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CONCLUSION : … QUAND L’ERREUR DEVINT LOI

Notre propos et le contenu de cette contribution rejoint totalement ce que la doctrine anglo-saxonne constate de son côté s’agissant de ce qu’elle désigne comme la « propriété culturelle » :

Fortunately, the absolute ownership model of property is neither the only nor the leading approach to property theory today. Rather, we would argue that cultural property protection

141 reflects, in part, the now pervasive view that property is a bundle of relative, rather than absolute,

entitlements, including limited rights to use, alienate, and exclude. In its disaggregation of these rights among individuals and groups, property law functions is a system of "[s]ocial [r]elations", structuring relationships among persons with respect to things.301

L’absence d’interrogation sur la vraie nature des Terres est une constante : elle permet d’imposer les vues de l’administration voire les lubies de quelques administrateurs sans jamais rendre jus-tice c’est-à-dire reconnaitre leurs droits aux Maîtres de la Terre. Éric Rau cite le cas du

gouver-neur Guillain302, mais combien de Guillain la Nouvelle-Calédonie aura-t-elle connu ?

Éric Rau rappelle qu’après la déclaration de 1855, qu’il qualifie d’acte « particulièrement respec-tueux des coutumes indigènes » en « maintenant les Canaques en leur possession », est intervenu l’arrêté du 21 janvier 1868 du gouverneur Guillain qui rompt avec la philosophie de la déclara-tion de 1855 : « la situadéclara-tion devait bientôt changer. Par un étrange revirement, en effet, l’arrêté du 21 janvier 1868 substitua à l’ancienne conception de la “propriété” foncière individuelle et fami-liale – que les Canaques connaissaient de temps immémoriaux – un régime de propriété collective entièrement nouveau. Selon cet arrêté, les fonds de terre […] deviennent la “propriété” incommu-table de la tribu. Ils ne sont susceptibles d’aucune appropriation privée ». Une note de bas de page, qui accompagne ce passage, éclaire les raisons d’un tel changement de paradigme : « Jamais texte n’a aussi franchement rompu en visière avec la tradition historique que l’arrêté de 1868 ! Jamais disposition n’a aussi délibérément contrevenu au principe du respect des coutumes indigènes que nous professons en France. Une semblable volte-face ne pouvait s’expliquer que par des raisons historiques. M. Cané nous a donné la clef de l’énigme : le gouverneur Guillain, auteur de l’arrêté, était un fouriériste convaincu – c’est le même qui institua le phalanstère de Yaté. Illuminé par la foi collectiviste, M. Le gouverneur Guillain crut voir dans la “propriété” indigène gérée par l’Ancien, une “propriété” collective semblable à celle du mir russe. De là à réglementer le régime foncier conformément à son utopie, il n’y avait qu’un pas. Il le franchit d’autant plus aisément que les Administrateurs, chefs de circonscriptions, secrètement ravis de se voir ainsi délivrés en fait des innombrables contestations foncières qui s’élevaient entre indigènes, au lieu de le mettre en garde

contre son erreur, s’en rendirent complices. Chacun ferma les yeux. L’erreur devint loi »303.

L’erreur peut devenir loi, comme peuvent aussi devenir loi la paresse intellectuelle ou l’abstention volontaires et les silences. Car jusqu’ici, la «  terre  », qu’évoquent l’accord de Nouméa et la loi organique, est le concept de terre tel qu’on le conçoit en Occident :

c’est-à-dire un bien et non un capital social ou intellectuel. De même, le « lien à la terre », faute de

définition de ce que recouvre cette expression dans la culture kanak, n’apparaît que comme

l’expression folklorisée d’un droit de propriété. Or la Terre pour le Kanak renvoie moins à des

droits qu’à un ensemble de devoirs.

L’imprécision sémantique reflète tout cela : le concept de « propriété » demeure omnipré-sent empêchant trop souvent encore de percevoir que la « Terre » puisse renvoyer non à une « propriété » mais à une « appartenance ». La clarification viendra le jour où un Kanak pour signifier ses prérogatives dira (tout en étant compris de tous) : « j’appartiens à cette terre ».

