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1.2 L’électrification rurale décentralisée : un moyen de réduire la pauvreté en Afrique

1.2.3 Changement de paradigme énergétique : le modèle de l’électrification décen-

La présentation qui en a été faite jusqu’à présent s’est avant tout basée sur l’antagonisme fort qui existe entre les contextes énergétique et social des pays au développement humain le plus faible, en particulier ceux d’Afrique subsaharienne, et ceux des pays développés. Ces deux contextes semblent d’ailleurs liés au point que l’on puisse parler de problématique socio-énergétique, et l’influence de l’un sur l’autre nous amène à modifier notre approche énergétique, à changer de modèle par rapport à celui déjà existant. Si l’énergie, dont notamment l’électricité, influence en effet, par son absence ou non, les structures sociales comme nous venons de le décrire, il est certain que ces mêmes structures peuvent nous inciter à revoir les modèles énergétiques connus, et donc, dans le cas de l’électricité, à opérer un changement de modèle d’électrification par rapport au schéma essentiellement reconnu jusqu’à présent, à savoir le réseau centralisé des pays développés.

1.2.3.1 Structuration historique des réseaux électriques

Il est probable que l’organisation actuelle des réseaux électriques découle tout autant de problé-matiques énergétiques que d’impératifs économiques (Bergougnoux, 2001). En effet, toute souple et performante qu’elle fût, l’électricité présentait tout de même deux inconvénients majeurs qui étaient, d’une part, le fait de ne pouvoir être facilement stockée et donc de devoir être consommée immé-diatement et, d’autre part, d’être coûteuse et difficile à transporter sur de longues distances. Vers la fin du XIXièmesiècle, les solutions apportées à cette double problématique étaient bien différentes et

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finalement très peu adéquates vis-à-vis d’une demande en énergie électrique toujours plus grande, résultant des croissances urbaine et industrielle (Huacuz et Gunaratne, 2003). Ainsi, les réverbères de Paris ou Londres possédaient, dans les années 1880, leurs propres générateurs, les agglomérations étaient alimentées par une électricité onéreuse et peu fiable provenant de petites centrales à vapeur, et les industriels se retrouvaient obligés d’implanter leurs manufactures dans les vallées des massifs montagneux pour pouvoir profiter de l’électricité abondante et peu chère des centrales hydrauliques (Bergougnoux, 2001 ; Huacuz et Gunaratne, 2003).

Ce sont les avènements du courant alternatif et de l’interconnexion qui vont résoudre, ou plus exactement réduire, les défauts originels de l’énergie électrique. Le premier, en permettant l’élévation des niveaux de tension utilisés, aura eu un rôle décisif dans les progrès techniques et économiques accomplis par le transport de l’électricité, pendant que la seconde aura remédié au défi technique de la distribution d’une énergie sans besoin de stockage. Surtout, en s’appuyant sur le foisonnement des aléas et la complémentarité des systèmes de production, l’interconnexion aura amélioré la fiabilité de la desserte, réduit les marges de sécurité et diminué la consommation en combustibles des centrales électriques, allégeant ainsi les coûts d’investissement et d’exploitation. Dès lors, l’économie et la fiabilité d’un système électrique devenaient d’autant plus substantielles que celui-ci était puissant et fortement interconnecté, phénomène aussi appelé phénomène de rendement croissant (Bergougnoux, 2001).

1.2.3.2 Réseau électrique centralisé

Un réseau électrique est chargé du transport de l’électricité depuis les centres de production jusque vers les sites de consommation, assurant, d’une part, la transformation de celle-ci en fonction des be-soins des différents clients connectés et, d’autre part, l’électricité n’étant pas directement stockable, l’équilibre permanent entre production et consommation (Carrive, 1991). Celui-ci possède une struc-ture générale hiérarchisée en niveaux de tension propres à l’accomplissement de certaines tâches spécifiques au sein du réseau global, qui consistent, en substance, à transporter l’électricité et à la distribuer aux consommateurs. On parlera alors de réseaux de transport très haute tension (THT) totalement interconnectés entre eux et transportant l’électricité vers les régions consommatrices, de réseaux de répartition haute tension (HT) assurant le transport à l’échelle régionale, et de réseaux de distributionmoyenne tension (MT) et basse tension (BT) alimentant l’ensemble des clients. Les niveaux de tension utilisés (de 150 à 800 kV pour la THT, de 30 à 150 kV pour la HT, de 3 à 33 kV pour la MT, et de 110 à 600 V pour la BT) peuvent différer d’un pays à l’autre, et des tensions de distribution pour les uns peuvent être considérées comme des tensions de transport pour d’autres (Freris et Infield, 2008).

