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Cf le chapitre 8 de R.Gerwarth, Les Vaincus Violences et guerres civiles sur les décombres des

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nouvelle extension de la démocratie parlementaire, confirmée à Paris et à Londres, et bientôt adoptée à Berlin sous la forme de la République de Weimar. Les vainqueurs pensent, d’autre part, avoir clos l’ère des guerres et être maîtres de la notion de « relations internationales ». La notion de nationalités remontait au XVIIIe siècle et l’adjectif « international » datait de 1789. Un mécène britannique, David James Davies (1893-1956), fonde la première chaire de cette « matière » en 1919, à l’University College of Wales à Aberystwyth. En 1922 le nom de Woodrow Wilson fut donné à cette chaire, dont le premier titulaire, Alfred Zimmern (1879-1957), publiera en 1936 le livre- somme The League of Nations and the Rule of Law. 1918-1935. L'Europe d’après les traités de paix est en apparence une reconnaissance décisive du principe des nationalités. La carte du vieux continent au XIXe siècle avait certes connu des transformations importantes, mais, même après l'unification de l’Italie et de l'Allemagne (1859-1871), le maintien d'une domination de l'Autriche-Hongrie sur les peuples slaves gelait cette reconnaissance du principe des nationalités. La situation était devenue explosive à la veille de 1914, quand l'empire ottoman dut lâcher les Balkans. Et la guerre fut déclenchée sur un incident austro-serbe. En 1919, on a (voir plus haut) au contraire une Tchécoslovaquie indépendante, une grande Yougoslavie (le « pays des Slaves du Sud ») autour de la Serbie, une Pologne ressuscitée plus d'un siècle après son dernier partage entre Prusse, Autriche et Russie. De nouveaux États sont tournés vers les démocraties occidentales, ce que symbolise la reprise des couleurs françaises par le drapeau tchèque.

Mais, en profondeur l’après-guerre marque la défaite de toute l'Europe et la remise en cause de la notion de « guerre juste ». Fondamentalement, le Vieux Continent se retrouve divisé sur lui-même et affaibli vis-à-vis des pays neufs. « Le droit est plus précieux que la paix », avait déclaré le président américain Wilson. Et longtemps dans le monde, tout au moins dans le camp des vainqueurs auquel les États- Unis d'Amérique avaient appartenu, la Première Guerre mondiale passa pour la guerre majeure du droit et de la justice, une « croisade pour la démocratie » couronnée par le succès sur « les maîtres militaires de l'Allemagne », agresseurs de l'Europe et à qui la « libre Amérique » avait déclaré la guerre le 6 avril 1917. Mais les États-Unis des années 1930 furent agités par des controverses très vives à ce sujet, par le fait des révisionnistes, comme ceux de la commission présidée par le sénateur Gerald Nye (1892-1971), qui prétendit en 1934 que la décision américaine avait été prise en réalité à la suite de la pression des banquiers. Ceux-ci, après avoir prêté des sommes colossales au camp de l'Entente, auraient voulu être certains de la victoire pour être remboursés par leurs débiteurs ! Poussé par le groupe de pression de l'American Legion, Nye multiplia les enquêteurs et les investigations, aboutissant avec précipitation à la conclusion simpliste que les États-Unis avaient été en 1917 jetés dans

la guerre, qui durait depuis bientôt trois ans, par les milieux d'affaires. Systématiquement indulgente vis-à-vis de l'Allemagne et sévère à l'égard de la France et de la Grande-Bretagne, la thèse aboutit très explicitement à renforcer l'isolationnisme américain.

Ce révisionnisme américain des années trente ne concernait directement que les conditions de l'entrée en guerre de la république américaine, et il ne faisait qu'effleurer indirectement les origines et les causes du conflit mondial dans son ensemble. A vrai dire celles-ci et celles-là avaient déjà suscité d'amples controverses en

Europe dans la décennie ou les quinze années précédentes. Dans leur ensemble, les Allemands avaient durant le conflit repoussé toute idée de responsabilité unilatérale et accueilli avec indignation le diktat du traité de Versailles, que leurs représentants avaient été contraints de signer le 28 juin 1919 et qui établissait par son célèbre article 231 la « responsabilité allemande » dans le déclenchement de la guerre de 14. Cette dénonciation était faite aussi par les partis de gauche d'Europe occidentale, qui repoussaient dans la thèse de la « responsabilité allemande » le spectre du nationalisme des pays victorieux et enfin par les marxistes-léninistes, qui voyaient dans le conflit le résultat du choc des impérialismes économiques. D'autre part, la responsabilité de la Russie tsariste, cherchant à protéger à tout prix la Serbie slave de l'Autriche-Hongrie, fut souvent évoquée dans l'entre-deux-guerres, ainsi que le rôle de Poincaré : le président de la République française, en voyage en Russie dans les derniers jours de juillet 1914, avait-il tout fait pour éviter la guerre, pour retenir l'allié russe en particulier ?