301 - K. A. CarPenter, S. K. Katyal & A. R. riley, "In defense of property", Yale Law Journal, 2009, 118: 1022 et s., spec. 1066-1067.

302 - Éric rau, Institutions et coutumes canaques [1944], réédition L’Harmattan, 2005, p. 172. 303 - C’est nous qui soulignons.

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Notre propos serait incomplet si nous n’évoquions, même sommairement, la question des droits fonciers incorporels qui sont largement aussi importants que la question du substrat matériel (la terre proprement dite). La jurisprudence n’en parle pas : et pour cause puisque ces droits ne sont pas reconnus. Mais un projet de loi du pays relatif à la protection des savoirs

tra-ditionnels304 – tous liés à la Terre et à l’environnement – évoque cette composante essentielle

que recouvre l’expression « terres coutumières »305.

Ce projet de loi sur la propriété intellectuelle autochtone c’est-à-dire sur le volet immatériel du foncier souligne la nécessité de reconnaître la spécificité de concepts tels que celui de « Terre », ou celui de « lien à la terre », dont parle l’accord de Nouméa sans pour autant le définir.

Le concept de « lien à la terre » suppose d’analyser le foncier sous son double aspect. Il désigne non seulement un patrimoine matériel, mais encore et surtout un patrimoine immatériel. Ce patrimoine immatériel est à rapprocher, dans notre droit, des droits de la personnalité – mais d’une personnalité collective.

Et surtout ces droits immatériels peuvent survivre à la perte des droits sur la matière, comme le montrent les accords passés entre les sociétés minières et certains clans pourtant dépossédés de la terre sur laquelle s’exerce l’activité minière. Cette pratique non encadrée, car totalement ignorée par notre Droit, démontre que ce qui fait sens et ce qui fait norme, au plan des rap-ports entre l’exploitant minier et l’autochtone, ce n’est pas l’existence d’un droit de propriété (droit réel) mais la permanence des droits immatériels attachés à la terre qui ont survécu par-delà les vicissitudes de l’histoire. En somme, ces accords redonnent sens à ce que les Kanak appellent le « lien à la terre », lequel recouvre autant l’appréhension d’un bien qu’un rapport de nature personnelle entre l’homme et un capital immatériel. Ce capital immatériel ne peut être aliéné car il est l’élément fondateur de l’identité des groupes humains qui peuvent vivre éloignés de cette terre. Le « lien à la terre » n’a donc rien à voir avec un droit de propriété : il ne s’aliène pas, et son titulaire ne peut en être dépossédé, même par le non-usage de cette terre, même par violence, car les droits personnels ne peuvent disparaître tant que leurs titulaires collectifs sont là quelque part, éternellement vivants de générations en générations.

C’est pour cela que la Cour d’appel de Nouméa a défini ce lien à la terre comme « un concept normatif spécifique à la société coutumière affectant l’identité et le statut des hommes en lien

avec une terre, par rapport à laquelle ils se définissent »306.

304 - Délibération n° 14-2014/SC du 13 novembre 2014 adoptant le projet de loi du pays relative à la sauvegarde des savoirs traditionnels liés aux expressions de la culture kanak et associés à la biodiversité ainsi qu’au régime d’accès et de partage des avantages, JONC du 3 février 2015, p. 1042.

305 - Sur cette question voir : T. Burelli, « La loi du pays sur la protection des savoirs traditionnels de Nouvelle- Calédonie », in J.-Y. faBeron et T. menesson (dir.), Peuple premier et cohésion sociale en Nouvelle-Calédonie : identités et rééquilibrages, Presses universitaires d’Aix-Marseille, coll. Droit d’outre-mer, 2012. T. Burelli et R. lafargue, « Le patrimoine ethno-environnemental : nouveau paradigme pour la définition des droits intellectuels autoch-tones » in G. NiColas (dir.), 2017, Droit de la santé en Nouvelle-Calédonie. De la médecine traditionnelle à la bioéthique, Presses universitaires de Nouvelle-Calédonie.