L’organisation en réseau centralisé trouve sans nul doute son origine et son explication dans ce qui a été dit précédemment au sujet de l’interconnexion qui, au-delà de pallier le seul problème du stockage de l’énergie électrique, présentait un très grand intérêt technico-économique. L’utilisation de systèmes de production de forte puissance et particulièrement interconnectés assurant une fiabilité accrue et une réduction des coûts, il était donc plus intéressant de centraliser la génération d’élec-tricité, c’est-à-dire développer une structure de production, de distribution et de transport à grande échelle, ce que rendait possible l’utilisation complémentaire du courant alternatif. Ainsi, dans un ré-seau centralisé traditionnel, tous les systèmes de production d’électricité sont connectés au réré-seau de transport, pendant que l’énergie électrique est toujours acheminée jusqu’au consommateur via le réseau de distribution. Ces centrales électriques sont situées, en quelque sorte, au niveau des « bary-centres » géographiques et énergétiques du réseau global, le nombre de systèmes ou la capacité de

Chapitre 1 : Énergies renouvelables et électrification décentralisée en Afrique subsaharienne

production étant plus importants au niveau des zones à forte densité de population (Freris et Infield, 2008). La FIGURE1.7A présente la structure d’un tel réseau.

1.2.3.3 L’électrification décentralisée : une solution adaptée au développement des populations rurales

Nous avons pu constater précédemment la grande fragilité des populations rurales d’Afrique sub-saharienne, fortement dépourvues en matière d’approvisionnement énergétique, que ce soit en ma-tière d’électrification avec plus de 85 % des habitants ruraux de la région qui n’ont ainsi pas accès à l’électricité, ou de manière plus globale, du fait de réseaux de transport aussi limités que les réseaux électriques. En comparaison des populations urbaines, leur pauvreté est plus importante, et le manque de services fondamentaux ainsi que les pressions environnementales résultant de l’impératif énergé-tique peuvent engendrer des migrations vers les pôles urbains les plus proches, tout aussi désastreuses sur le plan humain. Les implications multiples de l’électricité en matière de lutte contre la pauvreté semblent alors d’autant plus pertinentes dans ce contexte particulier, car, non seulement, elle contri-buerait à réduire les privations les plus élémentaires de ces populations rurales (voir section 1.2.1.3), mais elle permettrait aussi d’éviter l’amplification du déséquilibre géographique et structurel déjà existant, entre des zones rurales de plus en plus délaissées et des aires urbaines concentrant de plus en plus la misère au sein de bidonvilles périphériques. En effet, avec plus de 60 % de la population to-tale, la problématique rurale n’apparait pas comme secondaire, mais bien comme la structure sociale principale de l’Afrique subsaharienne, et, ce faisant, l’électrification de ces zones représente donc un enjeu majeur du développement de la région. Cependant, ces structurations spécifiques nous incitent aussi à revoir et à réadapter si nécessaire le modèle centralisé de distribution d’électricité issu des pays plus fortement urbanisés.

Au-delà même de l’origine historique des réseaux électriques existants, on observe ainsi, à l’heure actuelle, dans la grande majorité des pays d’Afrique subsaharienne, une structuration géographique et énergétique des populations très distincte de celle rencontrée dans les régions les plus électrifiées, et donc les plus développées, du monde. Si, d’un côté, les populations sont en effet majoritairement réparties sur le territoire considéré au sein d’aires urbaines densément peuplées, de l’autre, elles sont principalement rurales, occupant alors la région donnée de manière beaucoup plus diffuse et disparate (voir section 1.2.1.2). Dans tous les cas, l’électricité est distribuée aux consommateurs via un réseau électrique, composé de deux sous-systèmes interconnectés entre eux, l’un de transport/répartition avec des niveaux de tensions plus élevés dans le but de transporter l’électricité sur de longues distances, l’autre de distribution avec des niveaux de tensions plus faibles afin de permettre son utilisation sur les sites de consommation (charge). Tout nouveau moyen de production, en étant inséré dans le maillage du réseau, augmente de manière globale l’énergie à disposition dans celui-ci et n’est aucunement spécifique à une ou des charges en particulier. Il est important d’insister sur ce point, car, dans le cas d’un contexte rural prégnant et d’un réseau confiné principalement à l’alimentation des aires urbaines, la répartition géographique des populations représente, a priori, une contrainte technique et économique forte à l’extension des réseaux électriques déjà existants vers les sites non connectés. En effet, la grande dispersion des populations rurales à travers tout le territoire considéré imposerait, d’une part, un maillage important et un grand nombre de systèmes de transformation. D’autre part, le déséquilibre géographique qui peut exister au sein même de ces populations ou entre celles-ci et les populations urbaines existantes entraînerait aussi un antagonisme économique fort, puisque le réseau serait dans l’obligation d’acheminer l’électricité sur de longues distances et vers des zones faiblement peuplées. Enfin, il arrive fréquemment que des zones rurales soient très difficiles d’accès, rendant

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toujours plus coûteuse une connexion à un réseau centralisé. En plus de ces considérations technico-économiques, on peut aussi constater, en Afrique subsaharienne, que le taux urbain d’électrification encore relativement faible, 59,9 % contre un taux mondial de 93,7 % (Birol, 2011), ou les nombreuses crises énergétiques qui ont émaillé un certain nombre de pays ces dernières années (Karekezi, 2002), mettent en lumière les faiblesses des réseaux électriques déjà installés. La priorité de ces pays se trouve donc avant tout dans la stabilisation de ces réseaux existants et non dans leur possible extension, leurs populations rurales s’en trouvant de ce fait d’autant plus isolées.

