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Enquête auprès des personnes-sujets

4.C VOLONTAIRES PARTICIPANT À TITRE ONÉREU

L'article 16-6 du code civil156, dispose : « Aucune rémunération ne peut être allouée à celui

qui se prête à une expérimentation sur sa personne, au prélèvement d'éléments de son corps ou à la collecte de produits de celui-ci. » Ce que la loi autorise (sans y obliger), c'est seulement — au-delà du « remboursement des frais exposés »157 — le versement par le promoteur d'une

« indemnité en compensation des contraintes subies »158. Encore cette possibilité est-elle

explicitement réservée aux cas des recherches biomédicales « sans bénéfice individuel », avec la condition que ces recherches ne soient pas « sur des mineurs, des majeurs protégés par la loi ou des personnes admises dans un établissement sanitaire ou social à d'autres fins que celles de la recherche »159.

En d'autres termes, la participation à une expérimentation en tant que sujet n'est pas un travail ou une prestation donnant lieu à contrepartie, mais un acte bénévole ; seules les « contraintes subies » dans l'exercice de cet acte peuvent donner lieu à compensation par la voie indemnitaire, et non pas l'acte lui-même consistant à se prêter à l'expérimentation, ni même le niveau de risque encouru. Le régime est analogue à celui de l'indemnité réparatrice en matière civile : on rétablit une situation d'origine (par équivalence dans l'ordre pécuniaire) sans enrichissement ; c'est la raison pour laquelle ces indemnités, même si elles représentent des sommes substantielles, ne sont, en principe, pas imposables : elle ne constituent pas, à proprement parler, un revenu. Il en va ainsi des indemnités perçues par les volontaires se prêtant à des expérimentations biomédicales.

Il est capital, pensons-nous, de bien saisir la rationalité qui organise juridiquement la « gratuité » de la participation aux essais. Elle s'appuie sur une tradition et une doctrine françaises du don — don du sang, don d'organes, don du corps à la science… —, inscrite dans ce qu'on a pu appeler une « idéologie de la gratuité »160 et qu'exprime avec une netteté

inégalée l'étude du Conseil d'État161 qui inspira la loi de 1988. La gratuité « découle

directement de l'indivisibilité de la personne et de son corps »162 sur quoi est fondé le principe

de l'indisponibilité du corps humain, sa position « hors commerce ». Renoncer au principe de gratuité, dans cette construction, c'est entamer le principe de l'indisponibilité de la personne, c'est, rendant le corps humain « objet susceptible d'une appropriation », « le faire entrer dans la circulation des biens »163 ; la voie « indiscutablement illicite » de « l'aliénation totale du

corps » serait dès lors ouverte et, partant, celle qui conduirait à « se donner en esclavage »164.

La théorie (juridique) de la gratuité est de ces forteresses qu'on érige et qu'on ne cesse de consolider tant est chargé de valeur (idéologique) ce qui s'y préserve : la solidarité de la personne et de son corps fonde, en l'espèce, une certaine conception du contrôle des mœurs

156 Issu de la loi 94-653 du 27 juil. 1994, l'une des « lois de bioéthique », postérieures à la loi Huriet. 157 « La recherche biomédicale ne donne lieu à aucune contrepartie financière directe ou indirecte pour

les personnes qui s'y prêtent, hormis le remboursement des frais exposés et sous réserve des dispositions de l'article 209-15 du présent code relatif aux recherches sans finalité thérapeutique directe. », CSP, art. L 209-8

158 CSP, art. L. 209-15.

159 Ibid. Cette disposition exclut notamment du champ de l'indemnisation les personnes déjà

hospitalisées.

160 Voir notamment A. Fagot-Largeault, « Autonomie, don et partage dans la problématique de

l'expérimentation humaine », Diogène XXX, 1991, p. 355-363 ; p. 360.