306 - CA Nouméa 11 octobre 2012 RG n° 2011/425, P… et a c/ K… et a. Cet arrêt précise que lorsque des terres ont été attribuées pour répondre à « une demande exprimée au titre du lien à la terre », ces terres sont des « terres coutu-mières », au sens de l’article 18 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999, et ne peuvent être gérées que dans le cadre d’une structure coutumière (GDPL) et non de droit commun (GIE) afin de respecter le régime juridique dérogatoire qui protège ces terres.

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L’autochtone s’adressant à la terre pourrait dire « je t’appartiens donc je suis », car parler de la Terre c’est parler des Hommes (« autochtones ») issus de cette terre, et s’identifiant à elle. La Terre confère la légitimité historique, en rappelant qui était là avant, et qui est venu après. La Terre porte la revendication ; le Droit conforte et stabilise les acquis en servant à rendre la norme autochtone opposable aux Autres (aux non-autochtones). C’est ce qu’illustre la pro-clamation par le Sénat coutumier, le 26 avril 2014, d’une « Charte du peuple kanak ». Cela se traduit encore dans l’élaboration (au travers de la jurisprudence) d’une « loi kanak », à partir de la source coutumière. Tout cela n’est que la manifestation d’un phénomène plus profond :

la « Terre » support d’un droit vivant. Une Terre qui est, tout à la fois, un « bien », une identité

chtonienne, une harmonie sociale et un lieu de fiducie.

Deux options, susceptibles de se combiner, permettent de traduire avec les mots de notre Droit, cet énigmatique « lien-à-la-terre » : soit admettre qu’en Océanie la personne se définit par une triple identification : à l’ancêtre, au clan, et à la Terre (lien mythique et lien social), et qu’à ce titre elle se trouve investie d’un ensemble de droits de la personnalité, une « Terre-mémoire-des-ancêtres », dont découle un droit moral.

La seconde option, encore plus marquée par l’idée de « lien » entre des sujets humains et non

humains placés sur un pied d’égalité, est illustrée par le précédent néo-zélandais du Te Awa Tupua

(Whanganui river). Elle consiste à conférer la personnalité morale à certains éléments de la nature et lui donner des protecteurs tenus, à l’égard de cette « Terre-bénéficiaire », d’obligations fiduciaires – pesant successivement sur toutes les générations d’hommes qui « appartiennent » à cette Terre. Alors on pourrait abandonner ce concept équivoque de « propriété » venu d’au-delà des océans, pour s’intéresser enfin au « droit vivant » : parler d’appartenance réciproque et d’obligations

fiduciaires (fondées sur la confiance) au bénéfice de cette « tellus mater » de l’autochtone. C’est

alors que prendrait tout son sens le propos en forme d’avertissement de Jean-Marie Tjibaou : « Nos terres ne sont pas à vendre, elles sont l’unité de notre peuple. Elles sont l’univers que nous partageons avec nos dieux »307.

Enfin la boucle serait bouclée et le principe lumineux de l’acte fondateur qu’est la déclaration Du Bouzet (intervenue deux ans après la prise de possession) enfin pleinement restauré. Car cette déclaration qu’affirme-t-elle ? Que le titre indigène/ancestral ne peut être aliéné par ses titulaires. Cela signifie donc bien que cette Terre avait des Maîtres. L’inverse eut été surprenant compte tenu de la doctrine juridique de l’époque : l’un des pères du Code civil – Pothier – n’écrivait-il pas en 1772 (81 ans avant la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie) que « Lorsqu’une terre habitée,

quelques sauvages que nous apparaissent les hommes qui l’habitent, ces hommes en sont les

véri-tables propriétaires, nous ne pouvons sans injustice, nous y établir malgré eux »308 ?

