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CONCLUSION DU CHAPITRE ET DU TITRE

169. Un examen attentif de la jurisprudence nous a conduit à écarter les concepts d’évidence et de facilité pour définir les caractères sérieux et manifeste au profit du critère de certitude et nous avons pu en cerner l’objet exact : certitude étendue au droit et aux faits mais toujours cantonnée aux nécessités du litige et tributaire des limites des pouvoirs reconnus au juge.

Nous avons également écarté les obstacles juridiques qui pourraient s’opposer au recours à un tel critère.

170. Si ce critère est globalement opérant et est plus pertinent que ceux d’évidence ou de facilité, il demeure toujours des arrêts où il peut être regardé comme défaillant, spécialement en ce qui concerne le filtrage des questions prioritaires de constitutionnalité fondé sur leur caractère sérieux ou le renvoi de questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne. De telles procédures mettent en jeu des rapports de pouvoir extrêmement importants et il arrive que la Cour de cassation manipule les caractères sérieux ou manifeste afin de se soustraire à son obligation de renvoyer. L’appréciation des caractères sérieux et manifeste et leur justification sont ainsi parfois tributaires de stratégies discutables traduisant la défiance de la Cour vis-à-vis des deux juridictions précitées ou vis-à-vis des conséquences potentielles d’un éventuel renvoi. De sorte qu’un grief tiré de l’inconstitutionnalité d’une loi ou de son incompatibilité avec le droit de l’Union peut être parfois qualifié de non sérieux alors même qu’il serait certainement bien fondé ou qu’il existerait un doute insurmontable sur ce point, le droit constitutionnel ou le droit de l’Union étant indéterminés610. À l’inverse, la « vigueur des débats dans la

610 « S'abstenant de toute référence à cette importante décision [Cour EDH, gr. ch., 30 août 2007,

JA. Pye (Oxford), n° 44302/02], la troisième chambre civile de la Cour de cassation a préféré qualifier

de « non sérieuse » la question, pourtant essentielle dans l'ordre du régime fondamental des biens, de la compatibilité entre la prescription acquisitive et le respect de la propriété. C'est à se demander qui n'est pas sérieux dans cette affaire... » (T. REVET, « N'est ni nouvelle ni sérieuse la question de savoir si la prescription acquisitive porte atteinte aux droits et libertés garantis par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (non renvoi au Conseil constitutionnel) »,

RTD civ. 2011. 562, spéc. 565). Ici, nous pouvons aussi prendre pour exemple l’arrêt rendu par la

chambre criminelle de la Cour de cassation le 7 mai 2010, jugeant non sérieuse la question de constitutionnalité portant sur la conformité de la loi Gayssot avec l’article 11 de la Déclaration des droits de 1789 (Cass., crim., 7 mais 2010, n° 09-80.774), qui a été sévèrement critiquée par une partie de la doctrine (A.-M. LE POURHIET, « Politiquement correct mais juridiquement incorrect », Constitution 2010. 366) et à même servi de fondement à deux propositions de lois tendant à la suppression du filtrage des questions prioritaires de constitutionnalité fondé sur l’appréciation de leur caractère sérieux (Proposition de loi organique n° 63, enregistrée le 26 septembre 2010 au Sénat et présentée par Jean-Louis Masson ; proposition de loi organique n° 3325, enregistrée le 11 avril 2011 à l’Assemblée nationale et présentée par Marie-Jo Zimmermann). De même, nous pouvons nous référer aux deux arrêts étudiés ci-dessus au n° 51, par lesquels la chambre criminelle a jugé que la question de la compatibilité de la loi Evin avec l’article 28 du Traité instituant la Communauté européenne ne soulevait aucune difficulté sérieuse, alors que la réponse à cette question était à tout le moins incertaine, ainsi que le montrent les conclusions de l’avocat général à la Cour de justice Nial FENNELY pour l’arrêt CJCE, 5 mars 2000, République fédérale d'Allemagne c/ Parlement européen et Conseil de l'Union européenne, C-376/98, Rec. p. I-08423, §163, 175 et 176. L’on renverra encore à un arrêt du 15 juin 2016, rendu par

société » peut avoir exercé une influence sur l’appréciation du caractère sérieux d’une question prioritaire de constitutionnalité dans certains arrêts de la Cour de cassation611.

