• Aucun résultat trouvé

3. Cadre théorique

3.3. Le développement

3.3.3. Comment le travail d’organisation contribue-t-il au développement ?

3.3.3.1. Les concepts de ressource et de capabilité d’Amartya Sen

Amartya Sen est un économiste du développement. Il a reçu le prix Nobel d’économie en 1998. Dans le cadre de ses travaux dans le courant des années 1970, il invente le concept de « capabilité » qu'il différencie des ressources. Nous allons voir ce qu’il entend par ressource puis ce qu’il entend par capabilité. Enfin pour aller plus loin, nous verrons des mécanismes explicatifs des relations entre les deux.

Le concept de ressource

Le concept de ressource renvoie aux éléments qui sont mobilisables par l’individu. Ce sont des possibilités ou des capacités qui sont disponibles soit dans l’individu (ressources internes) soit dans son environnement (ressources externes). Mais ce ne sont pas pour autant des éléments auxquels l’individu peut faire appel. Soit parce qu’il lui manque des informations et des capacités pour l’utiliser, soit parce que l’ensemble des éléments nécessaires ne sont pas présents. Les ressources forment des potentialités mais elles ne sont pas forcément intégrées par l’individu dans le champ des possibles. Toujours dans son cadre de l’économie du développement, Sen appelle « ressources » tous les biens et les services (y compris les droits) auxquels les individus ont accès (Robeyns, 2003, cité par Arnoud, 2013). Fernagu-Oudet (2012) donne un exemple d’un opérateur qui a envie d’évoluer (progresser en emploi) et se pose des questions sur les compétences qu’il souhaite mettre en avant ou développer (ressources internes), ainsi que sur les possibilités d’évolution des contenus de travail et de postes qu’offre son entreprise (ressources externes).

Les capabilités pour Sen

Pour aborder les éléments qui ne sont pas de simples potentialités mais qui font réellement partie du champ des possibles identifiés par les individus, dans le cadre de ses travaux, Amartya Sen, dans le courant des années 1970, invente le concept de « capabilités ».

« L’approche par les capabilités juge l’avantage d’un individu à sa capabilité de faire des choses qu’il a des raisons de valoriser » (Sen, 2010, p. 284). Corteel et Zimmermann (2007) font ressortir que le concept de capabilité se rapproche du fait d’être libre de faire quelque chose, non pas dans le sens où il n’y aurait pas de frein à le réaliser mais dans le fait que la personne à la capacité effective de le faire dans une situation donnée.

Pour définir les capabilités, Bonvin et Farvaque (2007) les positionnent par rapport aux accomplissements. Pour Sen, les accomplissements recouvrent tout ce qu’une personne peut aspirer à faire ou à être (Sen, 2003). Les accomplissements ne seraient pas suffisants pour juger du développement. En effet, évaluer l’accomplissement de telle ou telle action, a un aspect intéressant d’un point de vue comptable, mais ne permet pas de savoir nécessairement quel est le sens de cette action pour la personne qui l’a réalisée. Une approche en lien également par rapport à notre façon d’envisager l’action à la suite de Weber dans laquelle on s’intéresse davantage au processus d’action qu’à l’action accomplie proprement dite.

Allant plus loin que les accomplissements, les « capabilités » sont les différentes combinaisons d’accomplissements qu’il est possible de mettre en œuvre. Dans le cadre de l’économie du développement, Sen (2003, P.103) parle de « la liberté de mener des modes de vie divers ». La capabilité regroupe donc les actions et les décisions que chaque individu peut réellement faire et prendre.

Le second point qui permet de définir les capabilités consiste à les positionner par rapport au concept de « ressources ». La distinction entre des capabilités et des ressources tient dans le fait que la présence de ressources dans l’environnement de la personne ne permet pas forcément d’y avoir recours, c’est-à-dire que la présence de ressources ne conduit pas forcément à l’intégration en capabilités, en possibilité d’accomplissements. Un mécanisme similaire à celui mis en avant par Coutarel et Petit (2013) concernant les marges de manœuvre.

Falzon (2013b) reprend un exemple de Sen sur le droit de vote : le fait d’avoir le droit de vote n’est pas suffisant pour que l’individu ait la possibilité d’intégrer le fait de voter parmi son champ des actions possibles. Pour que voter devienne une capabilité, il faut aussi

« l’accès à l’éducation, l’existence de partis politiques, la liberté de parole et de presse, une organisation efficace (transports) et équitable des élections ».

