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• À ce jour, il n’existe aucun niveau de preuve concernant un effet physiologique ou psychologique bénéfique ou délétère du jeûne en cancérologie chez l’être humain • Plus d’une quarantaine d’essais cliniques sont en cours concernant le jeûne chez

l’être humain en cancérologie

• Il n’existe à ce jour aucune étude en psychologie portant sur le jeûne en général ou sur le jeûne en cancérologie

Cependant, en pratique clinique, la question du jeûne semble de plus en plus présente. En 2018, des collègues ont mené une étude à laquelle nous avons pu contribuer pour la

Le jeûne 2.3. Le jeûne dans un contexte social

rédaction du questionnaire des pratiques de jeûne. Cette étude, basée sur 2743 personnes atteintes de cancer et appartenant à la cohorte NutriNet- Santé évalue à 17,4% la propor- tion de patients qui pensent que le jeûne peut avoir un effet bénéfique sur le pronostic du cancer et/ou sur les risques de récidives (Fassier et al., 2018). Cette même étude rapporte également que 4% des patients auraient jeûné après leur diagnostic de cancer. Ce chiffre peut paraître relativement faible comparé à l’engouement médiatique que le jeûne suscite et les nombreuses interrogations des patients en pratique clinique.

2.3 Le jeûne dans un contexte social

Dans le cadre du rapport NACRe (2017), nous avons étudié 61 ouvrages rédigés par des auteurs tous favorables au jeûne. Cette analyse nous a permis de mettre en évidence les grandes figures du jeûne, de mieux comprendre les processus conduisant à une pensée moderne du jeûne et de mettre en évidence différents registres de légitimation de cette pratique. Le chapitre qui suit s’appuie en grande partie sur les résultats de cette recherche transdisciplinaire disponible en annexe A.1 et également sous la référence (Cohen et al., 2017).

Le jeûne est une pratique très ancienne présente dans les trois principales religions monothéistes. On parle de Carême dans le christianisme, du Ramadan dans l’islam et de Yom Kippour dans le judaïsme. Quelle que soit la forme de ce jeûne, il est toujours associé à un recentrage spirituel. Le jeûne aurait été également pratiqué régulièrement au travers de l’histoire pour renforcer les corps afin de les habituer à la privation comme chez les Spartiates ou les purifier comme chez les Delphes avant de consulter l’oracle (Bertholet, 1950).

Au milieu du 19e siècle cependant, le jeûne éveille la curiosité de certains médecins

à commencer par le Docteur Edward Hooker Dewey (1837-1904) aux États-Unis et le Docteur Guillaume Guelpa (1850-1930) en France qui commencent à étudier ses effets. Mais il faut attendre le milieu du 20e siècle pour voir apparaître deux auteurs majeurs

du jeûne qui feront la synthèse des connaissances de leurs prédécesseurs. D’un côté, le naturopathe américain Herbert Shelton (1895-1985) influence fortement le courant hygié- niste dont font partie des auteurs comme Albert Mosséri (1925-2012) et Désiré Mérien (1935). De l’autre, le médecin suisse Edouard Bertholet influence le courant naturopathe via notamment son fondateur Pierre-Valentin Marchesseau (1911-1994) ou encore le mé- decin Yves Vivini. Sous cette double influence, les auteurs des années 1960-1990 (comme Marchesseau, Mosséri, Lützner, Mérien etc..) présentent le jeûne comme une méthode na- turelle pour rester en bonne santé ou éventuellement se soigner de certaines pathologies. À la fin des années 1970, l’accès à la traduction française des ouvrages allemands sur le jeûne fait apparaître un troisième courant plus axé sur le bien-être intestinal. La méthode

Le jeûne 2.3. Le jeûne dans un contexte social

associée à ce courant se nomme du nom de son fondateur, le médecin Otto Buchinger (1878-1966) qui la développa dans les années 1930. Le succès des stages organisés par le réseau "jeûne et randonnée" créé par un autre Allemand, Gisbert Bölling, a permis à la méthode Buchinger d’acquérir une notoriété importante dans le domaine du jeûne.

