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Introduction générale et méthodologie

1.C CADRE THÉORIQUE

« La théorie décide de ce qui est observable »32. On décrit ici les principales distinctions

conceptuelles mobilisées pour « questionner le terrain » et comprendre les données recueillies. Elle se sont affinées au fur et à mesure que nous progressions et sont, par certains aspects, autant des résultats de recherche que des postulats de départ. (On détaille plus loin, dans la partie consacrée à la méthodologie, les options théoriques intéressant la conduite des enquêtes et la constitution des situations à interroger.)

1.C.1. SOIN versus RECHERCHE

La loi de 1988 fonde son champ d’application sur la distinction entre acte de soin et acte de

recherche. La recherche biomédicale y est reconnue comme une activité fondamentalement

distincte de l’activité de soin, quand bien même le fait pour une personne de participer à une recherche lui procurerait un bénéfice thérapeutique direct. En « autorisant » (L.209-1) les recherches biomédicales sur l'être humain, la loi les institue — par le fait même — comme une situation spécifique, et, en l'espèce, comme spécifique par rapport au soin médical. La loi définit secondairement des conditions de licéité particulières qui achèvent de distinguer la recherche biomédicale sur l'être humain du soin médical (qui a, par ailleurs, son propre régime de licitation et de régulation).

Ce caractère spécifique de la recherche biomédicale sur l'être humain peut être envisagé comme une « fonction de transformation » de la relation médecin/malade en relation

30 On détaille ce point infra (1.C.1. « Cadre théorique »).

31 La difficulté avec les enquêtes quantitatives sur le sujet, c'est, précisément, la partie qualitative, la

problématisation initiale et la compréhension de ce qui constitue la phénoménologie propre des événements que l'on s'apprête à dénombrer. La question du comment compter est souvent relativement simple ; celle du quoi dénombrer et pour quoi, nettement plus difficile, est, dans nombre de travaux, éludée ou naïvement envisagée ; il en sort plus de fausses certitudes que de vraies données. On doute, en particulier, qu'il soit pertinent de réduire, comme on le voit faire dans quelques travaux à prétention « scientifique » sur l'information et le consentement, la sociologie des comportements à une épidémiologie statistique. Le débat n'est pas neuf ; il est probablement sans fin.

investigateur/sujet, qui consiste en l'irruption d'un intérêt à l'acte qui n'est plus exclusivement

l'intérêt du patient : l'intérêt de la science (et avec lui : celui des scientifiques ; celui des

malades qui, plus tard, profiteront des découvertes ; celui des acteurs économiques concernés : les industries, mais aussi l'assurance maladie) vient accompagner l'intérêt médical propre et immédiat de la personne qui se prête à un acte de recherche, ou s'y substituer complètement (dans le cas des volontaires sains). Un acte qui reste médical par son auteur33 mais qui ne l'est

plus ou plus exclusivement par sa visée. Un acte qui n'est pas contraire, en principe, à l'intérêt médical de la personne, mais qui comprend une prise de risque qui se proportionne à un bénéfice qui est escompté autant (ou seulement) pour la science que pour le volontaire.

L'acte de recherche est à la fois un acte médical par son auteur34, et un acte d'une autre

nature par sa visée, quand bien même la visée particulière d'un essai précis rejoindrait dans ses effets (ce qui est un cas fréquent) la visée médicale proprement dite, c'est-à-dire apporterait le soin que vient demander un patient précis pour lui-même.

Nous tenons ce point pour essentiel. Dans les circonstances actuelles, la « médicalité » des actes de recherche biomédicale est au cœur des ambiguïtés sur la « définition de la situation »35 dans laquelle se trouve projetée la personne qui s'y prête (mais aussi des

ambiguïtés de la loi elle-même dans sa conception du partage entre recherche avec et sans bénéfice).

Cette ambiguïté est le motif premier du processus d'information des personnes se prêtant à la recherche. Elle justifie qu'on érige en question centrale non pas tant la « qualité (bonne ou mauvaise) » de l'information, que son propos essentiel qui est de désigner la situation de recherche dans son identité, — c'est-à-dire dans sa différence par rapport au soin médical. 1.C.2. JURIDIQUE versus ÉTHIQUE

La communauté scientifique a explicité progressivement les règles et les principes à respecter pour réaliser des recherches biomédicales sur des sujets humains36. Les institutions

internationales et les nations ont eu à traduire ces principes en droit positif (en France : loi de 1988 ; lois dites « de bioéthique » de 1994, notamment).

Cette traduction accomplie des principes éthiques en règles de droit, on est conduit souvent, dans la pratique, à considérer les dispositions juridiques (législatives, réglementaires, jurisprudentielles) comme référent suffisant — voire comme référent exclusif — pour réputer l’acceptabilité d’un essai ou celle d'un dispositif d'IRC. Il est essentiel, en réalité, de considérer que la positivation des principes en règles juridiques ne saurait épuiser le questionnement « extra-juridique » des pratiques ; hors de quoi, ni les moeurs, ni le droit ne progresseraient plus.

