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Le boycottage sportif des vaincus et de la Russie bolchevique

Dans le document Ordre ou désordre (Page 169-174)

Que le sport se mette à jouer un rôle dans les relations internationales est un fait connu depuis longtemps. Mais la révélation essentielle — capitale — fut celle de Pierre Arnaud à la fin du siècle dernier 1. « Au niveau international, c’est à partir des années 1919-1920 que le sport devient un instrument politique d’exclusion, de boycottage, brandi par les pays démocratiques contre les sociétés barbares », nous apprend-il en effet 2, et il ajoute :

« Les pays démocratiques sont à l’origine des premiers boycottages de l’histoire du sport. Les pays vainqueurs de la Première guerre refusent de rencontrer les pays vaincus sur le "terrain neutre" du sport. ».

Le sport devient au lendemain de la Grande Guerre une « vitrine » de la vitalité et de la grandeur retrouvées des pays démocratiques et vainqueurs dans la guerre « du droit et de la justice ». L’utilisation du sport dans les relations internationales apparaît donc en fait fort tôt, dès les lendemains de la Première Guerre mondiale, et non seulement en 1936, lors des Jeux de Berlin. Surtout, on se rend compte par de nombreux exemples que ce sont les pays démocratiques qui ont, les premiers, utilisé l’arme du boycottage. En effet,

« les gouvernements des pays vainqueurs se rallient facilement, pendant les

1 P.Arnaud dir., Les origines du sport ouvrier en Europe, L'Harmattan, coll. « Espaces et Temps du Sport », 1994, 312 p. ; P.Arnaud et A.Wahl dir., Colloque de Metz (1993) Sport et relations internationales, Metz, 1994, 286 p. ; P.Arnaud et A.Wahl, Sport et relations internationales pendant l'entre-deux-guerres, CNRS, 1993, 239 p. Un colloque international avait été organisé à Metz et Verdun du 23 au 25 septembre 1993, dans le prolongement de la recherche conduite à partir de 1991 dans le cadre d’un programme du CNRS de la région Rhône-Alpes. Sa direction scientifique était confiée à Pierre Arnaud (Lyon I) et Alfred Wahl (Metz). Le sport, comme d’ailleurs bien d’autres secteurs de la vie sociale et culturelle, est particulièrement sensible aux fluctuations des relations internationales, on le savait depuis longtemps, on apprend ici l’ampleur du phénomène, on réfléchit sur le rôle des instances dirigeantes, on revient sur des idées reçues et on découvre des archives inédites, notamment les archives de Nantes.

2 P.Arnaud dir., Les origines du sport ouvrier en Europe, L'Harmattan, coll. « Espaces et Temps du Sport », 1994, 312 p., p. 13 & P.Arnaud et A.Wahl dir., Colloque de Metz (1993) Sport et relations internationales, Metz, 1994, 286 p., passim.

années qui suivent immédiatement la fin de la Guerre, à une position "dure" selon laquelle la reprise des rencontres internationales avec les pays vaincus et neutres, ne pourra être officialisée que lorsque ces pays adhéreront à la SDN » 1.

Ainsi, le Comité olympique français et le Comité national des sports durent s’incliner devant les recommandations du Quai d’Orsay lors de l’organisation des Jeux olympiques de 1924 à Paris, afin d’exclure les pays dont la présence était jugée indésirable. Cette idée, fondamentale, avait déjà été avancée en cours de recherche par Pierre Arnaud lors du Congrès national des Sociétés historiques et scientifiques de Clermont-Ferrand en 1992.

« Le gouvernement français adopte, dès 1920, un certain nombre de dispositions à l’égard du sport de haut niveau qui indiquent clairement que "le sport est devenu une affaire d’État". Cette situation, en totale rupture avec ses préoccupations antérieures, va contribuer à ériger les rencontres sportives internationales en tant qu’instrument de politique étrangère. La création, par le ministère des Affaires étrangères, d’une section Tourisme et Sport dépendant du Service des œuvres françaises à l’étranger (SOFE), démontre que les responsables politiques entendent utiliser le sport à des fins de propagande afin d’assurer le rayonnement et le prestige de la culture française. » 2