161 Sciences de la vie : de l'éthique au droit, op. cit., p 27-28. 162 Ibid., p. 27.

163 Ibid.

par l'État, dont l'argument essentiel est « la nécessité de protéger le sujet contre lui-même »165

(ici, contre « la tentation de porter atteinte à son intégrité contre de l'argent »166). « La gratuité

permet (…), notamment au sujet sain, d'exercer sa liberté au mieux de ses intérêts : l'appréciation qu'il fait de son intérêt personnel, de sa volonté d'agir par générosité et philanthropie n'est pas troublé par des considérations financières167 ». Fantine, se souvient-on,

vend ses cheveux et s'apprête à vendre ses dents pour payer l'entretien de Cosette aux Thénardier… La « loi de protection des personnes » apparaît nettement, sous ce rapport, comme une loi de protection des personnes contre elles-mêmes.

Le Conseil d'État, informé des réalités (« les volontaires sains perçoivent des rémunérations substantielles », « les sondages montrent, en outre, qu'il s'agit là souvent de la motivation majeure, sinon unique, des sujets d'essai »168), pose bravement la question de « la rare

hypocrisie169 » dont pourrait être crédité le raisonnement « en ce qui concerne le sujet sain ».

Le fait est que le régime indemnitaire de la rémunération des volontaires sains, sur lequel débouchent et le Conseil et la loi, donne le sentiment gênant qu'on habille de propre une vertu introuvable, que le droit fait des anges. « Si le sujet de l'essai poursuit un avantage matériel, il ôte à son geste sa valeur morale »170, dit le Conseil d'État qui poursuit : « Toutefois, si le

principe de gratuité exclut toute rémunération, il n'empêche pas une indemnisation tenant compte des diverses contraintes subies ». Au fond, dans la construction de la loi, la valeur morale qui subsiste dans l'acte du volontaire à titre onéreux, c'est le droit qui la préserve à travers la qualification juridique de l'argent reçu à l'occasion de l'essai… Le statut indemnitaire de la rémunération des volontaires sains et le plafond annuel que prévoit la loi171

composent ainsi pudiquement avec les exigences du réel.

Pour autant, le questionnement du principe de gratuité ne gagne pas, pensons-nous, à être posé en termes d'hypocrisie comme cela a pu être fait172, — et serait-ce avec l'exemple du

Conseil d'État. C'est passer bien vite sur la question essentielle qui est le caractère « passivant » (on pourrait dire autrement : « déresponsabilisant », « infantilisant ») de la loi vis-à-vis des personnes-sujets « défendues contre elles-mêmes » parce que réputées incapables en cette matière d'apprécier par elles-mêmes leur intérêt personnel. [Et sur le vrai problème qui en découle qui est celui de l'accès au(x) droit(s) que révèle l'absence de contentieux généré par la loi en dix ans d'application effective.]

o o o 165 Ibid. 166 Ibid. 167 Ibid. 168 Ibid. 169 Ibid. 170 Ibid.

171 « Le montant total des indemnités q'une personne peut percevoir au cours d'une même année est

limité à un maximum fixé par le ministre de la santé » (CSP, art. 209-15). Ce montant est actuellement fixé à 25 000 F.

La situation des volontaires participant à des essais à titre onéreux ne pose guère de problèmes de documentation ni d'interprétation : les témoignages, en parfaite concordance, qu'on recueille auprès des investigateurs et des personnes-sujets, convergent pour montrer — comme l'enregistrait déjà le Conseil d'État en 1988 — que la rémunération est à la fois la motivation unique ou essentielle du volontaire, et l'argument unique ou essentiel de l'expérimentateur. Et c'est, paradoxalement, l'une des situations où l'autonomie et la liberté des personnes-sujets paraissent s'exprimer le mieux.

Les récits de Luc et Marie illustrent bien la situation. 4.C.1. CIRCONSTANCES, RAISONS, MOTIVATIONS

4.C.1.1. Rencontre avec le protocole : le bouche à oreille qui assure le succès d'un « bon plan »

C'est le bouche à oreille qui a permis à Luc et Marie, étudiants en biologie, d'entrer en contact avec le centre d'investigation. Marie a également participé à un protocole dans un autre contexte (sur lequel on n'a pas de précisions), à la demande d'un de ses enseignants qui cherchait des volontaires pour la recherche d'un de ses collègues.