33 « Les recherches biomédicales ne peuvent être effectuées que : — sous la direction et la surveillance

d'un médecin justrifiant d'une expérience appropriée » (CSP, art. L. 209-3) : la loi affirme nettement le monopole médical sur les actes de recherche pratiqués sur l'être humain.

34 On trouve dans le Dictionnaire permanent de bioéthique…, à l'article « Acte médical », une étude

précise, sur laquelle nous nous appuyons, de la distinction (juridique, notamment) entre « acte médical par son auteur » et « acte médical par nature ».

35 Pour reprendre les termes de E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, t. 1, La présentation

de soi, Paris, Minuit, 1973, p. 18-19

36 Un point de départ de ce mouvement est souvent fixé à la Déclaration de Nuremberg (1947). Anne

Fagot-Largeault (L'homme bio-éthique. Pour une déontologie du vivant, Paris, Maloine, 1985, p. 151) montre que l'établissement de ces principes est avéré en Allemagne par des directives officielles précises (Richtlinien) dès 1931 (« Directives concernant les thérapeutiques nouvelles et l'expérimentation sur l'homme », circulaire du ministère de l'intérieur, 28 févr. 1931) qui, édictées sous la République de Weimar, sont restées en vigueur jusqu'à la fin du IIIe Reich.

Sans nous engager dans une construction trop générale, nous formulons, pour les besoins de notre recherche, la distinction fondamentale entre les modèles juridique et éthique de la manière suivante :

– le modèle juridique est celui de la référence au droit positif, par laquelle rien ne saurait être autorisé qui contreviendrait au principe de respect de la personne tel qu'il est défini par les textes ;

– le modèle éthique est celui qui prend sa source dans l’exigence que tout ce qu’il est possible de faire soit effectivement fait pour manifester ce respect.

1.C.3. QUALITÉ DES DISPOSITIFS versus QUALITÉ DES CONSENTEMENTS

Il ne s'agit à aucun moment, dans notre recherche, d'inférer un jugement quelconque sur la qualité des consentements donnés. La question de la qualité du consentement est aporétique. Elle conduit à un paradoxe définitif qui est qu'on aurait à décider si la personne qui a manifesté un consentement doit être prise au sérieux ou non ; par quoi, sous prétexte de garantir l'autonomie des personnes, on irait nier l'exigence et le principe même de cette autonomie en posant pour condition de réalisation l'existence d'une norme externe. « Une autonomie dans l'hétéronomie », en quelque sorte, — et dans une hétéronomie qui ne se construit qu'au prix de classements indécents et incertains : les critères de qualité du

consentement sont coextensifs des jugements sur la qualité des personnes ; s'engager dans la

voie de l'appréciation de la valeur ou de « l'authenticité » d'un consentement, c'est déjà mettre en doute la personne qui consent. Dans l'exercice de ce soupçon, se rejoignent une certaine bien-pensance médicale (« on peut faire signer n'importe quoi au patient ; c'est la moralité de mes intentions qui a de la valeur, pas le consentement du patient ») et ce que l'on pourrait appeler le « robespierrisme éthicien » (« il n'y a que les personnes totalement informées dont le consentement puisse avoir une valeur quelconque »).

C'est aux conditions pratiques qu'on s'intéresse, à la qualité des dispositifs d'IRC comme porteurs de possibilités que le sujet sollicité exerce son autonomie et sa rationalité. Et cela quelle que soit la façon dont le sujet s'empare effectivement de ces possibilités, quelles que soient ses raisons à lui de consentir.

On s'appuie ici sur le sens commun pour estimer qu'un dispositif d'IRC construit en plusieurs temps, incluant un délai et une rupture de lieu entre la sollicitation et la signature du consentement, offre de meilleures garanties qu'une consultation unique au cours de laquelle, tout à trac, le patient se voit sollicité et pressé de signer sur le champ.

C'est le raisonnement que tient le législateur dans les textes sur la protection du

consommateur lorsqu'il oblige à la remise d'une offre préalable et institue un délai de

rétractation de sept jours après l'acceptation de cette offre37 : la loi et la réglementation

disposent des conditions pratiques ; elles ne se font juge ni des raisons du consommateur ni de sa capacité à s'engager. Dans le même esprit, si la loi reconnaît et sanctionne « l'abus de faiblesse »38, c'est au vu des circonstances pratiques et de l'intention, analysées après-coup et

37 Loi n° 78-22 du 10 janvier 1978, dite « loi Scrivener » (du nom de Christiane Scrivener secrétaire

d'État chargée de la Consommation de 1976 à 1978), codifiée. « Lorsque l'offre préalable ne comporte aucune clause selon laquelle le prêteur se réserve le droit d'agréer la personne de l'emprunteur, le contrat devient parfait dès l'acceptation de l'offre préalable par l'emprunteur. Toutefois, l'emprunteur peut, dans un délai de sept jours à compter de son acceptation de l'offre, revenir sur son engagement. Pour permettre l'exercice de cette faculté de rétractation, un formulaire détachable est joint à l'offre préalable. L'exercice par l'emprunteur de sa faculté de rétractation ne peut donner lieu à enregistrement sur un fichier. » (Code de la consommation, art. L.311-15.)