La Grande-Bretagne est encore plus hostile que la France à la participation des anciens vaincus aux rencontres internationales et l’on peut parler sans risque d’exagération d’initiative de la Grande-Bretagne, secondée par la France et la Belgique 3. Pierre Arnaud va plus loin encore en écrivant : « au lendemain de la première guerre mondiale, l’Angleterre veut imposer sa loi en imposant aux pays vainqueurs de ne pas rencontrer les neutres et les vaincus, ni même les pays vainqueurs qui pourraient jouer contre eux. » Il remarque en outre que la presse sportive française supporte très mal cette forme très particulière de leadership britannique. La Vie au grand air du 20 mai 1920 écrit « que l’Angleterre a mis la France en demeure de la suivre, comme une péniche suit un remorqueur… » 4 D’une façon plus générale, le sport britannique est tout à fait nationaliste dans l’entre-deux-guerres, et pas seulement à l’encontre des anciens ennemis.

« La reprise du calendrier sportif international est inaugurée par les Jeux interalliés en 1919. Organisés à l’initiative des États-Unis, ils prétendent renouer avec

1 P.Arnaud et A.Wahl dir., Colloque de Metz (1993) Sport et relations internationales, Metz, 1994, 286 p., p 4. 2 P.Arnaud, « Des jeux de la guerre aux jeux de la paix, sport et relations internationales (1920-1924) », dans P.Arnaud et Thierry Terret dir., Éducation et politique sportives. XIXe-XXe siècles, tome 3 de Jeux et sports dans

l'histoire, section d'histoire moderne et contemporaine des Actes des 117e et 118e Congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques (Clermont-Ferrand, 1992 et Pau, 1993), Éditions du CTHS, 1995, 407 p., p. 315.

3 P.Arnaud et A.Wahl dir., Colloque de Metz (1993) Sport et relations internationales, Metz, 1994, 286 p., p. 6. 4 Page 39 du numéro. Cf. P.Arnaud et A.Wahl dir., Colloque de Metz (1993) Sport et relations internationales, Metz, 1994, 286 p., pp. 56 & 68. Plus tard, on parlera de « gouvernante anglaise », cf. J.-B.Duroselle, La

une version particulière de l’olympisme puisque seuls les pays vainqueurs pourront y participer. Il s’agit, en réalité, beaucoup plus d’assurer la propagande des États-Unis en France, de renforcer la fraternité entre les pays alliés que de remplacer symboliquement les J.O. de Berlin, annulés en 1916, pour cause de guerre. […] L’année suivante, les J.O. d’Anvers permettent de renouer avec le calendrier olympique. Dans le contexte de cet immédiat après-guerre, des voix s’élèvent pour voir dans le sport la confirmation de la valeur guerrière des alliés. Affirmation d’autant plus évidente que les nations vaincues ne sont pas autorisées à participer à ces rencontres. Mais les victoires américaines démontrent surtout la supériorité de leur système éducatif et de leurs méthodes d’entraînement. » 1

Les anciens vaincus et la Russie bolchevique — qui devient à la fin de 1922 l’URSS et qui est mise au ban des nations — sont pendant plusieurs années exclus des compétitions internationales. Fait remarquable, parmi les anciens belligérants du camp des Empires centraux, c’est plus spécialement l’Allemagne et la Hongrie qui sont visées, car aux JO de Paris (1924), Autriche, Bulgarie et Turquie sont admises, alors qu’elles étaient absentes à Anvers (1920).

« Quant aux relations sportives franco-allemandes, elles ne reprennent que lorsque l’Allemagne est admise à la SDN [1926], avec un match d’athlétisme opposant la France, l’Allemagne et la Suisse. […] Les premiers incidents sportifs naissent sans conteste des tensions politiques. À peu près au même moment d’ailleurs, c’est-à-dire à partir de 1923, [en Italie…] les mesures vexatoires, les tendances nationalistes et chauvines se multiplient à l’encontre des étrangers, particulièrement les athlètes français. Au même moment, en Allemagne, l’occupation de la Ruhr au début de 1923 exacerbe la francophobie et donne au national-socialisme un regain de vigueur. » 2

En football, l’équipe de France ne rencontre que des pays alliés ou neutres jusqu’en 1924, c’est-à-dire jusqu’au début de l’amélioration des relations internationales et spécialement des rapports franco-allemands. Mais il y a tôt des rencontres de boxe entre France et Grande-Bretagne d’une part et Allemagne, de l’autre 3. « L’attribution des JO à la France pour la 8e Olympiade va générer, en