Le nationalisme

La guerre a surexcité les passions. Certes, les belligérants ont généralement et globalement respecté les conventions de Genève sur les prisonniers de guerre. Mais combien de violences, de massacres perpétrés au nom de la patrie ! Les villes belges incendiées, les civils fusillés ont été expliqués, du côté allemand, par la hantise des francs-tireurs, justifiant des représailles. La haine a monté dans les deux camps : « Il existe aujourd'hui en France [ne craint pas d'écrire La Petite Gironde de Bordeaux] une beauté, une dignité, une noblesse de la haine... » Il y a quelques années est apparu le concept historiographique de « brutalisation » de la guerre. La Première Guerre mondiale a été une guerre totale, qui a engagé la totalité des moyens des belligérants, non seulement militaires, mais aussi économiques, financiers, démographiques, une guerre d’anéantissement et non une guerre limitée. Haines et rancunes difficiles à surmonter lorsqu'il s'agira de « gagner la paix ». Sans compter que

des millions d'hommes, à qui on aura appris à tuer et que l'on aura poussés au combat vont devoir se réadapter à une vie quotidienne jugée mesquine.

Biblio. : G.L.Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, trad. fr., Hachette Littératures, 2000, 320 p. ; A.Prost, Les Anciens Combattants et la société française (1914-1939), Thèse, FNSP, 1977, 3 vol., 268, 261 & 237 p. ; A.Prost, « Les limites de la brutalisation. Tuer sur le front occidental, 1914- 1918 », Vingtième Siècle. Revue d'Histoire, janv.-mars 2004, pp. 5-20 ; D.Lejeune, « Guerre, État et société en France, de 1851 à 1945 », cours de khâgne mis en ligne le 2 mars 2017 sur HAL-SHS (CNRS) : https://hal.archives-ouvertes.fr/cel-01474714, version 1.

« L’histoire des guerres est inséparable de celle des cultures des peuples concernés. » (Jean-Jacques Becker). Celles-ci sortent considérablement marquées par le conflit. La « culture de guerre », c’est d’abord la faculté et la détermination à résister à la durée et à la dureté de la guerre. La Première Guerre mondiale, sous l’angle des cultures, fut une immense tension collective de type eschatologique. À l’avant, il faut tenir, et à l’arrière cette culture est faite d’une véritable « religion civile » de la guerre : la guerre — souffrance majeure — est un enjeu de civilisation, elle a des buts supérieurs — ce qui permet d’oublier les souffrances du présent — , et, bien sûr, toute une propagande est développé par les États, les intellectuels et les Églises. La « culture de guerre » peut être définie comme l'ensemble des représentations, des attitudes et des pratiques des années 1914-1918 : il y a eu une totalisation de la guerre, avec franchissement de plusieurs seuils de violence, de dégâts psychologiques sur les soldats, au fond une immense tension collective de type eschatologique. À long terme, cette « culture de guerre » est un élément capital de la mémoire collective, faite du souvenir et du culte des ruines, avec des villes reconstruites à l'identique, comme Ypres (Belgique), entièrement rasée lors des combats, et devenue lieu de mémoire international. Ces lieux ont pu être « récupérés », comme Dixmude (Belgique), par les flamingants. Des musées sont constitués très tôt, mais tard avec un regard d'historien, comme à l'Historial de Péronne (Somme), ouvert en 1992, récit historique et « centre d'histoire culturelle comparée des pays en guerre ». Il a existé des photographes spécialisés, comme Jean Cartier, des écrivains antimilitaristes comme Yves Gibeau (1916-1994), des B.D. de la guerre, dans lesquelles le regard critique a tardé, mais en France Jacques Tardi (né en 1946) a publié C'était la guerre des tranchées (1993).

Pendant toute la durée du conflit, les gouvernants n'ont pas cessé de faire appel au patriotisme pour galvaniser les esprits. Après les armistices de 1918, l'exaltation chauvine est largement présente dans les États vaincus qui ressentent la douleur de la patrie humiliée, déchirée et écrasée. En Allemagne, les généraux comme

Ludendorff (voir plus haut) et Walther von Luttwitz (1859-1942) éprouvent un très vif ressentiment vis-à-vis des civils accusés de ne pas avoir su tenir. Des manifestations nationalistes éclatent dans les premiers mois de 1919 contre la restitution (« cession ») de l'Alsace et de la Lorraine à la France. Ce climat favorise la naissance de groupuscules ultra-nationalistes parmi lesquels le parti nazi.

