• Aucun résultat trouvé

LE CAS DES MANTEAUX MĀORI (KĀKAHU)

LES CIRCULATIONS DES TRÉSORS ANCESTRAUX DANS LE MONDE MĀORI —

La plupart du temps, pour qu’un taonga circule, il faut qu’un représentant l’y engage213.

C’est particulièrement vrai lorsqu’un taonga circule d’un lieu à un autre. Par exemple, parce qu’il e s t porté par un représentant sur un espace de réunion clanique (marae) étranger lors d’une cérémonie d’accueil, comme c’est fréquemment le cas des manteaux māori.

De l’art de faire circuler les manteaux māori

À ce sujet Christina Hurihia Wirihana214, l’une de mes interlocutrices māori principales sur

le terrain, me confia ceci215 :

« Le manteau māori est comme une pirogue, parce qu’il voyage216. » (Christina

212 https://www.cnrtl.fr/definition/présence (consulté le 01/05/2020).

213 Annexe II.5.2 Couronnement de la reine māori Te Arikinui Dame Te Atairangikaahu en 1966.

214 Christina Hurihia Wirihana est une experte-tisseuses māori internationalement reconnue. Elle participe fréquemment à des projets d’exposition, de restauration, à des ateliers et à des colloques sur l’art du tissage et du tressage māori dans des musées en Nouvelle-Zélande Aotearoa, aux États-Unis et en Europe. Depuis plus de quarante ans, elle enseigne l’art du tissage et du tressage dans différents instituts de formation en Nouvelle-Zélande Aotearoa et en particulier à Rotorua et à Wellington. Vivant à Rotoiti, elle se rattache à différents ensembles tribaux et claniques : Te Arawa, Ngāti Maniapoto, Ngāti Pikiao, Ngāti Rangiunora, Ngāti Raukawa, Tainui. Sa mère, Matekino Lawless, l’a formée à l'art du tissage ainsi que Dame Rangimarie Hetet, Diggeress Te Kanawa et Emily Schuster.

Nous nous sommes rencontrées en 2012, au musée d’ethnologie de Leiden aux Pays-Bas par l'intermédiaire de Fanny Wonu Veys que je souhaite ici remercier. Depuis lors, Christina Hurihia Wirihana — que la plupart connaissent sous le nom de Tina Wirihana — est devenue à la fois ma mentor (kaiako) dans l'art du tissage māori et ma « mère māori », comme elle se désigne elle-même.

Du point de vue māori, cette thèse est pétrie du wairua de Tina Wirihana. Kia ora Tina !

215 Annexe II.5.1. Manteaux de plumes de la famille Lawless-Wirihana © LR, 2013, Kawerau + Annexe II.11. Un manteau māori aux Pays-Bas.

Hurihia Wirihana, avril 2017, Leiden, Pays-Bas, ma traduction.)

Ces circulations des manteaux, l’historien de l’art Terrence Barrow montre qu’elles peuvent être motivées par différentes raisons :

« Fine garments helped to mark noble from commoner in old Māori society. They served as important items of gift-payment when craftsmen were employed for carving, tattooing and other highly skilled tasks. […] The art [du tissage], which was controlled by many taboos, was important because it provided ceremonial gift-exchange goods which were in demand in tribal ceremonial at marriage or death, or as a payment to skilled artisans. » (Barrow, 1964 : 18, 20.)

Les raisons qui sont citées ici, en particulier la rétribution pour un service rendu ou la participation à des échanges cérémoniels sources d’alliances sous forme de prestations, au moment de mariages ou de funérailles, sont aujourd’hui encore les plus fréquentes. C'est ainsi que Christina Hurihia Wirihana me confia que le manteau tissé, qu’elle offrit en 2014 à Tamahou Temara217, était

un gage de sa gratitude pour les efforts qu'il avait fournis dans la mise en valeur des arts textiles māori sur la scène nationale et internationale, depuis sa nomination au poste de directeur des opérations au sein de l’Association Toi Māori Aotearoa. En qualité de représentant de cette association, mais aussi de sa propre tribu les Ngāi Tūhoe, et parfois de la société māori dans son ensemble, voire de la nation néo-zélandaise, Tamahou Temara a porté ce manteau à de nombreuses reprises lors de grandes cérémonies en Nouvelle-Zélande et à l’étranger. À ce jour, ce manteau est toujours sous sa responsabilité. Toutefois, dans les années futures, il pourrait être conduit à le faire circuler à la façon d’autres représentants māori qui, comme lui, ont reçu des manteaux qu’ils ont engagés dans des réseaux d’échange variés.