1 P.Arnaud, « Des jeux de la guerre aux jeux de la paix, sport et relations internationales (1920-1924) », dans P.Arnaud et Thierry Terret dir., Éducation et politique sportives. XIXe-XXe siècles, tome 3 de Jeux et sports dans

l'histoire, section d'histoire moderne et contemporaine des Actes des 117e et 118e Congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques (Clermont-Ferrand, 1992 et Pau, 1993), Éditions du CTHS, 1995, 407 p., p. 318 &

P.Arnaud et A.Wahl dir., Sport et relations internationales, op. cit., pp. 31 & 133-155. Voir aussi, plus récent et détaillé, T.Terret, Les Jeux interalliés de 1919. Sport, guerre et relations internationales, L'Harmattan, 2002, 144 p.

2 P.Arnaud, « Des jeux de la guerre aux jeux de la paix, sport et relations internationales (1920-1924) », dans P.Arnaud et Thierry Terret dir., Éducation et politique sportives. XIXe-XXe siècles, tome 3 de Jeux et sports dans

l'histoire, section d'histoire moderne et contemporaine des Actes des 117e et 118e Congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques (Clermont-Ferrand, 1992 et Pau, 1993), Éditions du CTHS, 1995, 407 p., pp. 319 et

339-340.

3 P.Arnaud, « Des Jeux de la Victoire aux Jeux de la paix ? (1919-1924) », p. 144 de P.Arnaud et A.Wahl dir., Colloque de Metz (1993) Sport et relations internationales, Metz, 1994, 286 p.

particulier de la part des Allemands, une vaste campagne de dénigrement de l’olympisme ainsi que des tentatives de boycottage » 1, jusqu’alors inconnues. Les relations sportives franco-allemandes ne reprennent qu’au moment de l’admission de l’Allemagne à la SDN en 1926, apogée de l’ère Briand-Stresemann. Un premier meeting d’athlétisme — à trois… — entre France, Allemagne et Suisse est organisé le 22 août 1926, en « terrain neutre » (à Bâle, en Suisse, à la rencontre des trois territoires !) juste avant l’entrée de l’Allemagne dans l’organisation internationale, et le ministre de la Guerre français ne veut pas laisser partir les athlètes militaires. Quant aux relations sportives franco-allemandes vraiment bilatérales, il faudra attendre le 23 août 1927, soit près d’une année après l’admission de l’Allemagne à la SDN, pour que se déroule officiellement le premier France-Allemagne d’athlétisme, et 1928 — l’année du pacte Briand-Kellogg — pour le premier match de natation. Le premier France-Allemagne de rugby avait eu lieu le 19 avril 1927, à Paris.

« Pourtant, la reprise des compétitions de football sera plus tardive : alors que l’équipe de France rencontre l’Autriche en 1926, la Hongrie en 1927, ce n’est que le 17 mars 1931 qu’elle est opposée à l’équipe nationale allemande au stade de Colombes. Il aura donc fallu attendre douze ans [après la conférence de la Paix, à Paris, en 1919] pour que les deux nations s’affrontent dans le sport le plus populaire de l’époque […]. » 2.

Remarquons d’ailleurs, d’une part, qu’une Coupe d’Europe centrale est instituée en 1927 et, d’autre part, que si l’équipe de France de football livre 330 parties internationales entre 1904 et 1970, elle n’en dispute que 11 face à son voisin immédiat de l’Est 3. Ces relations sportives franco-allemandes vraiment bilatérales sont évidemment les plus intéressantes, car les plus significatives.

« Côté allemand, il semble qu’il y ait quelque empressement à vouloir renouer des relations sportives avec la France. Timidement d’abord, sous la forme d’invitations d’athlètes français de grande réputation. Mais, côté français, le Ministère des Affaires étrangères veille. Ainsi, l’invitation de Georges Carpentier sera déclinée. […] Il est clair que ce sont les pays démocratiques qui ont été les premiers à instituer le boycottage des épreuves sportives internationales. Que leurs directives n’aient pas toujours été suivies d’effets est un autre problème : l’intention était explicite. Cette situation ne pouvait être possible que parce que le sport était devenu, au début des années vingt, un phénomène social, culturel, économique… et donc devait devenir un enjeu politique et diplomatique. » 4

1 Ibid., p. 149.

2 P.Arnaud et A.Wahl dir., Colloque de Metz (1993) Sport et relations internationales, Metz, 1994, 286 p., p. 69. 3 Ibid., p. 114.

