alors dans l’action.

Cette réflexion dans l’action comporte différentes phases, à savoir la surprise qui génère la réflexion au sein même de l’action en cours, l’analyse critique de la réflexion qui a causé la situation et la restructuration de la compréhension de la réalité saisie à partir des compréhensions antérieures et l’expérimentation de nouvelles actions pour progresser (Schön, 1987 : 28). Ces étapes confirment que l’action professionnelle ne résulte pas d’automatismes purs mais de décisions qui découlent d’une réflexion dans l’action.

Ce mouvement de réflexion dans l’action nécessaire à la construction de l’identité professionnelle s’enrichit du mouvement de réflexion sur l’action qui peut avoir lieu avant, pendant et après l’action. La réflexion sur l’action permet d’engager le praticien dans une conversation réflexive avec la situation pour la comprendre et construire de nouvelles théories à partir des expériences particulières. Schön note que cette conversation réflexive peut aussi avoir lieu dans l’action entre des personnes qui dialoguent comme les musiciens de jazz par exemple lors d’une improvisation. Ils créent de nouvelles significations à partir de ce qu’ils apportent.

Pour Perrenoud, les deux mouvements réflexifs identifiés par Schön ne sont pas si distincts. La réflexion dans l’action n’exclut pas une réflexion sur l’action (Perrenoud, 2002). La réflexion sur l’action dans l’action et la réflexion sur l’action après l’action ont un objet commun. La réflexion sur l’action dans l’action se fait sur le vif alors que l’autre permet de prendre de la distance puisque

schèmes d’action dans une perspective piagetienne ou l’habitus dans une perspective bourdieusienne non conscient chez le praticien, ce qui permet d’effectuer un travail a posteriori sur « l’inconscient pratique » (Perrenoud, 2001).

4.1.2.3. L’enseignant réflexif

Les travaux de Schön ont donné naissance à la figure de l’enseignant réflexif. Ils ont permis, d’une part, d’affirmer la nécessite de développer la posture réflexive en formation professionnelle et d’autre part, d’interroger le savoir enseignant à partir de l’expérience pour le formaliser. Comme nous venons de le voir, l’enseignant réflexif est un enseignant qui prolonge systématiquement la réflexion alimentée par l’action dans l’après coup pour se développer professionnellement. Il accorde ainsi une place importante à la réflexion sur l’action après coup même si la réflexion dans l’action est importante puisqu’elle alimente la réflexion sur l’action.

L’enseignant-professionnel, par la posture réflexive, devient « l’agent principal de transformation de sa propre pratique » (Pratte, 2001 : 18). Il s’engage dans une démarche d’autoformation par la pratique réflexive et l’appropriation de connaissances scientifiques pour se découvrir et se réinventer professionnellement. Il mobilise un « savoir-analyser » pour formaliser les savoirs englués dans la pratique (Altet, 2001 : 38).

Les savoirs formalisés permettent le transfert de ressources inhérentes aux compétences produites. Fernagu-Oudet (2004) rappelle que ce ne sont pas les compétences qui sont transférées d’une situation à l’autre mais les ressources qui la constituent puisque la compétence est contextualisée. Par ailleurs, l’enseignant réflexif adosse sa réflexion à des savoirs disciplinaires, didactiques et des savoirs issus des sciences sociales (Perrenoud, 2002).

Le cadre théorique que je viens de présenter constitue ce que l’on appelle le « tournant réflexif » pour les sciences de l’éducation et la professionnalisation. Il me semble important dans le cadre de ma réflexion de relever que le questionnement de ce savoir aboutit à deux orientations épistémologiques, à savoir « l’orientation rationaliste et/ou cognitiviste » et « l’orientation anthropologique et phénoménologique » (Malet, 2000b). Cette double orientation fait écho à la double orientation linguistique/anthropologique en didactique des langues (voir chapitre 3). La première vise la « rationalisation » de la pratique enseignante et le développement des compétences professionnelles. Elle sépare « le savoir enseignant de l’enseignant lui-même, pourtant sujet de ce savoir » (Malet, 2000b). La seconde questionne les savoirs dans une logique développementale.

Elle vise « le savoir-faire-sens », le développement de l’identité professionnelle des enseignants. Les savoirs de l’expérience sont envisagés dans leur « phénoménalité » (Malet, 2000b).

La perspective anthropo-phénoménologique se démarque ainsi de la conception positiviste du savoir enseignant essentiellement centré sur la résolution de problèmes et le développement des compétences professionnelles. C’est cette perspective qui est au cœur de ma démarche de recherche. Je m’attacherai à dépasser la notion de réflexivité telle qu’elle est comprise dans une vision rationaliste en m’intéressant à la rencontre du sensible et du réflexif, en interrogeant le rapport au monde du sujet social.

4.1.3. Comment se construit l’identité