Si la science est parfois utilisée par certains promoteurs du jeûne pour légitimer sa pratique, le manque de données scientifiques disponibles aux 19e et 20e oblige les au-

teurs de l’époque à utiliser d’autres formes de légitimation. Ainsi, beaucoup s’appuient sur l’expérience personnelle ou celle de leurs patients ou encore sur des témoignages. Une autre forme de légitimation se fonde sur la faisabilité du jeûne. Les auteurs rapportent des observations faites sur les animaux, font référence aux religions ou à des démonstra- tions de jeûnes "extraordinaires" de plusieurs jours. Ces formes de légitimation étaient très fréquentes aux 19e et 20e siècle face à une science dominante qui refusait de croire à

la possibilité de jeûner quelques jours sans danger. Parmi ces expériences, on peut notam- ment évoquer celle du Dr Tanner qui jeûna 42 jours en juillet-août 1877 aux États-Unis devant un public et sous contrôle médical. Le jeûne le plus long sous contrôle médical reste celui d’Angus Barbieri en 1965-66. Obèse, ce jeûne homme de 27 ans, pesant 207 kg, effectua un jeûne hydrique (à l’eau) de 382 jours durant lequel il perdit 125kg. Cette expérience fut publiée dans un article scientifique en 1973 (Stewart et Fleming, 1973).

Si les deux auteurs évoqués précédemment (Shelton et Bertholet) ont produit des ou- vrages denses sur les effets possibles du jeûne sur le corps et notamment sur le cancer, aucune étude scientifique n’avait pu être menée pour corroborer leurs affirmations. C’est pourquoi les travaux de Valter Longo ont marqué un tournant dans la légitimation scien- tifique du jeûne par ses promoteurs. Les publications internationales de Longo à partir de 2006 et notamment l’article de 2008 de Raffaghello et al. trouvent un écho en France dans le documentaire de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade "Le jeûne, une nouvelle thérapie ?" (Gilman et Lestrade, 2011). Ce reportage, diffusé la première fois en 2011 sur Arte, compte parmi les plus vus de la chaîne (Arte n’a pas voulu nous fournir les chiffres exacts mais a confirmé l’importance de ce documentaire). Il est régulièrement rediffusé sur la chaîne et parfois mis en accès libre (1 mois en 2015-2016 par exemple). Thierry de Lestrade a par la suite publié un livre en 2013 du même nom que le documentaire (Lestrade, 2013). Ce livre, réédité en 2015, est le plus vendu sur la thématique du jeûne entre 2014 et février 2017. Gilman et de Lestrade tracent une vision de l’histoire opposant une médecine allopathique dite "rationaliste" à une médecine plus "empirique" surtout aux États-Unis et en France tandis qu’en Allemagne se développait une pratique plus intégra- tive du jeûne. Ils relatent également les travaux scientifiques d’envergure initiés en Russie à partir des années 50, dont les résultats n’ont jamais été traduits en anglais, au travers d’interviews d’anciens médecins russes. Enfin, comme pour asseoir leur démonstration, ils terminent par les résultats des études scientifiques menées sur des rongeurs par Longo et son équipe.

Le jeûne 2.3. Le jeûne dans un contexte social

La récente production de données scientifiques sur le jeûne mise en avant par un docu- mentaire favorisant leur vulgarisation pour un large public a donné au jeûne une exposition médiatique sans précédent. Avec la multiplication des articles de journaux relatant à leur manière les premiers résultats scientifiques, on voit exploser le nombre d’ouvrages de pro- moteurs du jeûne. Alors qu’on en compte à peine une vingtaine entre 1910 et 2000, on en dénombre presque 40 entre 2000 et 2017 (Cohen et al., 2017). L’augmentation du nombre de publications va de pair avec la diversification des méthodes de jeûne proposées. Les jeûnes des courants naturistes et hygiénistes sont relativement stricts, souvent hydriques et peu adaptés à notre manière de vivre contemporaines. Les auteurs récents semblent avoir compris cela en proposant des formes de jeûnes moins contraignantes et plus person- nalisables (diverses possibilités de jeûnes intermittents, restriction calorique, jeûne à base de jus...). Ainsi chacun peut trouver la forme de jeûne qui lui convient en piochant dans la longue liste d’ouvrages proposant chacun une méthode s’inspirant de divers courants.