Il y a donc eu fugitivement la possibilité d’un olympisme genevois, d’un olympisme-Société des Nations ; il y a donc eu, et très tôt, une véritable instrumentalisation du sport. À propos de la SDN, s’est d’ailleurs posé un problème très intéressant à considérer avec le recul du temps.

« Comme la SDN comprend un nombre non négligeable de sportifs connus (dont l’explorateur norvégien Nansen), les délégués scandinaves projettent de mettre la question du sport international à l’ordre du jour de la SDN. André Glarner, journaliste au Miroir des sports, propose aussitôt que la SDN organise les JO en 1924 ! » 1

Il n’est enfin pas étonnant que la France cherche à utiliser dans ce domaine ses quelques traités d’alliance. On comprend ainsi l’existence des « footballeurs-étudiants » yougoslaves dans les clubs languedociens, eu égard au contexte du traité d’alliance avec la Yougoslavie (1927) 2. Concluons avec Pierre Arnaud :

« L’intrusion soudaine du sport dans les stratégies politiques des gouvernements est un phénomène entièrement nouveau dans l’histoire des relations internationales à partir de 1919. Du strict point de vue sportif, les cinq années qui suivent la signature de l’Armistice sont indiscutablement marquées par deux phénomènes : l’olympisme et la germanophobie. Les Jeux interalliés de Paris et les Jeux olympiques d’Anvers sont bien les jeux de la guerre, comme se plaît à le rappeler Delavaud, ministre de France à Stockholm, en ce qu’ils instituent le premier boycottage de l’histoire du sport. […] C’est bien dès cette date que le sport devient un instrument de propagande et de pression diplomatique. » 3

Quelques années plus tard, les états totalitaires retiendront la leçon donnée par les états démocratiques. Certes, ce n’est pas à cause de son régime politique que l’Allemagne est exclue des compétitions internationales : cette sanction s’inscrit dans la panoplie de celles qu’ont définies les alliés pour obtenir, en exécution du traité de Versailles, des réparations. Cette « mise en quarantaine », fomentée, on l’a vu, par l’Angleterre, reçoit d’ailleurs sans trop de réactions, au moins jusqu’en 1921- 1922, l’aval de la communauté internationale. Mais sa durée pose problème, eu égard au renouvellement des relations internationales. Le cas est quelque peu différent pour

1 P.Arnaud, « Des jeux de la guerre aux jeux de la paix, sport et relations internationales (1920-1924) », dans P.Arnaud et Thierry Terret dir., Éducation et politique sportives. XIXe-XXe siècles, tome 3 de Jeux et sports dans

l'histoire, section d'histoire moderne et contemporaine des Actes des 117e et 118e Congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques (Clermont-Ferrand, 1992 et Pau, 1993), Éditions du CTHS, 1995, 407 p., p. 335 &

P.Arnaud et A.Wahl dir., Sport et relations internationales, op. cit., p. 6.

2 Cf. P. Lanfranchi, « Les "footballeurs-étudiants" yougoslaves en Languedoc (1925-1935) », pp. 43-59 de Sport-

Histoire, n° 3 (1989).

3 P.Arnaud, « Des jeux de la guerre aux jeux de la paix, sport et relations internationales (1920-1924) », dans P.Arnaud et Thierry Terret dir., Éducation et politique sportives. XIXe-XXe siècles, tome 3 de Jeux et sports dans

l'histoire, section d'histoire moderne et contemporaine des Actes des 117e et 118e Congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques (Clermont-Ferrand, 1992 et Pau, 1993), Éditions du CTHS, 1995, 407 p., p. 69.

l’URSS. Son exclusion des JO et des rencontres sportives internationales repose sur un boycottage de nature politique, celui de la révolution d’Octobre. Les Anglais, gendarmes de l’ordre sportif international, sont les premiers à réclamer le boycottage des pays vaincus et des pays neutres ainsi que celui de tout pays rencontrant les uns ou les autres, selon une formule simple : les amis de mes ennemis deviennent mes ennemis.

Dans le document Ordre ou désordre (Page 169-174)