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L’étude des caractères sérieux et manifeste se heurte à un obstacle important lié au fait qu’il s’agit d’exigences relatives à une analyse juridique portant sur un autre objet,

SECTION II : LA RÉFÉRENCE AU CRITÈRE DE FACILITÉ ET SON ÉCHEC

58. L’étude des caractères sérieux et manifeste se heurte à un obstacle important lié au fait qu’il s’agit d’exigences relatives à une analyse juridique portant sur un autre objet,

à savoir l’existence d’un droit invoqué par le demandeur en référé ou soulevé à titre préjudiciel, la recevabilité de l’action ou encore l’irrégularité du jugement attaqué devant

138 L. POULET, « Pratique des décisions de non-admission. Point de vue d'un avocat à la Cour de cassation », Gaz. Pal. 2014. 155, p. 157.

la Cour de cassation. Le juge sera invité à déterminer si l’allégation de tel droit dans telles circonstances est sérieuse. Un tel jugement impliquera donc de raisonner, au moins de façon superficielle et rapide, sur l’application des règles de droit au litige.

Les notions de sérieux et de manifeste sont ainsi enfermées dans un ensemble de considérations propres au litige. Elles ne se laissent voir qu’indirectement, à travers le raisonnement portant sur un autre concept juridique. Par exemple, l’arrêt qui retient que le moyen tiré de l’inconstitutionnalité d’une loi au regard des articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen n’est pas sérieux nous fournit un éclairage direct sur le sens et la portée de ces articles, mais ne nous laisse entrevoir que très indirectement en quoi consiste le caractère sérieux du moyen140. Il en résulte que, paradoxalement, la jurisprudence relative à ces notions éclaire moins celles-ci que les règles de droit dont l’application est envisagée.

Pour découvrir ce à quoi l’exigence de sérieux renvoie, nous devrons donc procéder à un examen critique de la jurisprudence, réalisé à partir des règles de fond ou de recevabilité auxquelles ces décisions se rattachent. Il s’agira de déterminer ce qui permet aux juridictions de juger que la thèse qui soutient que telle règle est applicable ou inapplicable à la cause n’est pas sérieuse. La vérification des critères de facilité ou de simplicité implique alors de raisonner sur le sens et la portée de cette règle et de mobiliser des concepts parfaitement étrangers au droit processuel et aux mécanismes étudiés. Cependant, le détour par de telles considérations est indispensable pour déterminer ce qui fait le caractère sérieux ou manifeste dans chacune des procédures où il intervient : renvoi d’une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne (I), transmission d’une question prioritaire de constitutionnalité (II), sursis à statuer dans l’attente d’une décision du juge administratif sur une question préjudicielle (III), demande d’avis (IV), non-admission des pourvois en cassation (V), procédure de référé (VI) et renvoi des parties à saisir une juridiction arbitrale (VII).

I/ Le renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l’Union européenne 59. La question de la compatibilité de la loi Évin avec le droit de l’Union européenne ne soulève pas de difficulté sérieuse. L’inadéquation des critères d’évidence et de facilité pour rendre compte du caractère sérieux tel qu’il apparaît en jurisprudence est très bien illustrée par deux arrêts rendus par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 18 mars 2003141 et le 7 mars 2006142. Les dirigeants d’une marque de vêtements partageant le nom et le logo d’une célèbre marque de cigarettes avaient été poursuivis et condamnés pour le délit de publicité indirecte en faveur du tabac, réprimé par les articles L3511-3 et 4 du code de la santé publique, en raison d’une campagne de publicité finalement interdite par le Comité national contre le tabagisme. Les demandeurs au pourvoi contestaient leur condamnation et alléguaient une violation des articles 28, 30, 46 et 49 du Traité instituant la Communauté européenne143 par la cour d’appel. Il était donc soutenu que l’interdiction des « restrictions quantitatives à l’importation [et à l’exportation] ainsi que toutes mesures d’effet équivalent » s’oppose à ce que la publicité

140 Cf. n° 64.

141 Cass., crim. 18 mars 2003, 02-83.015 et 02-82.292, Bull. crim. n° 69. 142 Cass., crim., 7 mars 2006, n° 05-82482.

en faveur de vêtements en provenance d’un autre État membre soit restreinte au seul motif qu’ils portent le même nom et logo que des produits tabacologiques.

Il est assez clair qu’une telle thèse implique un examen approfondi pour être accueillie ou rejetée et ne saurait être tenue immédiatement pour vraie ou fausse. Avant tout, elle suppose que soient vérifiées plusieurs conditions sur lesquelles nous ne nous attarderons pas, tant elles sont banales et admises par tous comme nécessaires à toute assertion en droit : il importe d’abord qu’existe un texte prohibant les mesures d’effet équivalent à des restrictions quantitatives à l’importation, que celui-ci s’applique bien à une législation restreignant la publicité, et qu’existent une règle obligeant le juge de faire application de ce texte, ainsi qu’une règle le faisant primer sur les lois françaises.