Concernant le cancer, l’effet du jeûne sur les tumeurs avait déjà fait l’objet de chapitres dans les ouvrages de Shelton (1964) et de Bertholet (1950). Ces auteurs utilisent les termes "d’autolyse" des cellules cancéreuses pour expliquer le fonctionnement probable du jeûne sur les tumeurs. Ils s’accordent sur le fait que, selon eux, le jeûne n’aurait d’effets que sur les tumeurs de taille réduite. Cependant, ces auteurs pensent tout de même que le jeûne peut avoir une utilité dans les cancers avancés en contribuant à diminuer les douleurs et améliorer le confort des patients en fin de vie. Si les notions "d’autolyse" mais également de "nettoyage" induites par le jeûne sont toujours citées par les auteurs plus récents, elles sont complétées par une interprétation des études de Valter Longo qui, rappelons-le, ne concernent que les rongeurs. En effet, ces auteurs mettent aussi en avant des pistes explicatives du fonctionnement du jeûne en croisant et en interprétant des données scientifiques telles que l’acidification de l’organisme, l’élimination des produits de la dégénérescence cellulaire ou la diminution de substances favorisant la prolifération cellulaire. Le fait qu’on trouve parmi ces auteurs récents une biologiste comme le Pr Ulrike Kämmer et des médecins comme le Dr Jean-Pierre Willem ou le Dr Wihelmi de Toledo renforce l’idée de scientificité des ouvrages bien que la revue de la littérature menée par le réseau NACRe mette surtout en évidence le manque d’études dans le domaine du jeûne (NACRe, 2017; Cohen et al., 2017). S’il n’est pas impossible que les futures recherches donnent raison à certains de ces auteurs, on peut tout de même critiquer un discours parfois trop péremptoire au regard du niveau de preuve actuel sur les effets du jeûne en cancérologie et notamment chez l’humain.

Quoi qu’il en soit, le patient se posant la question de la pertinence du jeûne en can- cérologie se retrouve dans un contexte particulièrement en faveur du jeûne. Les études scientifiques sur le jeûne se multiplient faisant les titres très accrocheurs des médias. L’OBS titrait par exemple le 5 juillet 2018 : "Des effets avérés sur le cancer". Devant cette forte médiatisation, on assiste à la fois à la réédition d’anciens ouvrages d’auteurs clefs

Le jeûne 2.4. Conclusion

du jeûne mais également à la prolifération de nouveaux livres dont certains sont rédigés par des auteurs de formation scientifique (médecins, biologistes, etc.). Ce mélange conduit bien souvent à brouiller les pistes pour les patients qui peinent à comprendre ce qui est scientifiquement démontré ou non. C’est dans ce climat que nous nous proposons d’ana- lyser les pratiques des personnes jeûnant dans le cadre de leur cancer. Quel type de jeûne pratiquent-elles ? Où prennent-elles leurs informations ? Que pensent-elles du jeûne ? Et plus simplement qui sont-elles et quels sont les déterminants de cette pratique ? Quels que soient les résultats des futures études sur le jeûne, mieux comprendre les déterminants mo- tivationnels et comportementaux nous paraît essentiel afin d’améliorer l’accompagnement de ces patients.

2.4 Conclusion

À l’heure actuelle, les données scientifiques sont insuffisantes pour conclure à un quel- conque effet bénéfique ou délétère du jeûne. En l’absence de preuves scientifiques, le monde médical applique généralement le principe de précaution. Le jeûne pouvant favoriser la perte de poids et la sarcopénie pourrait éventuellement avoir un impact délétère sur le pronostic vital. Cependant, l’engouement médiatique autour du jeûne et l’espoir qu’il sus- cite auprès des patients favorisent sa pratique par un nombre indéterminé de personnes et cela malgré l’avis défavorable des oncologues. Pour tenter de comprendre cet écart entre recommandations et pratiques, il semble donc pertinent d’essayer de mieux définir cette population de jeûneurs en mettant en évidence leurs motivations et les déterminants qui les poussent à agir. Par ailleurs, il apparaît également important de définir leur modalité de jeûne (natures, durée, fréquence) et les sources d’informations qui leur ont permis de construire ces modalité de pratique.

Deuxième partie

Approche théorique

Chapitre 3

Construit théorique