38 « Quiconque aura abusé de la faiblesse ou de l'ignorance d'une personne pour lui faire souscrire, par le

moyen de visites à domicile, des engagements au comptant ou à crédit sous quelque forme que ce soit sera puni d'un emprisonnement de un à cinq ans et d'une amende de 3 600 F à 60 000 F ou de l'une de

au cas par cas, qu'elle dispose que l'infraction se constitue ; et non pas sur la base qu'il existerait des personnes majeures non empêchées juridiquement39 dont l'état (de faiblesse ou

d'ignorance) limiterait la capacité à s'engager et interdirait a priori qu'on les sollicite.

Le rapprochement que nous opérons avec ces conditions fixées par le droit de la consommation ne doit pas induire en erreur : la loi de 1988 ne protège pas « l'équilibre d'un contrat » entre les parties prenantes à l'acte de recherche biomédicale. La loi Huriet s'inscrit dans cette « doctrine française »40 qui défend l'idée que la personne ne saurait détenir un droit

quelconque sur son corps, au sens des droits de « jouir et disposer » que le Code civil reconnaît au propriétaire d'une chose41. Le fondement de cette doctrine est que le corps

formant le substrat de la personne, il ne peut en être dissocié. On ne peut, en droit, acheter, vendre, louer des personnes ou faire aucun acte ou contrat de disposition de cette nature : la personne est « hors commerce » ; son corps l'est aussi, il ne lui « appartient » pas comme on possède une chose42. La loi pénale réprime les atteintes à l'intégrité corporelle de la personne,

la personne fût-elle consentante, sauf dans les cas soigneusement précisés et encadrés dans lesquelles la loi les autorise explicitement : les actes chirurgicaux ne sont pas licites parce que la personne y consent, mais parce que la loi les autorise dans des conditions précises (pouvant inclure, comme c'est le cas, l'assentiment du patient). De la même façon, la participation des sujets humains à une recherche biomédicale ne tire pas son caractère licite de la volonté des personnes qui y consentent, mais de l'autorisation de la loi qui régit l'ordre public — et en l'espèce la santé publique43. C'est la raison pour laquelle il n'est pas donné aux personnes

sollicitées et aux structures d'investigation le droit de contractualiser leurs relations : c'est la loi qui les régit entièrement et exclusivement44.

Ce sont les principes de cette « doctrine française » qui sont réaffirmés par la loi dite « de bioéthique »45 en 1994 :

– « Le corps humain est inviolable »46 ; « Il ne peut être porté atteinte à l'intégrité du corps

humain qu'en cas de nécessité thérapeutique »47 (la « nécessité thérapeutique » — fût-elle

indirecte — est ainsi réaffirmée comme « cause finale » de la « recherche biomédicale » autorisée par la loi de 1988) ;

ces deux peines seulement, lorsque les circonstances montrent que cette personne n'était pas en mesure d'apprécier la portée des engagements qu'elle prenait ou de déceler les ruses ou artifices déployés pour la convaincre à y souscrire, ou font apparaître qu'elle a été soumise à une contrainte. » (Ibid., art. L.122-8).

39 C'est-à-dire ayant été placées, par décision d'un juge prise au vu des circonstances, sous tutelle ou

curatelle.

40 Voir l'étude du Conseil d'État, Sciences de la vie : de l'éthique au droit, op. cit., p. 14.

41 Code civil, art. 544 : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus

absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par la loi ou par les règlements. »

42 « Il n'y a que les choses qui sont dans le commerce qui puissent être l'objet des conventions. » (Code

civil, art. 1128).

43 Voir D. Thouvenin, notamment : « Consentement et assujettissement », p. 471-478 in F. Gros, G.

Huber (dir.), Vers un anti-destin ? Patrimoine génétique et droits de l'humanité [actes du colloque éponyme, Paris, 25-28 oct. 1989], Paris, Odile Jacob, 1992 ; p. 475.

44 Code civil, art. 6 : « On ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent

l'ordre public et les bonnes mœurs. »

45 Loi 94-653 du 21 juil. 1994, codifiée, formant, notamment, du titre Ier du livre Ier (« Des personnes »)

du Code civil, le chapitre II (« Du respect du corps humain » : art. 16-1 à 16-9).

46 Code civil, art. 16-1. 47 Ibid., art. 16-3.

– « Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l'objet d'un droit patrimonial »48 ; « Les conventions ayant pour effet de conférer une valeur patrimoniale au

corps humain, à ses éléments ou à ses produits sont nulles »49 ;

– « Les dispositions du présent chapitre sont d'ordre public »50.

1.D. MÉTHODOLOGIE

« La théorie de la connaissance est, en matière de science sociale, inséparable de la connaissance elle-même », rappelle Aron51. Sans développer, il a paru nécessaire de situer la

filiation des méthodes que nous avons utilisées pour produire et analyser les données que nous présentons. On expose ensuite de manière plus détaillée la construction, en tant qu'objet d'enquête, des « situations de recherche » dont on a étudié les dispositifs d'IRC. On donne enfin les informations générales utiles sur la méthode de production et d'analyse des données, que nous avons adoptée.