Chez les vainqueurs, le nationalisme est aussi très répandu. Tous les Français accueillent avec fièvre le retour de l'Alsace-Lorraine. Au-delà de cette réparation de l'injustice subie en 1871, nombre d’entre eux aspirent à l'annexion de la Sarre et de la rive gauche du Rhin, « seule frontière naturelle » entre la France et la « Germanie ». Pour couvrir les énormes dépenses de reconstruction, appliquons le slogan « l'Allemagne paiera ! » affirme Louis-Lucien Klotz (1868-1930), le ministre des Finances du gouvernement Clemenceau. Cette formule leurre la majeure partie de l'opinion publique et des hommes politiques, puisque ni les capacités de paiement de l'Allemagne, ni les mécanismes de transfert des réparations n’ont été évalués (voir plus haut). Ce nationalisme agressif et vengeur culmine lors des élections législatives du 16 novembre 1919 : jamais depuis la fondation de la IIIe République, la France n'a élu une assemblée — la Chambre des députés — aussi nationaliste que cette « Chambre bleu horizon ». Dans d’autres États victorieux, comme la Belgique et l’Italie, le nationalisme apparaît également comme annexionniste — des Belges revendiquent le Bas-Escaut, le Limbourg et le Luxembourg (voir plus haut) — tandis que les extrémistes de la droite ultra-nationaliste italienne occupent Fiume et réclament la Dalmatie (voir plus haut).

En Europe centrale, les nationalités longtemps soumises dans les empires multi-ethniques laissent éclater leur joie : les Tchèques, les Slovaques, les Roumains et les Slaves du Sud invoquent leurs droits historiques et leurs intérêts stratégiques pour élargir le plus possible le domaine de leurs futurs États. Pour les minorités nationales et les conflits inter-étatiques entre « états successeurs » : voir plus haut.

Le pacifisme

Combien d'anciens combattants se sentent incompris, étrangers dans un monde qui n'est plus le leur. Simultanément et bien souvent chez les mêmes personnes se développe le pacifisme. Cet état d'esprit se nourrit de l'horreur de la guerre, qui doit être « la der des der », comme disent les poilus français (the last war we fight, disent les anciens tommies). Rien n'est plus symbolique en France que les défilés du 11 novembre : chacun d'eux est précédé par des centaines de mutilés, d'aveugles et de gazés qui veulent que leur sacrifice consacre « l'écrasement de la guerre ». Pour les associations d'anciens combattants, le 11 novembre n'est pas la fête de la guerre mais

celle de la paix. Autour du monument aux morts, les poilus de 1914-1918 chantent moins La Marseillaise que des hymnes à la paix. Les enfants des écoles y sont présents pour ne pas oublier le sacrifice des milliers de combattants et pour haïr la conflagration. Afin d'éviter un nouvel holocauste, beaucoup d'anciens combattants placent leurs espoirs dans le désarmement et dans la sécurité collective qui doivent à l'avenir garantir la paix entre les nations, comme le montre bien la thèse d’Antoine Prost, récemment rééditée 1.

Mais — et ce n’est pas contradictoire — la guerre a représenté un traumatisme si violent qu'au lendemain du conflit les hommes revenus du front se groupent en associations d'Anciens Combattants, dans le but de défendre leurs intérêts (pensions, aide aux mutilés, aux veuves, aux orphelins), mais aussi de prolonger l'idéal d’union, de défense de la patrie et de la paix pour lequel ils ont versé leur sang. Dans tous les pays, les gouvernements doivent compter avec le poids considérable des Anciens Combattants qui constituent un groupe puissant, décidé à faire prévaloir des vues acquises au péril de leur vie. Par exemple un de leurs journaux français, La voix du combattant, écrit le 13 août 1932 : « Non. Mille fois non, la guerre n'est pas une école de noblesse et d'énergie... La guerre est un fléau plus redoutable que la lèpre, la peste, le choléra, le cancer ou la tuberculose. La guerre tue non seulement les hommes, mais aussi les consciences... Elle déchaîne fatalement les plus bas instincts et elle laisse des ruines morales plus douloureuses encore que les ruines matérielles... » 2. Les anciens combattants entendent ainsi avoir un droit de regard sur la politique de leur pays, veiller en particulier à préserver la paix à tout prix, à faire que la guerre de 1914-1918 soit vraiment la « der des der ».

Un aspect particulier est la phobie de la guerre aérienne. Le caractère révolutionnaire de ce que serait l’arme aérienne avait été montré avant la Première Guerre mondiale par Albert Robida (1848-1926) dans La Guerre au XXe siècle (1883- 1887), Herbert George Wells (1866-1946) dans The War in the air (1908) et Clément Ader (1841-1925), dans L’Aviation militaire, de 1909). La Grande-Bretagne avait créé en avril 1918 la première force aérienne indépendante mondiale, la RAF, Royal Air Force. À la lumière des « progrès » permis par la Première Guerre mondiale (la France avait fabriqué 51 000 avions, l’Allemagne 48 000), se développe dans tous les pays une stratégie (bouleversement radical des enseignements traditionnels, les combats

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