Avec la déclaration de 1855 on se situe aux antipodes de la doctrine Terra nullius : elle

recon-naît l’existence d’une société autochtone organisée et structurée ; de droits fonciers coutu-miers préexistants à la prise de possession et qui ne doivent rien à l’État. Elle reconnaît donc des droits qui trouvent leur source dans le système juridique indigène, et qui n’ont besoin

pour être reconnus que d’être prouvés – d’où le caractère nécessairement déclaratoire des

textes contemporains en matière foncière.

307 - Jean-Marie tJiBaou, « Être Mélanésien aujourd’hui », Revue Esprit, septembre 1981, n° 57.

144 Étienne Cornut

Maître de conférences HDR en droit privé Université de la Nouvelle-Calédonie – Larje

Si la compétence de la coutume pour régir les questions d’état et de capacité des personnes, les

questions familiales, n’a jamais vraiment suscité le débat309, celle en revanche de la compétence

et capacité de la coutume à régir la responsabilité civile, surtout lorsqu’elle est consécutive à la commission d’une infraction pénale, a alimenté et nourrit sans doute encore aujourd’hui une vive discussion, parfois opposition, au sein du monde judiciaire de la Nouvelle-Calédonie. Intérêts civils et droit pénal – Le droit pénal est en effet exclu du domaine du statut civil

cou-tumier310. Cette exclusion est fondée sur le fait que la loi pénale, protégeant l’ordre public et les

intérêts de la société en son entier, et non seulement les intérêts particuliers, même ceux des

victimes, relève de la compétence de la société, donc de l’État311. Le principe de l’unité du droit

pénal n’a été rompu ni par l’accord de Nouméa, ni par la loi organique. Dès lors, la loi pénale s’applique sur l’ensemble du territoire français, métropolitain et ultramarin, à l’ensemble des personnes qui s’y trouvent et qui y commettent une infraction prévue par la loi pénale fran-çaise. C’est ce que rappelle la Cour de cassation lorsqu’elle juge que les juridictions répressives françaises « sont compétentes pour appliquer la loi pénale française aux infractions commises

sur le territoire de la République dont fait partie la Nouvelle-Calédonie »312. La loi pénale

fran-çaise comme les juridictions chargées de l’appliquer ne peuvent subir la concurrence d’une autre norme et juridiction. C’est pourquoi le prévenu « ne saurait prétendre qu’en raison de son «sta-tut civil particulier de droit coutumier en Nouvelle-Calédonie», il ne relève pas des juridictions répressives françaises ». De même, la Cour de cassation a jugé « qu’aucun texte ne reconnaît aux autorités coutumières une quelconque compétence pour prononcer et appliquer des sanctions à

caractère de punitions, même aux personnes relevant du statut civil coutumier »313.

Dans une décision plus récente, concernant les autorités coutumières de Wallis-et-Futuna, il a été rappelé que :

Le père de l’auteur de l’homicide involontaire, « fils du Lavelua défunt, est intervenu lors de l’au-dience et a exprimé par le truchement de l’interprète en langue wallisienne, son souhait, si son fils malade devait être incarcéré, d’exécuter sa peine à sa place ; qu’il a surtout, au cours d’une longue péroraison souligné que feu son père, le Roi d’UVEA, avait accepté la transformation en 1961 du Protectorat français sur Wallis en territoire d’outre-mer à la condition expresse que la

309 - Voir les autres rapports. Et pour un document antérieur à l’accord de Nouméa donnant un aperçu de la jurispru-dence coutumière, voir J.-L. Delahaye, « Le juge et les statuts civils particuliers en Nouvelle-Calédonie », 1995, Cour d’appel de Nouméa, inédit.

310 - É. Cornut, « La juridicité de la coutume kanak », Droit & Cultures, 2010/2, p. 151 et s. 311 - Article 21, II, 5° de la loi de 1999.

312 - Cass. crim., 30 octobre 1995, pourvoi n° 95-84322. 313 - Cass. crim., 10 octobre 2000, pourvoi n° 00-81.959.