J’ai entendu parler de cet institut par un copain à la fac. [Luc, 25 ans, volontaire sain à titre onéreux]

Plusieurs de mes amis avaient participé à ce genre d'expérience, j'avais besoin de sous, et donc je leur ai demandé les coordonnées. [Par ailleurs,] pour l'autre protocole, c'est l'un de mes profs dont l'un des amis était le chercheur, qui m'a demandé. [Marie, 23 ans, volontaire saine à titre onéreux]

D'autres indications173 montrent que les coordonnées des centres d'investigation circulent

dans le milieu étudiant — en médecine, mais pas seulement — comme un « bon plan ». Les centres d'investigation recrutent aussi, comme on peut le constater, par voie d'affichettes dans les facultés et par voie d'annonces de presse (les petites annonces de Libération sont le média privilégié).

4.C.1.2. Motivations : la rémunération est la préoccupation essentielle

La rémunération est la préoccupation essentielle : les entretiens permettent de penser que l'indication d'un intérêt pour la science ou le progrès médical est de convenance ou renvoie à une préoccupation marginale (i.e. pas assez forte en soi pour motiver une participation)174.

La structure motivationnelle qui ressort de l'analyse des réponses aux questions de la rubrique E du guide d'entretien (présentation d'une liste de « raisons de participer ») est caractéristique. Il n'y a, dans ce contexte, aucune espèce d'ambiguïté sur la nature de la situation ; la « médicalité » du contexte, en particulier, ne crée aucune confusion avec le soin.

173 Témoignages non documentés d'étudiants ; indications recueillies auprès de centres d'investigation. 174 Marie distingue l'essai « pour mettre en vente un produit » (cas dans lequel ses motivations sont «

financières uniquement ») et l'essai « dans un but de recherche ». Elle précise, à propos de ce dernier : : « C'était pour rendre service à mon prof, et parce que je trouvais ça marrant (…). Il [le professeur] nous a dit que l'un de ses amis de Tchécoslovaquie venait en France et aurait aimé avoir des étudiants pour leur faire des électroencéphalogrammes ; si ça nous intéressait, il fallait lui en parler, on serait payé, donc ça pouvait être intéressant pour nous aussi, et c'était exactement la même chose que ce qu'on avait fait en TP. Donc on savait ce que c'était. On avait certaines choses à faire pendant qu'on nous enregistrait. […] On nous a dit que c'était dans un but de recherche. C'était un prof de physiologie et un électroencéphalogramme, donc on ne s'est pas posé de questions. »

A B C D 1. Pour bénéficier d'un meilleur traitement médical

2. Pour bénéficier de soins plus attentifs

3. Parce que c'est le seul moyen de bénéficier du traitement 4. Parce qu'il n'y a pas vraiment le choix

5. Parce que le médecin pense que c'est une bonne idée

6. Parce que je connais d'autres personnes qui l'ont déjà fait 60 % 2

7. Parce que c'est une façon d'aider les autres 60 % 1

8. Pour faire avancer la médecine, la recherche 40 % 1

9. Parce que c'est intéressant 20 % 1

10. Pour la rémunération 100 % 2

Tableau 11. — « Raisons de participer » des volontaires sains à titre onéreux, au sens de la liste de la rubrique E.1.2. du guide d'entretien.

La colonne B illustre graphiquement l'intensité moyenne attribuée à chaque item175 (colonne

C) ; la colonne D indique le nombre de citations (2 répondants au total).

4.C.1.2.a. Une gestion du choix des protocoles qui s'organisent comme celle du choix d'une mission d'intérim

Luc et Marie sont en position de choisir les protocoles auxquels ils participent. Ils apprécient l'opportunité de participer en fonction de critères analogues à ceux que mobilise un étudiant en situation de recherche ou de choix d'un job d'appoint ou d'une mission d'intérim (le rapport salaire/contraintes, essentiellement).

Ce qui m’intéresse surtout c’est les dates. Savoir combien de temps ça dure et combien c’est payé. Généralement c’est des médicaments qui sont déjà en vente dans d’autres pays. Donc j’étais plus rassuré. [Luc, 25 ans, volontaire sain à titre onéreux]

Les questions que je posais étaient surtout au niveau organisation : le temps que ça allait me prendre, le moment où il fallait que je vienne. […] Je me suis un peu demandée, pour le truc gynécologique [un essai de lingettes]… c'est un peu gênant, mais je me suis dit que les 1200 F valaient le coup. [Marie, 23 ans, volontaire saine à titre onéreux]