Capabilité, réel de l’activité et développement

Figure 3 : liens entre ressources, capabilités et réalisation, d’après Fernagu-Oudet (2012)

Le constat d’une différence entre ressource, capabilité et accomplissement (figure 3) signifie également un changement de niveau. Ce changement de niveau va nous être expliqué en repartant des approches par les théories de l’activité de Vygotski et leurs approches actuelles, notamment celle d’Yves Clot.

Ergonomie et psychologie du travail insistent sur la distinction entre la tâche prescrite, ce qui est à faire et l’activité réelle, ce qui se fait. Dans le cadre des mécanismes entre ressources, capabilités et réalisation, on trouve une autre séparation qui nous semble apparentée à celle que fait Clot (2008) entre activités réalisées et réel de l'activité. Pour cela, ce dernier s'appuie sur Vygotski qui indique que « l’homme est plein à chaque minute de possibilités non réalisées ». Les réalisations que l’on peut observer par des actions et des décisions sont, du point de vue de Vygotski, la manifestation des réactions « Qui ont vaincu » (Vygotski, 2003, p. 74).

Les capabilités pourraient s’apparenter, pour leur part, à ce que Clot appelle le réel de l’activité. Il s’agit des possibles en terme de pouvoir d’être et d’agir dont l’individu a conscience. Les capabilités, le réel de l’activité, contiennent donc les activités réalisées

mais aussi ce qui ne se fait pas, ce que l’on cherche à faire sans y parvenir, ce que l’on aurait voulu faire, ce qu’on pense pouvoir faire ailleurs. Clot fait le lien entre la santé et le réel de l’activité. Ainsi, si la santé est un pouvoir d’agir sur soi, sur le monde, comme le propose Canguilhem (1963) alors le développement de la santé est synonyme de développement du réel de l’activité et donc des capabilités. À contrario, ce qui peut gêner, ou empêcher le développement des possibilités d’agir peut générer la maladie.

À cette étape, il est nécessaire de faire une mise au point à propos du vocabulaire : en ergonomie on parle d’activité de travail, de travail réel ou d’activité réelle pour désigner l’activité réalisé que l’on pourrait également appeler l’agir. Amartya Sen appelle capabilités l’ensemble des « agirs » possibles, que l’individu peut mobiliser. En clinique de l’activité, l’ensemble des « agirs » possibles va être appelé le réel de l’activité ou collectif de travail. C’est un point important car l’on voit qu’activité peut être utilisé pour désigner deux choses différentes l’activité réelle (l’accomplissement, la réalisation) ou le réel de l’activité (l’ensemble des « agirs » possibles, les capabilités). Mais, il y a également une façon particulière d’entendre le terme de collectif de travail qui n’a rien à voir avec l’utilisation traditionnelle en Relations Industrielles pour lesquelles ce terme recouvre un groupe d’individus travaillant ensemble en vue d’atteindre un résultat donné.

Pour développer la santé, il faudrait donc développer les capabilités. Clot (2008) à travers Canguilhem et Vygotski nous offre des pistes sur les mécanismes qui conduisent à ce développement à partir des ressources internes de l’individu. Il estime également que le développement passe par la dimension sociale qui est utilisée par le sujet pour construire son propre champ des possibles, interpréter les ressources : « pour le sujet, tous les objets,

les outils, les signes et l’activité des autres à son égard (pris dans des genres et réveillé dans l'échange) sont d'abord source de son développement puis ils deviennent des moyens au service de son activité personnelle, laquelle, en retour, leur donne une « deuxième vie »

(Clot, 1999 p. 122)». Ainsi, le développement passe à la fois par un passage de l’extérieur vers l'intérieur du sujet de la signification de ses ressources qui transforme le sujet, mais aussi par un passage de l’intérieur vers l’extérieur qui transforme les objets et les moyens sociaux (en comprenant que mon équipe de travail peut être une ressource, je vais changer ma façon d’agir pour l’utiliser. En agissant différemment, cela va changer mon équipe de travail). Étant donné que l’interprétation des ressources passe par autrui, Clot insiste sur

l’importance de ce qu’il nomme le « collectif » de travail. Ce collectif de travail est un ensemble de règles partagées en commun par les individus qui partage le même métier. Il peut être à la fois porteur de capabilités connues et reconnues dans le métier et une des conditions qui permet le développement de nouvelles capabilités chez l’individu. Se faisant, le réel de l’activité individuel peut, par la suite, s’affranchir du collectif, non pas en le niant, mais en le développant en retour (une fois que l’individu a intériorisé les règles du collectif, il peut être force de proposition en apportant les siennes) (Clot, Ibid.)