Mais même à l’égard de tels arrêts, le recours au critère de certitude semble pertinent : il permet de montrer la rupture entre ces décisions et le reste de la jurisprudence et permet ainsi de souligner leur incohérence et leur anormalité. La certitude doit être reconnue comme pertinente précisément parce qu’elle constitue un critère de rationalisation optimal de la jurisprudence et conduit ainsi à distinguer les décisions qui font une application normale des concepts de caractère sérieux et de caractère manifeste, de celles qui en font une application déviante. En outre, le critère d’évidence n’est pas plus satisfaisant que celui de certitude à l’égard de tels arrêts.

171. L’identification de la certitude comme critère définitoire des caractères sérieux et manifeste renouvelle la réflexion autour de ceux-ci et amène à se poser une nouvelle question : Qu’est-ce qui autorise le juge à tenir une solution ou une appréciation pour certaine ? Pour cerner précisément les cas où un moyen ou une difficulté présentent un caractère sérieux et les cas où une solution présente un caractère manifeste, il faut s’atteler à déterminer les fondements de la certitude en droit.

En ce qui concerne la certitude quant aux faits litigieux, ce sont les preuves avancées par les parties qui permettent de la construire612. Nous n’étudierons pas plus avant la question de savoir ce qui, dans la jurisprudence, rend un fait certain. D’une part, l’extrême diversité des situations matérielles soumises à la Justice interdit de procéder à une systématisation : le caractère certain ou douteux d’un fait relève d’une analyse hic et nunc propre à chaque litige, fondée sur les éléments de preuve produits. Ensuite, une telle question ne peut pas être résolue par le biais d’un raisonnement strictement juridique, mais relève normalement d’autres disciplines, telles la médecine, la biologie, la psychologie, l’économie, etc. 613 Le droit n’intervient dans ce domaine qu’en instaurant des présomptions ou fictions, afin de palier à l’incertitude des faits ou de neutraliser leur caractère certain. La littérature relative à ces mécanismes est importante et nous ne pouvons qu’y renvoyer614.

En revanche, l’identification des fondements rationnels de la certitude quant au droit relève pleinement de l’analyse juridique. Il s’agit en effet d’identifier les points de convergence entre les différents arrêts qui, à travers les caractères sérieux ou manifeste, concluent à la certitude ou à l’incertitude dans l’application et l’interprétation des règles la première chambre civile de la Cour de cassation (n° 15-20.022, Bull. civ., I, à paraître), qui, refusant le renvoi d’une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne sous couvert de « l’absence de doute raisonnable quant à l'interprétation de l'article 10 de la directive [85/374/CEE] », adoptent en réalité une solution contraire à ce texte : J. MATTUISSI, « Du nouveau en matière de prescription de l’action en responsabilité du fait des produits défectueux », D. 2016. 2052 (rappr. : N. BLANC, « Point de départ de la prescription et interprétation à la lumière d’une directive non transposée », Gaz. Pal. 4 oct. 2016, n° 34 ; L. GRYNBAUM, « Application dans le temps de la directive de 1985 « responsabilité du fait des produits défectueux » et délai de prescription », JCP G 2016. II. 953).

611 P. FLORES, « La chambre sociale et la question prioritaire de constitutionnalité : de la distorsion entre l'image doctrinale et la réalité juridictionnelle », Droit social 2014. 308.

612 Sur la notion de fait constant, voir notamment : Cass., civ. 2e, 10 mai 1991, n° 89-10.460.

613 R. POIRIER, « Rationalité juridique et rationalité scientifique », Archives de philosophie du droit n° 23, 1978, p. 24.

614 Notamment : J.-Y. VINCENT, op. cit., p. 231 à 309 ; A. ROUYÈRE, « Traité l'incertitude en droit. Faire si ce n'est dire », in Liber Amoricum Darcy, Bruylant, 2012, p. 733.

de droit. La réflexion se déporte alors vers les sources du droit : quels sont les éléments qui entrent en compte dans la construction de la certitude ? La réponse à une telle question va permettre d’éclairer les caractères sérieux et manifeste, en délimitant leur emprise et en précisant leur signification.

Il nous faut donc désormais montrer comment la résolution de questions pratiques et théoriques sur les contours de la certitude éclaire ces concepts.

TITRE II – LES CARACTÈRES SÉRIEUX ET MANIFESTE