S’il est aisé, pour tout juriste un tant soit peu informé, de constater que l’article 28 du Traité instituant la Communauté européenne prohibe toute mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative à l’importation, la vérification des autres conditions implique de mobiliser une structure normative sous-jacente très complexe, fixant les bases et les contours de notre système juridique. Suivant un mouvement régressif, l’affirmation selon laquelle ce texte s’impose au juge, et ce en priorité par rapport à toute loi, n’est tenue pour vraie qu’en raison des règles constitutionnelles qui attribuent aux traités une valeur juridique à part entière144, au sein desquelles se trouvent les règles relatives à leur ratification145. L’application de ces dernières mobilise à son tour les règles permettant d’identifier les actes correspondant à une loi146. Toutes ces règles pourraient, dans leur ensemble, être regardées comme évidentes. Cependant, force est de constater qu’elles sont souvent rattachées au texte de la Constitution et à l’interprétation qu’en fait le Conseil constitutionnel. De sorte qu’elles n’ont pas de valeur intrinsèque, mais dépendent de la règle, souvent présentée comme fondamentale, selon laquelle la Constitution formelle est elle-même constitutive d’obligations. Elles peuvent aussi être rattachées au traité instituant la Communauté européenne et à l’interprétation qu’en donne la Cour de justice, sans aucune référence à la Constitution, mais un tel décalage du centre de gravité normatif ne change rien en ce qui concerne leur absence d’évidence : leur véracité dépend toujours d’une règle supérieure désignant un acte politique identifié comme constitutif d’obligations. Enfin, même si elles ne devaient être rattachées à aucun texte précis, elles pourraient encore être présentées comme la résultante de règles supérieures non formalisées, constitutives de la véritable Constitution, au sens matériel.

De plus, l’article 28 ne peut être jugé applicable qu’en vertu des règles admises délimitant le concept de mesure d’effet équivalent à des restrictions quantitatives à l’importation147 ainsi qu’en vertu de celles dérogeant à cette interdiction148149. Or, ces deux points ne sont pas sans soulever de difficultés.

144 Art. 88-1 et 55 Const. ; Cass., mixte, 24 mai 1975, n° 73-13.556, Bull. civ., mixte, n°4 ; C. const., 21 oct. 1988, n° 88-1082/1117 AN ; CE, ass., 20 oct. 1989, n° 108243, Lebon 190.

145 Art. 52 et 53 Const. ; C. const., 30 déc. 1995, n° 75-60 DC ; 30 juin 1993, nos 93-318 DC et 93-319 DC.

146 Art. 24 à 33 Const. et 6 DDHC ; C. const., 24 juill. 2004, n° 2004-500 DC, §12 ; 21 avr. 2005, n° 2005-512 DC, §8 s. ; 28 févr. 2012, n° 2012-647 DC, §4 et 6.

147 CJCE, 1er juill. 1974, Dassonville, 8/74, Rec. p. 837 ; 20 févr. 1979, Rewe-Zentral, 120/78, id. p. 649 ; 24 nov. 1993, Keck et Mithouard, C-267/91, id. p. I-6097.

148 CJCE, 20 févr. 1979, Rewe-Zentral, cité note précédente et article 30 TCE (actuel article 36 TFUE).

149 Ces différentes règles découlent elles-mêmes de règles supérieures instituant le traité comme une composante de notre système juridique ou dirigeant l'interprétation de ses articles, tels les objectifs

D’abord, en ce qui concerne la définition des mesures d’effet équivalent, les règles nationales restreignant la publicité ne peuvent recevoir une telle qualification que si elles ont un caractère discriminatoire150. Il est alors essentiel de caractériser une différence de traitement entre des produits nationaux et des produits importés similaires151. C’est bien ici le cas, dès lors que les vêtements importés d’un autre État membre et portant la même marque qu’un produit tabacologique seront frappés par l’interdiction de publicité, alors que les vêtements nationaux portant une marque sans rapport avec le tabac échapperont à cette interdiction.