Historiquement, les personnalités de très haut rang — qui pouvaient porter plusieurs manteaux les uns au-dessus des autres lors de grandes cérémonies218 — choisissaient parfois de les

faire circuler, comme le montre ici Best :

« A man of standing who possessed several garments of the finer sorts would,

during any ceremonial or social function, probably don them all, arranging them

217 Spécialiste d’art (toi) et de coutumes (tikanga) māori, Tamahou Temara est depuis 2006 directeur des opérations au sein de Toi Maori Aotearoa. Cette institution caritative œuvre à la promotion de l'art et des artistes maori en Nouvelle-Zélande Aotearoa et à travers le monde. Issu de la tribu Ngāi Tūhoe, son expertise s’étend de l’histoire de la société māori aux techniques de chasse, en passant par les protocoles rituels et l'histoire de l'art māori. Il a auparavant travaillé quatorze années au Te Papa en qualité de conseiller stratégique des relations avec les tribus (iwi).

Ma rencontre avec Tamahou Temara coïncide avec celle précédemment mentionnée de Christina Hurihia Wirihana. En l'espace de quelques semaines en 2012, aux Pays-Bas, j'ai ainsi fait la connaissance des personnes qui continuent aujourd'hui d'être mes référentes sur le terrain, qui me permettent non seulement de tisser des liens avec un nombre très important d'experts-rituels māori, mais aussi d'acquérir les savoirs et les savoir-faire nécessaires à ces rencontres.

218 Annexe II.5.4 Funérailles de la reine māori Te Arikinui Dame Te Atairangikaahu en 2006, image en haut à droite ; annexe XI.14 La superposition des manteaux ; annexe XI.15b. Les manteaux māori : portraits de groupe.

so that a portion of each would be shown. The inner one would be secured with a belt. » (Best, 1924 : 509.)

Dans The Art of Taonga, que Tapsell publia en 2011, il revient sur les circulations et la performativité relationnelle219 des biens tangibles appartenant à la catégorie des taonga :

« Much more than works of art, taonga represent the art of relationships: past,

present and future. From the earth to the heavens; from distant ancestors to those

yet born; from a Pacific culture of exploration to deadly engagements with external threats; taonga epitomise all that is valued in being Maori, especially when (re)performed in marae-like contexts. Under such elder-controlled conditions, taonga focus all aspects of whakapapa—the universe as understood by tribal Maori—into a powerful identity, providing opportunities to celebrate poignant, history-changing moments in time. Such moments also remind us of past sacrifices made for those still to be born. Taonga open windows to understanding what it really means to serve your tribe, to serve future generations yet to be born, sometimes even at the cost of your own life. » (Tapsell, 2011 : 49, c'est moi qui

souligne.)

Lorsqu’il évoque : « L’art relationnel māori : passé, présent et futur » (Ibid., ma traduction), il fait aussi référence à la forme de circulation qui s’applique aux mouvements des taonga qui passent d’une main à l’autre, parce qu’ils sont « présentés » (« gifted ») à un autre collectif, voire à un représentant en particulier. Dès lors, ils entrent dans un réseau d’échange spécifique que Mead décrit comme suit :

« The transaction is either the beginning of a new exchange relationship with others or it is part of a series begun long ago by a member of the whānau, hapū or iwi. […] An important point to make about gift giving is that there is a tradition behind it, there are tikanga [coutumes] involved in the exchange and there are many precedents as models of proper ways of behaving. While much has changed since contact with another culture, some of the more traditional forms of gift giving are still being practised and the same customary practices apply. Another point is that gift giving is part of an exchange of gifts. A return gift is expected

some time in the future. In some cases the return may be made fairly soon after

the initial gift transaction. But often the recipient looks for an opportune occasion to make a return presentation and this may be many years later. Sometimes the object given as a gift is returned to the donor having fulfilled its purpose of cementing relationships or honouring a particular important guest. There are

many instances of prized objects such as cloaks being returned years after to the

219 Les dimensions relationnelles des taonga portés sur le mare que mentionne l’auteur feront l’objet d’une analyse plus poussée pour le cas des manteaux — sur la base de mon matériau ethnographique — dans le chapitre 7.

family of the donors. […] The object given needs to fit into the category of taonga,

that is it must be highly prized and preferably an heirloom. » (Mead , 2003 : 181-

182 ; c’est moi qui souligne.)

L e s circulations des taonga s’opèrent donc selon différents principes, en particulier la nécessité de ce fameux « return of the gift », souvent traduit par « contre-don » ou « réciprocité ». La réciprocité comme principe structurant des échanges māori est évoquée à plusieurs reprises par Raymond Firth dans son ouvrage Economics of the New Zealand Māori paru en 1929220. Il y résume

les caractéristiques principales de ce système d’échange en trois points :

« The outstanding features of the gift-exchange as observed in our study may now be recapitulated.

(1) Each transaction had the appearance of being free and spontaneous, each party giving with a good grace, apparently of his own volition and without stipulation as to a return present.