Le développement des capabilités de l’individu ainsi que de celles qui forment le collectif passe par une activité dialogique (au sens d’un dialogisme entre les significations des objets mais aussi au sens du dialogue entre les personnes). Vygotski constate que l’intériorisation ne se fait que par des moyens détournés, en raison des caractéristiques inachevés du social : les règles du collectif ne sont jamais finies et jamais totalement claires. Elles ne permettent pas de répondre à toutes les situations. Lorsque le collectif n’est plus discuté, que ce soit parce qu’il n’y en a pas ou parce qu’il n’est plus discutable alors l’individu perd sa capacité à se poser des questions qui lui permettrait de transformer les potentialités en possibles (figure 3). Clot prend l’exemple d’un opérateur qui est novice dans un métier. Pour le novice, il n’y a que peu d’alternatives, peu de façons de faire différentes. Sa seule ressource est la prescription. Cette ressource essentielle se heurte très vite aux exigences du travail réel, et le novice voit que ses collègues font autrement, de manière hétérogène et parfois contradictoire. Il y a des sous-entendus, des raccourcis dans l’échange pour travailler ensemble. Pour comprendre, il compare les collègues entre eux, il conjugue leurs expériences, une démarche qui sera d’autant plus facile s’il y a des discussions de métiers entre eux. Le collectif, c’est donc d’abord quelque chose qu’il faut comprendre ou construire s’il est absent. Le novice questionne le collectif, mais aussi la prescription dans lequel il devient à l’étroit. Devenu expert, il peut alors laisser son empreinte personnelle dans le collectif. Lorsque le novice, pour travailler, a appris à jongler avec les différentes règles proposées par le collectif, à les opposer, à utiliser le fonctionnement de l’une pour transformer l’autre, il dispose, nous indique Clot, d’un pouvoir d’être et d’agir. Par son propre rapport au réel de l’activité l’individu peut produire de nouveaux objets de l’activité, de nouveaux instruments, de nouvelles institutions du métier qui vont transformer l’activité réalisée.

Le concept de facteur de conversion

Le constat précédent de l’écart entre les capabilités et les ressources nous conduit à un autre concept, celui des « facteurs de conversion » (figure 3). Ce sont les conditions qui vont permettre de « convertir », c’est-à-dire les conditions qui vont permettre de faire des ressources, des capabilités. Si les capabilités prennent leurs racines dans les ressources externes et internes à l’individu, la simple disponibilité de cette ressource ne suffit pas à faire une possibilité d’action pour l’individu. Il a besoin d’un ensemble de conditions organisationnelles, techniques, sociales, etc. lui permettant d’actualiser, de transformer cette ressource en capabilité (Zimmerman, 2008). Les facteurs de conversion correspondent à l’ensemble des éléments qui facilitent (ou entravent) la capacité d’un individu à interpréter l’usage des ressources à sa disposition pour les convertir en possibles, en pouvoir d’être et d’agir, puis en réalisations concrètes.

Arnoud (2013), se basant sur Robeyns (2003) et Bonvin et Farvaque (2007), distinguent trois types de facteurs de conversion:

• les facteurs de conversion individuels qui désignent les caractéristiques, capacités ou compétences individuelles (sexe, âge, caractéristiques génétiques, expérience, niveau de formation, etc.) ;

• les facteurs de conversion sociaux qui désignent le contexte sociopolitique et culturel dans lequel la personne évolue (héritage social de l’individu, équipe de travail, etc.) ;

• les facteurs de conversion environnementaux (contraintes/opportunités géographiques et institutionnelles, contexte normatif, moyens techniques, organisation du travail, etc.).

Fernagu-Oudet (2012), à travers ses travaux dans le domaine de l’apprentissage, nous indique que les facteurs de conversion vont permettre aux individus :

 « d’exercer leur agentivité. Ils choisissent les apprentissages qu’ils veulent réaliser

 d’autoréguler leurs apprentissages. Ils identifient les ressources dont ils ont besoin

pour réaliser leurs apprentissages et les exploitent ;

 de développer leur sentiment d’efficacité personnelle. Ils se sentent valorisés par la

mise à disposition et la reconnaissance de leurs savoirs, compétences, ou pratiques ;

 de stimuler leur réflexivité (conscience critique) lors des situations d’expression, de

mise à jour des besoins de formation et de la réalisation des échanges (structuration, transmission, régulation d’un contenu). » (Ibid. p.18)