Ensuite, en ce qui concerne la justification de cette différence de traitement et de cette restriction, la loi Évin pourrait être justifiée par des raisons tenant à la protection de la santé et de la vie des personnes et échapper ainsi à l’article 28152. Cette perspective renouvelle la réflexion et soulève, à son tour, des questions ardues. En effet, pour qu’une législation restreignant les échanges au sein de l’Union soit justifiée par un tel impératif, il faut d’abord qu’elle soit nécessaire153. Une telle condition implique d’analyser les effets prévisibles de l’article L3511-4 du code de la santé publique sur la consommation globale de tabac : participe-t-elle à sa diminution ?154 Il faut ensuite que l’objectif poursuivi par la réglementation litigieuse ne puisse pas être réalisé par une réglementation moins restrictive155. Enfin, il est encore besoin que la réglementation litigieuse soit proportionnée et présente, à ce titre, deux caractéristiques déterminées. D’une part, elle ne doit pas aller au-delà de ce qui est nécessaire à la préservation de l’intérêt invoqué et grever la

poursuivis par la Communauté ou certains principes généralement suivis par la Cour de justice (CJCE, 23 mars 1982, Levin, 53/81, Rec. p. 35, n° 9 sq. ; 3 juill. 1986, Kempf, 139/85, id. p. 1741, n° 13 ; 26 févr. 1991, Antonissen, C-292/89, id. p. I-745, §11).

150 CJCE, 10 juill. 1980, Commission c/ France, 152/78, Rec. p. 2299 ; 8 mars 2001, Gourmet

international, C-405/98, id. p. I-01795.

151 Sur cette notion voir, notamment : CJCE, 14 févr. 1978, United Brands, 27/76, Rec. p. 207, §22 ; 17 févr. 1980, Commission c/ Royaume-Uni, C-170/78, id. p. 00417.

152 Art. 36 TFUE (ex. art. 30 TCE).

153 CJCE, 8 nov. 1979, Denkavit, 251/78, Rec. p. 3369 ; 12 juill. 1979, Commission c/ RFA, 153/78,

id. p. 2555.

154 Une telle appréciation est loin d'être aisée, car elle implique de disposer de données statistiques objectives établissant un lien entre la publicité pour des produits de diversification et un certain niveau de consommation des produits tabacologiques. À cet égard, il est difficile de retenir la conclusion des juges du fond et de la Cour de cassation selon laquelle « les dispositions critiquées […] sont justifiées par la protection de la santé au sens des articles 30 et 46 et proportionnées à cet objectif comme le démontre la diminution de la consommation depuis leur entrée en vigueur ». En effet, un tel fait n'est absolument pas probant car, comme le soulignent les demandeurs au pourvoi dans le second arrêt, du 7 mars 2006, la diminution constatée peut fort bien résulter d'autres dispositions de la loi n° 76-616, du 9 juillet 1979, entrées en vigueur en même temps que l'interdiction de publicité frappant les produits issus de la diversification, comme l'interdiction de toute publicité pour le tabac et les produits du tabac. La nécessité d'une telle mesure est d'ailleurs tenue pour non établie par l'avocat général près la Cour de justice dans ses conclusions pour l'arrêt République fédérale d'Allemagne c/ Parlement européen et

Conseil de l'Union européenne rendu le 5 mars 2000 sous le numéro C-376/98 (N. FENNELLY, concl. arrêt, Rec. p. I-08423, §163, 175 et 176). Ces conclusions sont utilisées par les demandeurs dans la seconde affaire, pour appuyer leur thèse. La Cour de justice n'a malheureusement pas pu se prononcer sur ce point, car la nullité de la directive était déjà acquise pour défaut de compétence de la Communauté (arrêt, §96 à 105). Évoquant cette question et y apportant une réponse mitigée : B. DAILLE-DUCLOS, « La législation anti-tabac et le droit européen », Contrats, conc., consom. déc. 1997, chron., n° 9, spéc. 6.

155 CJCE, 17 juin 1981, Commission c/ Irlande, 113/80, Rec. p. 1625 ; 22 oct. 1998, Commission c/

commercialisation de produits qui ne la mettraient pas en péril156. Ici, nécessité et proportionnalité se rejoignent, puisqu’il s’agira de s’assurer que l’interdiction de la vente de produits non tabacologiques issus de la diversification présente bien un lien avec l’impératif de protection de la santé publique. D’autre part, il convient de mettre en regard les inconvénients causés et les avantages générés par la réglementation pour s’assurer que les premiers ne sont pas supérieurs aux seconds157. Il faut alors procéder à une analyse de l’économie du dispositif, dont personne ne soutiendra que le résultat est évident ou aisé à discerner, faute d’avoir une connaissance précise de l’impact économique lié à la diminution de l’activité « des entreprises impliquées dans la commercialisation des produits de diversification »158 et de l’impact sur la santé publique de l’interdiction de la publicité pour des produits non tabacologiques.

La longueur du raisonnement nécessaire pour établir que la loi française n’était pas contraire au droit de l’Union, ainsi que le nombre important de règles mobilisées, n’a pas empêché la Cour de cassation de refuser le renvoi à la Cour de justice.

60. La question de la compatibilité de l’interdiction imposée aux mutuelles de