Par ailleurs, les populations rurales des pays développés ont historiquement été raccordées aux réseaux centralisés selon la méthode dite de pré-électrification, au travers de laquelle les populations les plus éloignées se sont structurées autour de centres de production d’électricité. Elles ont ainsi rejoint des zones plus densément peuplées, déjà alimentées par un réseau électrique local basé sur des centrales diesel ou hydroélectriques, l’appel de charge augmentant alors de manière régulière jusqu’au seuil où l’interconnexion avec le réseau principal était viable économiquement (Huacuz et Gunaratne, 2003). Si ce modèle d’électrification peut, d’un point de vue technico-économique, fonctionner, il implique aussi une profonde modification des structures sociales, économiques et environnementales des populations considérées, du fait de leur déplacement depuis leur lieu originel de vie et d’activité vers des zones plus urbanisées. De plus, au-delà du seul impact sociologique évident, l’extension du réseau principal vers ces zones ne garantirait pas forcément l’accès à l’électricité des populations qui y résident, le maillage local pouvant se limiter au centre des zones et laisser les périphéries dépourvues. Ces deux problématiques nous renvoient à celle déjà évoquée dans la section 1.2.2 au sujet de la migration forcée de certaines de ces populations vers les pôles urbains proches, du fait du manque local de ressources, et dont la misère vient le plus souvent grossir celle des bidonvilles. Il est alors important d’insister sur le fait que, comme décrit dans la section 1.2.1.3, la réduction des privations, et donc de la pauvreté multidimensionnelle dans laquelle vivent la majorité des populations rurales d’Afrique subsaharienne, ne nécessite pas, comme le suggère Huacuz et Gunaratne (2003), que le réseau électrique centralisé desserve l’électricité aux zones rurales, mais bien que les populations rurales aient accès à l’électricité, et ce, de manière croissante dans le futur.

L’idée est alors de changer de paradigme énergétique, à savoir « court-circuiter » le schéma clas-sique des différentes couches de tensions du réseau centralisé en reliant directement le ou les consom-mateurs à des systèmes de production de taille plus réduite. Chaque système ou réunion de systèmes est alors susceptible de constituer un micro réseau (Li, 2009), fonctionnant en totale autonomie, et dont la taille sera plus ou moins importante selon la puissance installée, le nombre de systèmes le com-posant et le nombre de consommateurs reliés. On parlera alors de production décentralisée d’énergie ou, dans le cas de l’énergie électrique, d’électrification décentralisée, en opposition à l’électrification centralisée (Huacuz et Gunaratne, 2003). La FIGURE1.7 compare les deux types d’électrification en schématisant les spécificités géographique et énergétique de chacune. La FIGURE 1.7A est extraite de l’exemple du réseau en place au Royaume-Uni (Freris et Infield, 2008), où les lignes de 400 kV sont considérées comme le système de transport, les lignes de 132 kV comme transport/distribution et toutes les autres couches de tension comme le réseau de distribution. Outre la taille des systèmes, on peut aussi observer, à l’aide de ces schémas, la différence principale qui existe entre les deux types de production. Ainsi, sur la FIGURE 1.7A, toutes les lignes électriques, ou couches de tension, compo-sant le réseau sont entièrement interconnectées, à l’inverse de la FIGURE 1.7B, où tous les systèmes ou microréseaux électrifiant les zones rurales d’un même territoire sont totalement indépendants les uns des autres. Par ailleurs, si les deux schémas reprennent le même formalisme, il est important de préciser que la taille des transformateurs est nécessairement à l’échelle des puissances considérées et que, dans le contexte décentralisé, les systèmes de production électrique peuvent être des

généra-Chapitre 1 : Énergies renouvelables et électrification décentralisée en Afrique subsaharienne 400 kV Transformateur Centrale électrique 132 kV 33 kV Charge 11 kV 400/230 V Aire urbaine Zone rurale 230 V 48 V 24 V

A B

FIGURE 1.7 – Schématisation des types d’électrification A. Électrification centralisée, inspirée du réseau installé en Grande-Bretagne (Freris et Infield, 2008) B. Électrification décentralisée.

teurs de courant continu couplés ou non avec des onduleurs, selon que les charges nécessitent ou pas l’apport de courant alternatif. On ajoutera enfin que ces microréseaux peuvent reprendre la structure de transport/distribution d’un réseau centralisé, mais à beaucoup plus petite échelle et avec, de ce fait, des niveaux de puissance et de tension beaucoup plus faibles. En substance, si un réseau centra-lisé consiste en un maillage de puissance auquel chaque consommateur se connecte, l’électrification décentralisée, elle, correspond à une spécialisation des moyens de production vis-à-vis de chaque consommateur.