(2) In reality a strict system of obligation was in force, involving not only a compulsion to give when the situation arose and a compulsion to accept, but also a corresponding imperative to repay the gift by another of at least equivalent value. With failure in this respect was associated loss of reputation.

(3) The payment must if possible somewhat excess of what the principle of equivalence demanded, so that the transaction tended to resolve itself at times into an attempt by each party to outdo the other in giving. » (Firth , 1959 [1929] : 423.)

Pour décrire avec précision ce système d’obligations, il revient notamment sur l’importance du concept de « utu ».

Selon le principe de « utu » : le nécessaire retour

D’après Firth, « utu » est le principe structurant du système relationnel māori. Fréquemment traduit par « réciprocité », voire par « compensation » ou « paiement », nous verrons plus loin que ce concept a longtemps été confondu avec le mot « hau ». Pour présenter ce principe particu- lièrement mobilisé par les Māori lorsque des biens hautement valorisés sont mis en circulation par d e s représentants, Firth décrit d’abord l’application du utu en réparation des offenses avant d’aborder son utilisation dans le cas d’alliances (Firth , 1959 [1929] : 412-420). Il écrit ainsi :

« The general principle of Māori exchange was that for every gift another of at

least equal value should be returned. This was the principle of utu or compensation which pervaded the whole of Māori life. the world is often translated as meaning ‘’payment’’, but its significance is broader than that. The

220 Dans lequel il commente, non seulement les données publiées par Best (1909) sur le sujet, mais aussi l’analyse qu’en propose Mauss en conceptualisant « l’esprit du don » (1925) à l’aune de son propre matériau.

root idea is that of ‘’compensation’’ in the wide sense, of obtaining an equivalent. The concept of utu is not restricted merely to economic affairs, but is found in varying social context as one of the fundamental drivers to action. If a man were slain by a member of another tribe the life of the offender or one of his relatives was demanded as utu. […] The idea of obtaining utu was the fundamental incentive in the institution of muru, or compensatory plunder, referred to earlier in this chapter, an accident or an infringement of marital rights being the most common occasions of such procedure. For insult, for crime, for death for instruction in sacred lore, utu of one kind or another had to be obtained. » (Firth,

1959 [1929] : 412-413.)

Concernant la pratique du muru qu’évoque ici Firth et qui consistait par le passé à réparer une offense volontaire ou accidentelle par le pillage, spécifiquement de taonga, — qui n’est plus pratiquée de nos jours —, Mead précise que l’étendue du pillage était bien plus importante si la personne jugée responsable était de haut statut :

« This is an important principle, which will differentiate the extent of the muru.

The higher the status of the principals the greater the cost to the offending whānau, hapū or iwi. In fact, if the offenders were not of chiefly statuts the muru may not

be invoked at all because there would be nothing to distribute. Economist such as

Firth viewed the muru as a means of redistribution of wealth and it certainly did result in redistribution of treasured ornaments and a sharp reduction in the wealth of the plundered group. » (Mead, 2003 : 157, c’est moi qui souligne.)

En conséquence, le muru était, selon l’auteur et aussi selon Firth (1959 [1929] : 412-413), une forme de redistribution des biens. Il s’agit en effet d’une forme à part entière de circulation des

taonga d’une famille à une autre, voire d'un clan ou d’une tribu à l’autre. Mais il est nécessaire de

souligner que les biens les plus valorisés étaient destinés à être employés par les représentants pour assurer la prospérité du collectif, dès lors la redistribution est ici, d’un point de vue social, horizontale plutôt que verticale. Outre la réparation des offenses, le utu favorisait, et favorise toujours, les alliances familiales, claniques, ou tribales, mais aussi nationales, amicales…

Firth met ainsi en valeur l’importance d’une compensation pour le travail d’un expert- tatoueur par exemple (413-414), mais aussi « l’obligation » maussienne, en contexte cérémoniel, d’accepter un présent pour pouvoir plus tard le retourner sous la même forme, ou sous une autre :

« In exchanges of a more ceremonial kind, the same principle of utu or

equivalence was seen, a definite obligation being incurred to repay any gift of weapons, cloaks or ornaments received. Occasions of great social importance, such as the celebration of peace, the naming of a child of high rank, the mariage of persons of good birth, or the death of a chief were often marked by ceremonial

gifts or exchange of property. » (Firth, 1959 [1929] : 414-415.)

Pour déterminer le statut des biens mis ainsi en circulation, Firth questionne à raison l’usage du terme « présent » dans le sens de « cadeau ». Ce qu’il ne dit pas, et qui pourrait pourtant faciliter la compréhension de ces échanges, c’est qu’il existe un terme propre à ces compensations qui prennent souvent la forme de contributions collectives, et plus rarement individuelles, le terme de « koha ». Que Mead définit comme suit :

« Koha : gift (to be reciprocated), contribution. […] Williams (1957:123) defines

koha as ‘respect’, ‘regard’, ‘present’ and ‘gift’. it is a term that has wider implications and connotations than its contemporary meaning of a gift of money. The notion of koha has today become a very common but often misunderstood term. In traditional times koha was not given in the form of money. Rather individuals made a contribution, say, to a tangihanga [funérailles]. They gave food, or lent taonga for display, or went out to the sea to gather shellfish, or gave their time in support of bereaved whānau [familles élargies]. […] All were giving koha and all were contributing to the occasion in a display of kinship solidarity. Others gave their time and skills to the occasion, sometimes for several days. Each was giving a koha. Today, koha are mostly given in the form of money and visitors to the marae rarely bring food. Local people, however , are expected to give what they can in the way of food. » (Mead, 2003 : 362 ; 187, c’est moi qui souligne.)

Ces contributions (koha) peuvent prendre différentes formes tangibles : nourriture, argent, prêt de taonga, etc. (Salmond, 1975 : 91-114). Elles peuvent aussi se manifester sous des aspects plus intangibles qui sont souvent des prestations de service : donner de son temps et de ses talents, parcourir des milliers de kilomètres pour rendre hommage à un défunt ou prononcer un discours pour honorer quelqu'un, par exemple (Mead, 2003 : 187-190). À ce sujet, Firth fait référence au témoignage d’un aîné māori du nom de Graham :

« When a person dies some of the relatives at a distance come to kawe nga mate,

bring their affliction. On such occasions the bereaved are the recipients of taonga (valued heirlooms) such as garments, greenstone articles, etc. At a subsequent time, on a death occurring among the people of the donors, the process is reversed, and the taonga are returned. Hence during a period of generations, heirlooms pass many times between related people. To keep the same indefinitely is a grave mark of disrespect to ancient custom, and disrespect to the relatives, leading to ill-will in many ways. » (Firth, 1959 [1929] : 415-416.)

L’auteur ajoute ensuite que ces taonga, qui circulent de famille en famille à l’occasion du décès d’un proche, sont désignés par le terme « roimata » — qui signifie « larmes » — et qu’ils pouvaient rester auprès de certaines familles sur plusieurs générations, avant de reprendre leurs

circulations221. Comme le souligne Anne Salmond en précisant que le sens dans lequel les taonga

tangibles sont placés sur le corps du défunt, détermine s’il s'agit d’une contribution permanente — le bord supérieur du manteau sera positionné sur le cercueil au niveau du haut du corps du défunt — ou temporaire — la bordure inférieure déposée en haut du cercueil — :

« At a tangi the gift is called roimata or ‘tears’, and it may take the form of an heirloom — a greenstone mere (club), a tiki or a cloak. If it is placed with its

handle, head or neck border towards the body, this means that the gift is permanent, but if it is placed towards the donors, the heirloom should be returned at the end of the tangi. » (Salmond, 1975 : 104, c’est moi qui souligne.)

Salmond précise l’attachement des Māori à ce type de taonga en écrivant :

« These gifts pay tribute to the mana of the deceased and are received with great ceremony. A famous heirloom with historical and sentimental value might be wept over and greeted in orations as a long-lost friend. The cloak, tiki or mere is laid on the body to « keep it warm » throughout the funeral, and such treasures might be buried with the body of a very famous man. » (Ibid.)

Les circonstances dans lesquelles des taonga peuvent ainsi être enterrés avec des personnalités de haut rang feront l'objet d’une présentation spécifique dans le chapitre 12 sur les bordures géométriques et la mort des manteaux māori.

Des taonga qui circulent lors de grands rassemblements (hui)

Hautement valorisés, les taonga sont généralement mis en circulation lors de grands rassemblements nommés « hui » en langue māori. Traduit par « gathering, meeting, assembly,

seminar, conference »222, ce terme regroupe différents types de rassemblements, comme le montre

l’anthropologue néo-zélandais Jeffrey Sissons :

« Marae gatherings, termed hui serve a multitude of purposes. Most significant, cosmologically, are funeral gatherings (tangi) […]. Other occasions include weddings, birthdays, political meetings, and educational workshops. » (Sissons,

2013 : 373.)

Anne Salmond précise cette définition en évoquant les transformations des usages du terme « hui » avec l’arrivée des premiers Européens :

« Māori gatherings have apparently long been called hui; in 1846 George French

Angas mentioned that this was their label, and although the rituals of encounter have changed in detail, they are not so very different from the ceremonies

221 Annexe II.5. Les manteaux transmis de génération en génération 2/2.

222 https://maoridictionary.co.nz/search?idiom=&phrase=&proverb=&loan=&histLoanWords=&keywords=hui